vendredi 22 juillet 2011

contraintes

    Deux contraintes puissantes :la communauté, qu’elle soit ethnique, religieuse, politique, qu’importe, une communauté à laquelle il faut appartenir sous peine de mort réelle ou symbolique. Et la famille, bétonnée dès la naissance, un berceau sous deux paires d’yeux admiratifs et contraignants, repas de famille, cérémonies, mariages, enterrements, baptêmes, confirmations, excisions, prépuces découpés pour soudards racistes qui soulèvent la chemise des femmes et celles des hommes, des femmes parce qu’elles sont des femmes et que dans la guerre, elles sont des proies, excisées, circoncises, et que les hommes dans la guerre deviennent des femmes dont on soulève la chemise pour vérifier qu’ils sont bien circoncis. Comme les garçons comparent dans les pissotières les pénis circoncis ou prépucés sans qu’ils en tirent des jugements de valeur, alors que plus tard. Plus tard, les soudards diront ce qu’ils ont appris, un prépuce en moins, c’est quasiment un pénis en moins, compare avec ta sœur, il lui manque quelque chose, ce qu’il lui manque, c’est d’être un homme, et bien toi, c’est pareil. Mais ce sera plus tard. En ce qui concerne la répartition des territoires de l’ancienne Palestine, le prépuce ne jouera plus aucun rôle, il faudra inventer d’autres attaches communautaires, comme des langues ressuscitées, des religions perdues, des manuels d’histoire reconstituée comme on refait l’anatomie d’un ancêtre à partir du métacarpe. 

lundi 18 juillet 2011

banalité

"ce n'est pas parce que je suis bien conservé que je fais plein de choses, c'est parce que je fais plein de choses que je suis bien conservé" (Martin de la Ruque.)

dimanche 17 juillet 2011

c'est reparti

    Je rêve. Je suis nommé comme enseignant, ce n’est pas tout à fait clair, mais comme quoi d’autre puis-je être nommé dans un établissement aux murailles grises, pas comme plombier polonais, je ne suis ni l’un ni l’autre. On me montre mes quartiers, mon logement, il s’agit d’une pièce moyenne où quatre ou cinq collègues occupent des matelas posés à même le sol. Ils sont tous plus jeunes que moi, mais d’âge mur. Des hommes, figures d’intellectuels qui montrent intelligence, détachement des choses matérielles, sans étonnement d’être ainsi relégués dans une chambre où traînent des matelas et des draps douteux. Ils m’accueillent poliment, sans chaleur excessive. Je cherche un matelas pour m’y allonger, l’un d’eux, une barbichette de scientifique et une voix grave, me conseille de ne pas m’inquiéter. Les matelas sur le sol cachent d’autres matelas et il suffira le soir venu de glisser un matelas de dessous un autre matelas pour que je puisse m’y allonger. Je ne vois aucune salle d’eau, aucune toilette, