mardi 23 juin 2009

ps 23 juin 09


Le PS a connu des phases difficiles. Après le vote des pleins pouvoirs à Pétain, après la Guerre d’Algérie, après mai 1968, chaque fois la pente fut rude à remonter. Elle le fut pourtant. Les circonstances, un homme? La rencontre des circonstances et d’un leader? Allons-nous à nouveau rebondir? Aucune fatalité. Chacun doit contribuer à un à un nouveau départ.
Il y faut de l’entêtement. On n’encourage guère les militants à discuter des questions de fond. Où parle-t-on politique? Dans des groupes informels, dans des réunions restreintes. Ce n’est pas un hasard. L’équilibre interne issu du congrès de Reims est fondé sur l’esquive. Si les questions brûlantes réapparaissent tout l’échafaudage s’écroule. Traité de Lisbonne, avenir de l’Europe, alliances politiques, tout ce qui risque de faire chuter le château de cartes qui dirige aujourd’hui le PS ne sera pas abordé. À la place, des querelles internes, des affrontements de personnes. Des paroles vides (reconstruction refondation), des projets de primaires.
Tout le monde veut rassembler. Mais il faut d’abord choisir une orientation et rassembler autour de cette orientation. Rassembler avant de choisir, c’est interdire le choix. La période du choix est une période de division, pas de rassemblement. Le choix clive, renvoie les uns et les autres à des solutions différentes.
Gérard Colomb est l’un des rares qui est sorti du bois pour dire une chose simple, centrale, avec clarté: si le PS s’embourbe dans une alliance avec les néo-communistes, ça se fera sans lui. Depuis, le ciel lui est tombé sur la tête et il a fallu une page entière dans Libération et une autre page dans le Monde pour le dézinguer comme dictateur à Lyon. Quand il ne disait rien d’important, ce n’était pas un tyran, c’était le le maire socialiste qui avait arraché la ville de Lyon à la droite.
Il faut choisir d’abord, repérer les questions qui divisent et ensuite choisir. La politique extérieure est un bon marqueur. L’Iran est un exemple. La Russie, la Chine et le Venezuela de Chavez soutiennent Mahmoud Ahmadinejad en un rassemblement qui fleure bon l’anti-impérialisme. Dans la mouvance néo-communiste en France, on commence à dire que l’électorat de Ahmadinejad est plus populaire que les manifestants qui sont plutôt classes moyennes urbaines. Déjà, le NPA déclare que Moussavi est « le plus bienveillant à l’égard des intérêts occidentaux ». Encore quelques jours et on reprendra les thèses sur le complot de l’impérialisme contre l’Iran. On a connu cela. Il faut choisir. Le PS doit affirmer clairement qu’il n’est pas de camp-là. Signer une pétition avec Marie-George Buffet et Olivier Besancenot ne contribue pas à la clarté.
Le Proche-Orient est un autre marqueur. Dans Le Monde un appel à soutenir ensemble la politique de M. Obama au Proche-Orient est signé par Lionel Jospin, Romano Prodi, Simone Weil, Alain Juppé, Michel Rocard, Jean-François Poncet, Hubert Védrine… Le PS doit soutenir cette initiative. Il doit soutenir l’alliance Parti Populaire et PS au Pays basque contre le terrorisme et la défense de la démocratie. Il doit affirmer clairement qu’il appartient à ce camp-là.
Maurice Goldring

mercredi 17 juin 2009

La burka
C’est reparti comme en 14. Ce n’est pas le voile, c’est la burka. Si ce n’est toi, c’est donc ta sœur. Un groupe de députés (de droite et de gauche) lance une enquête sur la burka, ce voile noir qui couvre tout le corps des femmes. Intégralement.
Là où j’habite, je vois désormais depuis quelques années des femmes en burka, noires fantômes. Je réagis par des sentiments: je trouve cet enfermement insupportable. Je vois aussi dans d’autres quartiers des femmes entièrement recouvertes d’une robe en bure grise, d’une cornette blanche, qui avancent par deux et je trouve leur enfermement insupportable. Pas d’enquête parlementaire sur les couvents. Je trouve aussi insupportables aux Buttes Chaumont ces petites filles qui portent des robes de laine jusqu’aux chevilles, des bas de laine épais sur les jambes, et leur maman qui portent une perruque, par 35 degrés à l’ombre. Pas d’enquêtes parlementaires sur cet enfermement. D’autres, dont je ne suis pas, réagissent fortement à la burka de peau qui recouvre intégralement le corps des femmes et des hommes et ne laisse passer que les yeux, qu’on trouve dans des magazines de photos ou qu’on rencontre aussi parfois sur certaines plages. Pas d’enquêtes parlementaires sur la burka de peau. Je vois aussi des cardinaux porter de lourdes robes, des décorations, des coiffures écrasantes, sous le soleil de Rome, je trouve cet enfermement insupportable, mais pas d’enquête parlementaire sur les robes des évêques qui indiquent avec clarté que les femmes n‘ont pas accès à cette fonction. Dans certains lieux, il faut un costume trois pièces des souliers cirés et une cravate. À l’Assemblée nationale, pendant longtemps cet uniforme était une burka sociale qui enferme les hommes qui la portent et éliminait de l’enceinte parlementaire ceux, surtout celles, qui ne portaient pas l’uniforme. Pas d’enquête parlementaire sur les burka des législateurs.
La loi, les règles et les usages ne suffisent-ils pas? Par exemple, un enseignant ne peut pas pénétrer dans sa classe en burka de peau. Pas besoin d’enquête pour ça. Pour une carte d’identité, il faut enlever la burka de toile. Pour aller en piscine, il faut enlever la perruque et la burka de toile. Dans certaine piscines, on peut aller en burka de peau. Dans d’autres, non.
Si des braqueurs ou des cambrioleurs se mettent à utiliser la burka pour se dissimuler, il faudra bien sûr interdire la burka dans les banques et les bijouteries.
Maurice Goldring

dimanche 14 juin 2009

Encore un enterrement. Le crematorium du Père Lachaise est en haut d'une côte et je grimpe en soufflant jusqu'à la Place Gambetta. Grâce à mes amis qui meurent, je me maintien ainsi en forme. Hélas, je ne peux pas leur dire merci.

mardi 9 juin 2009

Le Lendemain
La démocratie est un merveilleux système. Imaginez un parti socialiste sans élections. Soumis à la seule influence des militants, des élus, des dirigeants, il resterait impassible dans la tourmente.
Heureusement, il y a les votes. Parce que des opinions éclairées, des prédictions vérifiées, des analyses confirmées, aucune n’a manqué. Rien n’y a fait. À ma petite échelle, j’ai demandé des explications sur la campagne des élections européennes: campagne pour une Europe sociale, ou campagne contre Sarkozy? On m’a répondu que ce n’était pas dans la section que ça se décidait. Ça s’est donc décidé ailleurs et les écologistes nous sont passés devant, en parlant de l’Europe. Dans la Goutte d’Or, vous vous rendez compte! Si un militant avait osé le dire avant les élections, on l’aurait rudement grondé. Heureusement, il y a les élections. Elles sont plus fortes que tout.
Que nous disent les élections? Que la confusion et les ambiguïtés sont porteuses de mauvais résultats. Qu’on ne peut pas mener campagne pour l’Europe en donnant raison à ceux qui veulent la construire et ceux qui veulent la détruire. Qu’on ne bâtit pas une politique en appuyant sans critique, sans recul, tous les mouvements sociaux. Qu’on ne construit pas une alliance de gouvernement avec des gens qui ne veulent pas gouverner. Que la perspective de gouverner en France pour la gauche réside dans l’alliance ou la convergence de ces deux fois 16%: socialistes et écologistes, deux mouvements bien ancrés à gauche deux mouvements responsables et prêts à assumer leurs responsabilité au plus haut niveau. Cette alliance, cette convergence, permettra de rassembler bien au-delà des 32%, parce que c’est le socle solide d’une France politique, réformatrice, sociale, qui envisage l’avenir en termes de dialogues, de compromis, avec une grande ambition pour le travail et pour l’intelligence. Cette alliance ou convergence permettra de clarifier les relations avec les néo-communistes. Certains seront rejoindront le mouvement pour gouverner et pour changer les choses. Ceux qui additionnent les manifestations et les jours de grève pour les placer sur un livret A récolteront à chaque élection leurs trois ou quatre pour cent d’intérêt. Cette alliance ou cette convergence permettra enfin et surtout d’attirer les électeurs du centre qui n’aiment pas les convulsions et les affrontements.
Ces idées ne sont pas nouvelles. Beaucoup de socialistes les ont exprimées à voix haute. On ne les a pas entendus. Le PS entendra peut-être davantage le glissement des enveloppes dans l’urne.
Maurice Goldring, (membre du PS Chapelle Goutte d’Or)

jeudi 4 juin 2009

carte d'idendité nationale

Vous me connaissez, je ne suis ni révolutionnaire, ni terroriste. Je suis un citoyen paisible français, social-démocrate. Enfin, je croyais. Parce dans ce que je viens d’écrire, tout est vrai, sauf français. Je suis un citoyen paisible, social-démocrate, mais pas français.
Voici les faits, bruts. Jamais les faits n’ont été aussi bruts. Ma carte d’identité était valable dix ans. La date de péremption est le 6 juin 2009. Je me présente à l’antenne de la préfecture de police pour demander le renouvellement d’une carte d’identité qui prouvait jusqu’aujourd’hui ma qualité de citoyen français. J’ai apporté une preuve de domiciliation, une facture d’EDF à mon adresse. Mon ancienne carte d’identité. Des photos d’identité où il faut regarder de face sans rire, sans sourire et sans lunettes. Je croyais encore à ce moment-là, dans la cabine photographique, que j’étais citoyen français alors qu’il ne me restait plus que quelques minutes de nationalité.
Je remplis le formulaire. Je suis né à Lille. Mes parents, Icek et Chawa sont nés en Pologne, naturalisés français après la Seconde Guerre mondiale. J’ai le numéro 127. On m’appelle. Je suis reçu par une dame aimable comme un centre de rétention. Elle regarde mon dossier. Elle me dit qu’il manque un certificat de nationalité française. Je lui dis que j’étais français, la carte d’identité le prouvait. Non, elle ne prouve rien. Je suis né en France. Ça ne prouve rien. Mon père a été engagé volontaire en 1939, il a passé les cinq années de guerre comme prisonnier de guerre et au retour il a été naturalisé. Ça ne prouve rien. C’est vous qui le dites. Il faut que je le prouve. Je dis que je suis universitaire et pour passer les concours il faut être français. Ça ne prouve rien. Le ton monte, forcément. Je dis qu’en droit français, c’est à l’accusation de prouver que le prévenu est coupable et non à l’accusé de prouver que qu’il est innocent. Or, dans ce cas précis, je dis à l’employée, c’est à vous de prouver que je ne suis pas français, donc coupable d’escroquerie puisque j’ai vécu longtemps en me faisant passer pour un citoyen français avec les avantages afférents, ce n’est pas à moi de prouver que je suis français, donc innocent de cette fraude. Elle me dit s’il vous plaît arrêtez de crier, je lui dis que mon père s’est battu pour la patrie, que je suis né en France et quand les policiers de Vichy et les Allemands m’ont arrêté en 1942, j’étais déjà citoyen français et c’est pour ça qu’ils m’ont relâché, ils ne m’ont pas demandé un certificat de nationalité française. Elle va voir son chef de service qui me demande de me calmer et je dis si on traite un prof de fac de cette manière je n’ose pas imaginer comment vous traiter un demandeur d’asile arrivé de Tchétchénie. Montrez moi l’article de loi qui vous permet d’exiger ce certificat. Je hurle, je téléphone, je prends la salle à témoin. J‘imagine la suite. Des policiers arrivent, ils me disent calmez vous, je dis je ne me calmerai pas, montrez nous vos papiers, disent-ils, je leur tends ma carte d’identité, elle est périmée, vous n’êtes pas en règle me disent-ils, ils m’emmènent dans un centre de rétention et je suis dans un avion qui vole vers Varsovie que je n’aurais jamais du quitter, me disent-ils, vous n’êtes pas citoyen français, avez-vous un visa, un permis de séjour? Je n’air rien qu’une carte d’identité périmée. Et bien vous rentrez chez vous, en Pologne, vous demanderez un permis de séjour à l’ambassade de France à Varsovie. Je ne parle pas un mot de polonais. Ce n’est pas une preuve me disent-ils. Si tous ceux qui ne parlaient pas polonais étaient automatiquement citoyens français, ça se saurait.
Je vais désormais militer pour que la France adhère à la l’Union européenne parce que ça donne aux citoyens un certain nombre de droits.
Maurice Goldring Paris 4 juin 2009.

mercredi 3 juin 2009

Capbreton-Biarritz

Un centre de soins et d’accueil de Franche-Comté organise pour ses patients, surtout des handicapés sportifs, ou des sportifs handicapés, un « défi » qui consiste à parcourir quelques centaines de kilomètres sur des pistes cyclables. Les handicapés sportifs, ou les sportifs handicapés, ont des machines adaptées. Par exemple, l’un des participants qui a une jambe coupée, pose son moignon sur un vase en plastique et pédale avec une seule jambe, un système de ressort remontant la pédale, et pour démarrer il lui faut un point d’appui, soit une personne solide, soit un arbre, ou une barrière. Mais solide. Un jour, il s’est appuyé sur une barrière de chantier qui s’est écroulée sous son poids et il s’est retrouvé dans un trou plein de boue. Un autre porte une prothèse pour remplacer une jambe coupée, mais au bout de quelques jours, la randonnée avait fait fondre les graisses et la prothèse ne tenait plus. Il a fallu l’adapter. Les autres, la majorité, n’ont plus l’usage de leurs membres inférieurs et ils roulent allongés sur des vélos dont le dérailleur, les freins, le guidon, sont tous regroupés sur la roue avant, tandis qu’à l’arrière, deux roues suivent sans être motrices. Certains modèles sont très sophistiqués, de véritables machines de course. Le handicap a frappé les participants généralement lors d’un accident routier. Quand les motocyclistes chutent, leur machine broit les membres inférieurs. Ce sont des suppositions, car on ne parle pas des circonstances de l’accident avec eux, comme on ne parle pas des raisons de l’emprisonnement quand on donne des cours à des prisonniers.
L’arrivée de ce défi étant à Biarritz, les organisateurs ont envoyé une lettre à la mairie, le maire a transmis cette lettre à la déléguée chargée du handicap et cette déléguée, qui se nomme Hélène, a réfléchi et trouvé des modes d’accueil de cette troupe d’une quinzaine de personnes, participants et accompagnants. Oui, Hélène, que vous connaissez déjà, que je connais aussi et c’est la raison de ce récit parce que sinon, pourquoi voulez-vous que je vous raconte un voyage de sportifs handicapés, ou de handicapés sportifs, j’ai ai déjà ras la musette avec les terroristes irlandais et basques et avec les drogués de la Goutte d'Or.
Hélène a réfléchi et voici ce qu’elle a proposé. D’abord, comme elle-même est randonneuse, elle a proposé de faire la dernière étape Capbreton-Biarritz à vélo avec le groupe, et elle m’a demandé si ça me plairait de l’accompagner, ça supposait de partir la veille, faire Biarritz Capbreton, dormir à Capbreton face à la mer, dans un hôtel trois étoiles et revenir à Biarritz avec le groupe le lendemain. J’ai acquiescé parce que je suis moi-même randonneur et je connais les pistes le long du Boudigo qui sont confortables et roulantes, à la différence du Canal du Midi. Donc, j’ai dit d’accord.
Hélène a ensuite proposé à une association cycliste, dite association Bibi, d’accompagner le groupe des handicapés sportifs ou revers, plus les accompagnants : personnel d’encadrement, médecins et infirmiers, plus la déléguée au handicap de la ville de Biarritz plus son compagnon randonneur. L’association Bibi a répondu à la demande avec enthousiasme, parce que souvent on parle de leur association comme une association de copains qui se font plaisir en pédalant et ils avaient l’occasion là de montrer qu’ils sont socialement utiles, et ils l’ont saisie. Eux étant des rouleurs expérimentés ont quitté Biarritz le vendredi matin et ont fait le chemin de retour le même jour, alors qu’Hélène et son compagnon, moi, sont partis la veille. C’est moi qui raconte.
Hélène a aussi proposé un accueil par un danseur traditionnel basque, malheureusement son musicien était pris par un mariage et il ne pouvait pas danser sans musique. Elle a demandé et obtenu un buffet sur l’esplanade du phare, des boissons fraîches, des amuse-gueules.
La journée du jeudi a été bonne. Le temps s’y prêtait, la piste déroulait son ruban sous des pneus bien gonflés, les ponts en bon état, le banc nous tendait ses planches pour le pique nique salade de jambon et eau plate. Nous avons trouvé l’hôtel sans difficulté, la chambre nous attendait. Si je devais chercher la petite bête dans la perfection de cette journée, je la trouverais dans l’accueil, une jeune femme qui nous a longuement présenté les codes d’accès aux différents services : le code pour ouvrir la porte de la chambre, le code pour entrer dans et sortir du, garage, le code pour allumer la télévision, le code pour accéder à nos codes, le code pour réserver le petit déjeuner le matin, mais franchement, le code n’a pas abimé le déjeuner face à la mer, les surfeurs surfant ni les bananes que les enfants écrasaient contre la vitre du restaurant. Je n’aurai pas mentionné l’histoire des codes, je le fais par honnêteté, pour ne rien masquer de la vérité, il n’y avait pas que du bonheur, cette dame de l’accueil m’a franchement gonflé, elle a failli gâcher ma journée et quand j’y pense à nouveau, le sang me monte à la tête.
Bien que cette promenade sans difficulté et sans incident eût toutes les apparences d’une sortie de loisirs, elle fut colorée par la mission qui était la nôtre, celle de rencontrer le lendemain le groupe des handicapés sportifs de Franche Comté. Malgré tous les aspects agréables, le temps, la piste, les bancs pour le repos, mentalement, nous n’étions pas dans la situation de randonneurs de fins de semaine, mais plutôt dans la peau de missionnaires ou d’humanitaires. Je ne me plains pas, au contraire. Parfois, les mêmes gestes et les mêmes comportements prennent plus d’importance quand la motivation est noble. C’est parfois plus beau quand c’est utile.
Le lendemain, nous avons raccourci le temps qui nous séparait de la rencontre avec les rouleurs de Bibi et les handicapés sportifs par différents moyens, petit déjeuner, promenade sur la digue, préparation des sacoches, etc. À onze heures, le groupe de Franche Comté est arrivé avec les monitrices, les médecins, les chauffeurs de camion et leurs drôles de machines. Quand ils arrivent, ils s’installent sur des fauteuils roulant et d’autres personnes rangent leur machine parce que si on laisse ces vélos allongés n’importe où, ils gênent le passage. Hélène s’est présentée et a devisé. Ils sont allés visiter un centre de réinsertion de handicapés sportifs, un centre privé, avec une piscine et des machines coûteuses. Nous avions deviné l’existence de ce centre grâce au grand nombre de béquilles appuyées sur les murs et les buissons autour des terrasses où ces jeunes gens et ces jeunes filles prenaient bruyamment l’apéro hier soir. En discutant avec les responsables du groupe, à l’heure du déjeuner collectif où tous étaient mêlés, nous avons appris la différence entre un centre de rééducation et un centre de réinsertion. Rééducation, à la suite d’un accident ou d’une maladie, mais plus souvent accident, l’hôpital reçoit des patients quelques semaines au plus et leur fournit des soins pour retrouver l’usage de leurs membres grâce à des machines chères, une piscine, des kinés. On voit plus de béquilles que de fauteuils roulants. Un centre de réinsertion est un véritable hôpital, où les accidentés sont accueillis dés la sortie de leur coma ou de leur anesthésie et pris en charge parfois pendant des mois ou une année jusqu’à ce qu’ils soient en état d’autonomie, si possible c’est. Là, il y a plus de fauteuils roulants que de béquille et l’aspect service public l’emporte sur l’aspect lucratif.
Puis nous partons, après le café, le code pour sortir du garage, le code pour payer, le code pour dire au revoir, le code pour la bagagerie et le code pour la facture. Le groupe s’est partagé en deux. Un groupe plus sportif que handicapé, un autre plus handicapé que sportif. Hélène et moi nous nous sommes retrouvés dans le groupe plus handicapé que sportif ce qui confirme ce qu’Hélène a appris dans un colloque où elle s’est rendue malgré ma formelle interdiction, parce qu’excusez-moi, les colloques, j’en ai une très longue expérience et je sais ce que c’est. Elle a expliqué que c’était nécessaire et la preuve, m’a-t-elle dit, elle a appris à ce colloque qu’il n’y a pas de handicap, mais que des situations de handicap. Si l’accident qui vous frappe vous plonge dans un univers où tout est organisé pour mener une vie normale, vous ne serez pas un handicapé. Mais si rien n’est fait pour vous aider à vous déplacer, à travailler, à bouger, vous serez à chaque instant en situation de handicap. Tenez, moi qui vous parle, je peux affirmer que l’accompagnement d’un vélo dans les gares et les trains de la SNCF transforme des gens qui ne sont pas handicapés en handicapés, parce que le vélo les met dans une situation de handicap. Grâce à la participation d’Hélène à ce colloque parisien malgré mon interdiction qu’elle n’a pas du tout prise au sérieux, nous avons appris cette chose importante. Et effectivement, pour rouler sur la piste entre Capbreton et Biarritz, il y avait deux groupes : les sportifs qui roulaient à plus de vingt à l’heure et nous deux, Hélène et moi, à douze de moyenne, en situation de handicap sans être handicapés. Nous sommes arrivés hachés menu à Biarritz, et en plus, Hélène devait prendre la parole pour souhaiter la bienvenue et pour dire aussi que la prochaine fois, elle fera le trajet avec des vrais handicapés, parce que des handicapés sportifs, elle ne pouvait pas suivre le rythme. On échangea des maillots et des casquettes comme à la fin d’une compétition, on but, on se serra les mains. Dans l’ombre des tamaris sur l’esplanade du phare de Biarritz, on se serait cru à une garden party s’il n’y avait pas eu autant de vélos couchés et de fauteuils roulants.
Le canal du Midi (18 mai-25 mai 2009)


Nous étions attirés par le Canal du Midi. Canal d’abord, parce que Canal implique un terrain peu vallonné, un agréable chemin de halage et des ombres propices aux terrasses des guinguettes. Nous avions cette expérience avec le canal de l’Ourcq, les canaux du Nord, les canaux du Pays flamand, le Danube. Nous étions attirés par le Canal du Midi, parce que nous avions vu des images de cyclistes heureux, pédalant sur une belle piste au soleil, tout sourire, genre cadres supérieurs en bonne santé, avec deux petits enfants qui pédalaient derrière et un enfant plus jeune dans une poussette attachée au cycle de l’homme. Nous étions attirés par le Midi avec son assurance de soleil au mois de mai. Chaque année à la même saison, nous sommes attirés par l’appel de la randonnée, l’appel du large, les montures piaffent, elles veulent quitter les trajets coutumiers, les routes goudronnées, la lutte quotidienne avec les automobiles pour se lancer à l’aventure. Comme chaque année, nous répondons présents à l’appel du vent et nous nous lançons dans une nouvelle épopée.
Nous, c’est moi et une autre, Hélène, un nom assez courant pour que la personne porteuse du prénom ne soit pas reconnaissable.
Le voyage commença le mardi 19 mai 2009. Hélène eut d’étranges appréhensions nourries par de précédentes épreuves. Coincée sous un vélo en bas d’un escalier mécanique, hurlant de terreur, happée par le tapis métallique. Les difficultés à hisser les vélos dans les trains, les efforts pour les descendre. J’avais beau dire et répéter que nous formions une équipe tellement unie, tellement efficace que si Napoléon nous avait confié la campagne de Russie, on parlerait aujourd’hui français à Moscou, rien n’y fit. Hélène passa les jours précédant le voyage dans les toilettes car ses émotions prémonitoires liquéfiaient les rares aliments qu’elle parvenait à ingurgiter. L’inquiétude est contagieuse et je passai une nuit blanche la veille du départ.
Nous avions décidé de tout organiser nous-mêmes, le transport des vélos, la location des chambres d’hôtel, la réservation des billets de train, le choix des étapes. On pourrait croire qu’après des dizaines d’années de randonnées vélocipédiques, nous aurions une certaine expérience, une sagesse, des connaissances, des ruses, une attention vigilante aux traquenards. Rien n’est jamais acquis. Nous pensions nous engager dans une randonnée, ce fut un cyclo-cross. Tout est devenu si compliqué que désormais il faut des codes et agences spécialisées pour la moindre promenade. Nous refusions l’idée d’être dépendants. Nous nous disions, quand même, avec un bon vélo, des jarrets entraînés, bon pied bon œil et une carte bleue, il n’y a pas de raison. Si, il y avait des raisons. Si vous entrez les paramètres : lieu de départ, lieu d’arrivée, train qui accepte les vélos, l’absence de rampes dans les gares, vous vous rendrez compte qu’il vaut mieux louer des bicyclettes sur place, voyager léger car.
Car dans les trains qui acceptent les vélos, il faut les hisser en haut des marches, puis les accrocher comme des pièces de viande. Nous savions, mais nous avions oublié. Certains trains ont des lieux pour vélos, d’autres non. Certains trains ont des sas mais n’acceptent pas les vélos, d’autres acceptent les vélos, mais n’ont pas de sas. On pose les vélos contre les portes et il faut rester près d’eux pour dégager selon les besoins la place pour descendre ou monter des voyageurs normaux. Ceux qui regardent nos vélos avec des regards de haine, comme une nuisance. Que font des vélos dans un train, demandent les yeux. Mais certains voyageurs sont de toute manière mauvais coucheurs et se demandent ce que font les autres qu’eux dans le même train.
Ne comptons pas sur une aide extérieure. Les autres voyageurs considèrent que si nous voyageons avec des bicyclettes, c’est en toute connaissance de cause, et les cheveux blancs ne leur tirent aucune larme, aucun soupir. Moi-même, qui suis plutôt le genre aideux, quand je vois des dames dans le TGV avec une valise qui pèse une tonne et qui me demandent de les aider à la placer dans le porte-bagage, je me dis (intérieurement, et ce que je fais, extérieurement est une autre affaire, mais je me dis) que si cette dame a bourré sa valise de vêtements pour se changer tous les jours, plus des produits de beauté et des livres de la collection Harlequin, elle n’a plus qu’à se les chuquer et pourquoi elle ne laisse pas la valise dans le coffre prévu où il suffit de déposer la valise lourde sans problème, et si elle a peur qu’on lui pique sa valise, elle n’a qu’à prendre une bonne assurance, moins de vêtements, moins de produits de beauté, plus d’assurance, et les vaches seront bien gardées, je me dis. C’est comme les enfants, pour un peu, certains parents vous demanderaient de les amuser, de leur raconter une histoire pendant qu’ils vont prendre l’apéritif au wagon restaurant, ah ça pour les faire, ils n’ont pas demandé qu’on les aide, je pense. En soulevant la valise malgré ma sciatique. Pour les mêmes raisons, les autres voyageurs, jeunes, vigoureux, cheveux noirs, nous regardent sans pitié nous débattre avec nos vélos, car non seulement les vieux gagnent deux fois ou trois fois plus que nous, ils ne sont pas précaires, ils ont une retraite assurée, ils passent leur vie à sillonner le monde et ils voudraient en plus qu’on leur porte leur vélo, ils rêvent ou quoi ? Des jeunes cagoulés nous regardaient faire, nous prendre les doigts dans les rayons. Juste une fois, un jeune Africain, enfin, africain, sans doute français avec carte d’identité, mais pas très assimilé parce qu’il croyait que c’était nécessaire d’aider les cheveux blancs, mais il apprendra bien vite nos usages. Quant aux contrôleurs, à qui Hélène demandait ingénument s’ils pouvaient donner un coup de main, ils répondaient le doigt plongé dans la joue droite gonflée d’air. Nous ne sommes pas payés pour ça. À Toulouse, le contrôleur avait un lumbago et la contrôleuse dit qu’ils n’avaient pas d’assurance au cas où un accident se produisait, par exemple, un vélo coincé dans les escaliers mécaniques et qui va payer les dégâts ? Les raisons de ne rien faire sont multiples, les raisons de faire sont rares. Il faut enlever les sacoches, les remettre, en haut des marches, les enlever, les garder, descendre les vélos, remonter prendre les sacoches. Louer les vélos c’est cher, mais nous transporter avec nos vélos, c’est cher aussi. Sans compter les soucis qui n’ont pas de prix.
Nous avions toujours nos vélos en gare de Béziers et il fallait changer les billets parce que le 26 les cheminots faisaient grève et nous devons arriver à Biarritz le mardi pour repartir vers Capbreton pour une autre balade. Impérativement. Naïvement, je tends mes billets vers le guichetier en demandant les mêmes billets pour lundi au lieu de mardi. Puisqu’il y a grève, lui dis-je, sans exprimer mon opinion sur cette grève qui pourtant a du être prise comme une condamnation par le guichetier puisqu’elle m’obligeait à changer mes projets, mais ce n’est pas ma faute si les cheminots avaient décidé de nous empêcher de rouler avec des handicapés de Capbreton à Biarritz. En un sens, pourrais-je dire, ce sont les cheminots qui expriment par leur mouvement social une opinion négative sur mon action de solidarité avec les handicapés. Mais les arguments ne s’échangent pas puisque je n’ai rien dit sur la grève, l’employé n’a rien entendu, mais il n’a rien dit non plus, il aurait pu exprimer son sentiment, dire, j’en ai assez de toutes ces grèves qui me font engueuler par les clients au guichet, ou bien, la grève est parfaitement justifiée, on n’en peut plus, les salaires stagnent, les conditions de travail sont épouvantables, voyez la queue qui s’allonge devant mon guichet et il me faut changer six billets, Béziers Toulouse, puis Toulouse Bordeaux et enfin Bordeaux Biarritz, deux adultes sans compter les vélos, jamais je n’y arriverai. En plus, ces imbéciles, voulant faire couple moderne genre on partage tout, ils ont payé chacun leur billet avec leur carte bleue individuelle et il faut que je leur rembourse à chacun leur contribution avant de pouvoir encaisser pour les nouveaux billets qu’ils paient quand même avec une seule carte. Derrière la queue s’allonge, je me retourne vers les gens qui attendent et qui s’impatientent et je leur dis « je comprends que vous soyez agacés, il m’est souvent arrivé d’être derrière un client de la SNCF à me demander pourquoi il restait vingt minutes pour un malheureux billet, désormais, je leur ai dit aux contrariés, je ne m’énerverai plus. Ils ont tous fait semblant d’avoir bon cœur et ont bredouillé que c’était normal, chacun ses difficultés, il faut comprendre. Parler aux gens transforme les crispations en sympathie. Le lendemain, lundi, veille de la grève, nous avons pris un train à Agde, à six heures du matin, nous nous sommes trompés mille fois et heureusement il y a des éboueurs qui travaillent tôt ils nous ont renseignés et nous avons pu monter les vélos dans le train, puis à Toulouse le TER avait du retard et nous aurions manqué la correspondance de Bordeaux à Biarritz et nous voyons sur le panneau annonciateur qu’un train transporte des voyageurs et des vélos de Toulouse à Bayonne en passant par Pau et Lourdes et nous le prenons avec un piquenique, en passant par des escaliers, voir plus haut mode d’emploi. En arrivant à Bayonne l’idée était de pédaler de Bayonne à Biarritz, tranquille, mais un orage se déferle, nous décidons de prendre un taxi il nous faut deux taxis, un pour nous deux un autre pour les vélos et c’est promis juré, la prochaine fois, nous louerons les vélos.
Il y a plus malheureux. Pendant que je me débrouille avec le guichetier, Hélène surveille les sacoches et un touriste espagnol s’approche. Je ne manque jamais une occasion de pratiquer l’espagnol car trouver des gens m’est difficile. Je cherche en vain une personne pour parler espagnol, une autre personne pour jouer du piano à quatre mains. J’interroge le net sans succès. Chaque fois que je tape « cherche à parler espagnol » ou « cherche partenaire pour jouer piano à quatre mains », je tombe sur des sites de rencontre, monsieur de cinquante ans cherche pianiste de vingt ans pour jeux de mains. J’espère toujours trouver une personne qui joue du piano et parle espagnol, un homme de préférence. Je saute donc sur le touriste espagnol qui a rencontré de plus grandes difficultés que nous alors qu’il n’a même pas de vélo. Non, il ne joue pas du piano. Mais il parle espagnol. Il est arrivé à Béziers avec ses valises. Il avait réservé une chambre d’hôtel. À l’accueil, son nom n’apparaissait nulle part. Comme nous à Toulouse, je lui ai répondu, dans la même langue. Sauf, qu’on nous a, à moi et à Hélène, trouvé une chambre sur place alors que l’hôtel de mon hispanophone était complet et qu’ils lui ont trouvé une chambre d’hôtel minable dans un hôtel sans étoile et le lendemain, il va sortir et demande comme il est d’usage de laisser ses deux lourdes valises pour venir les reprendre dans l’après-midi. Ça se fait dans tous les hôtels, il faut quitter la chambre vers onze heures, mais vous pouvez laisser vos bagages (maletas) dans une bagagerie. Le gérant de l’hôtel lui a dit que son établissement fermait à onze heures pour toute la journée et que lui personnellement il avait un repas de famille et qu’il n’allait pas manquer un important repas de famille pour deux valises castillanes. Il parait très vite, le voyageur en détresse et je comprenais tout et je répondais dans la même langue. Il était en gare de Béziers, sans parler français, et il cherchait un employé pour laisser ses deux valises en consigne. Il a fini par en trouver un et l’employé lui a dit non bien sûr « est-ce que vous voulez que je règle l’heure de l’explosion aussi ? ». Il me raconte tout, je lui suggère une brasserie, il met dit c’est risqué. Pendant ce temps, le guichetier se démenait devant un écran et il marmonnait : sans un mot de travers, il y a en qui circulent mais ne prennent pas de vélos et ceux qui prennent des vélos ne circulent pas. Finalement, il a trouvé un train qui part d’Agde à six heures il faudra se lever à cinq heures. Le touriste espagnol est toujours à côté de moi et puisque que je suis si aimable et que mon espagnol est si bon, est-ce que je pourrais traduire pour lui des questions qu’il voulait poser au guichetier.
À Toulouse nous avons tourné autour et visité l’église Saint-Sernin, un joyau de l’art gothique, une porte classée monument historique par l’UNESCO et la place du Capitole où des tentes étaient dressées pour protester contre le manque de logements. Nous avons passé une soirée agréable avec des amis et leurs enfants. Nous reprenons la route le lendemain, jeudi 21 mai, jeudi de l’Ascension. Nous suivons un chemin de halage mal entretenu, mal balisé, mais il enfin, il fait beau, le soleil brille dans le ciel et dans nos cœurs. Au bout de quatre ou cinq kilomètres, Hélène pousse un cri. Je m’arrête, car il est exceptionnel qu’Hélène pousse un cri, pour qu’elle pousse un cri, il faut qu’un événement grave se fût produit, genre deuil familial ou crevaison. « J’ai oublié ma carte senior ». Et pour ça tu pousses un cri ? Quelle importance, tu en referas une autre. Mais j’ai les billets de train du retour dans la pochette. Ah ! oui, là ça vaut la peine de pousser un cri. Tous les billets de retour que nous devrons changer plus tard à Béziers. Hélène dit avec détermination, tu m’attends ici, je retourne à l’hôtel. Je dis, non, moi je retourne à l’hôtel. Non, dit Hélène, c’est à moi de refaire le chemin que j’ai rendu nécessaire par mon étourdissement. Étourderie corrigè-je. Étourdissement, c’est quand on a un vertige ou un sentiment d’évanouissement. Tu n’as pas oublié la carte senior et les billets de train du retour à la suite d’une vertige ou d’un évanouissement, mais à la suite d’un oubli, d’une étourderie. Enfin, dit Hélène, d’une certaine manière, tu es responsable de cet étourdissement parce que tu m’as dit hier soir que ce n’était pas la peine de me promener à Toulouse avec les billets de train et obéissante et docile, j’ai sorti la carte et les billets de mon sac à main et ce matin, j’ai tout oublié. Donc, dis-je, si c’est ma faute, je vais les chercher. La discussion a duré, les heures coulaient ainsi que l’eau du Canal du Midi. Étourderie, pas étourdissement.
Es-tu certaine de les avoir oubliés à l’hôtel ? J’ai pris mon téléphone portable tout neuf et je me suis rendu compte à quel point un instrument dont j’ai longtemps nié l’utilité dans une vaine résistance à la modernité pouvait être utile. J’ai téléphoné à l’hôtel, la réception a appelé la femme de chambre et je me suis rendu compte à quel point tous les maillons de la chaîne étaient nécessaires et m’a rappelé au numéro qui s’était inscrit sur l’écran et ce qui permet de pister un escroc ou un assassin permet aussi de retrouver des billets de train. La réception me rappelle. Nous avons retrouvé vos billets, nous les mettons dans une enveloppe, ils vous attendent à la réception. Vous rappelez-vous il n’y a pas si longtemps quand vous aviez oublié vos billets de train dans une chambre d’hôtel il fallait trouver une cabine, puis de la monnaie et comment les cartes de téléphone s’étaient rendues utiles. Hélène revient triomphante avec la carte senior et les billets de train qu’il faudra changer à cause de la grève.
La piste se composait de grosses pierres, de ravins, de racines d’arbre et parfois se rétrécissait en un mince ruban où le pneu passait tout juste et les genoux frôlaient les épines, les arbres. Pour croiser un cycliste, il fallait s’arrêter, marcher dans les hautes herbes. Dépasser, n’en rêvez même pas. Dans ces conditions, les crevaisons s’imposent. J’ai regonflé, j’ai eu beau, je sentais les cailloux de plus en plus et les racines de plus en plus et le pneu dégonflé dérapait dans les crevasses de boue séchée. Il a fallu s’arrêter et dans ces épreuves, nous mesurons la solidité de l’équipe. Pied à terre. Retourner le vélo. Scalpel. Ciseaux. Enlever la roue. La roue est encore trop gonflée pour passer l’obstacle des freins. Elle est à la fois trop dégonflée pour rouler et trop gonflée pour être réparée. Nous voilà beaux. Pas une plainte, pas un énervement. Quand l’angoisse monte, une goulée d’eau fraîche. J’appuie sur le pneu pour dégonfler davantage, mais la crevaison suffit à m’empêche de rouler et ne suffit pas pour réparer. Finalement, par hasard, j’ai appuyé sur le clitoris de la chambre à air et le koutchou s’est dégonflé, la roue a passé l’obstacle, scalpel, gorgée d’eau, changement de chambre à air, remise de la roue, mains couvertes de cambouis, chemise maculée conception car c’était le Jeudi de l’Ascension.
Après les minutes et les efforts passés à réparer une crevaison, le redémarrage est une infinie jouissance. Remonter en selle, appuyer sur les pédales, ne plus sentir les cailloux, les racines d’arbre, les ravins, survoler les obstacles. C’était compter sans le vent. Le vent de la mer, la tramontane, le mistral, selon les endroits, les hommes marchent courbés, les herbes se couchent sous un râteau géant. Parfois un rideau d’arbre, une grange, nous protège du vent. Un cycliste passe en nous disant « qu’est-ce que ça muffle ! ». Le restaurateur nous dit que le vent qui souffle souffle généralement deux ou trois jours, on en a comme ça jusqu’à lundi, jusqu’au dernier jour de cette randonnée et donc il faut s’habituer à rouler vent debout épuisés, pédaler comme on monte une côte mais sans côte, une côte infinie. Et parfois, oui, nous sommes épuisés, pas toujours en même temps, pas toujours ensemble, mais on s’arrête et l’autre s’arrête par solidarité, pour boire une gorgée d’eau, grignoter un reste de petit déjeuner, du fromage enveloppé dans du plastique transparent ou un biscuit enveloppé dans du plastique transparent, et pour l’un comme pour l’autre, le vent souffle et il est impossible d’arracher l’étui transparent du fromage ou du biscuit, la pellicule résiste. On finit par arriver, on finit toujours par arriver, mais dans quel état, on range les vélos dans un garage en traînant les pieds, on s’écroule sur le lit de la chambre, on dort, on mange une salade, on n’a pas vraiment faim car à un certain degré de fatigue, la fatigue efface la faim. Les mains tremblent, les jambes ploient, le vélo pèse lourd avec les sacoches. Et toujours en arrivant à la ville d’étape, la montée. Les villes sont ainsi faites. Pour partir, dispos, frais, reposé, on descend vers la piste. En arrivant épuisé, traînant les kilos, il faut monter. Le canal est en bas. L’hôtel est en haut. Aucune ville n’échappe. En bas ; la ville basse, en haut la ville haute. Entre les deux, une grande avenue serpente et nous poussons les vélos. L’hôtel est en haut. Toujours.
La ville basse est pauvre, abîmée, habitée par des Turcs, des Arabes, des Roms, le linge pend aux fenêtres, les enfants jouent au foot sur le trottoir. Aux terrasses, des hommes sirotent leur thé avec une seule moitié de l’humanité. Les femmes sont voilées. Quand nous demandons un renseignement, on s’empresse. Il fait pauvre, il fait chaud, il monte. Selon l’heure, la ville basse est déserte ou pleine d’une foule colorée. La ville haute est la ville forte, elle a été construite par des Gaulois, puis par des Romains, puis par les Cathares pour se protéger contre Saint-Louis et Simon de Monfort qui a tué les Cathares. Dans la ville haute circule une foule énorme, comme au Mont Saint-Michel ou à Lourdes ou sur la butte Montmartre, Place du Tertre. Les enfants se promènent avec des panoplies en plastique du parfait guerrier du Moyen Âge, l’épée, le bouclier, le heaume et ils se battent avec les épées qui se vendent dans les rues piétonnes où nous nous asseyons pour prendre un verre de vin rouge et nous regardons les gens passer. Le petit train fait le tour des remparts pour sept euros, avec huit langues disponibles, dont l’occitan. Une affichette demandent aux touristes de ne pas confondre le 1 et le 7 parce qu’en anglais, le 1 s’écrit I et le 7, 7. Donc si un Anglais lit le 1 avec son auvent, il comprend 7. Le 3 est espagnol. Les villes hautes ont été restaurées par Viollet le Duc et depuis leur restauration, elles ne désemplissent pas. Les historiens sont sévères avec Viollet le Duc, ils disent qu’il a restauré au goût du jour, de manière anachronique et que ce n’est pas du tout comme ça que les villes étaient bâties. Mais tout le monde doit reconnaître que sans Viollet le Duc, beaucoup de villes hautes du Midi de la France, des bords de Loire et d’autres, seraient des villes mortes. Sans Viollet le Duc, peut-être que les villes hautes seraient devenues les quartiers pauvres et le long du Canal du Midi se déploieraient les quartiers riches, les villas avec jardins et piscines et nous aurions trouvé un hôtel sans avoir à grimper dans la ville haute, un hôtel le long du Canal qui s’appellerait par exemple l’hôtel des randonneurs.
La ville haute semble avoir pompé toutes les ressources de la ville, le commerce, le tourisme, le petit train, l’argent et dans la ville basse, les murs sont lépreux.
Au restaurant de Béziers, un couple de Flamands roses nous interroge sur notre randonnée et en retour, nous les faisons parler de la Belgique, des problèmes linguistiques. Ils n’y sont pour rien. Ils ont appris à parler français alors que les francophones n’apprennent jamais le flamand.
Nous avons passé la dernière nuit à Agde, dans un nouveau quartier avec un seul restaurant proche, la cafétéria du supermarché où toute la nourriture est passée dans la moulinette, tout a le même goût, poissons et viande, légumes et purées, pâtisserie et salade de fruits. Nous n’irons pas y manger le soir parce que quand même il ne faut pas exagérer. Je note pour notre prochain voyage : louer les vélos, faire transporter les bagages d’un hôtel à un autre hôtel, s’assurer de l’état de la piste.
Raconter aux amis, à la famille, aux enfants et aux petits-enfants les épreuves que nous avons traversées pour essayer de balancer les efforts musculaires et financiers investis par des cris de sympathie, d’encouragement et d’admiration.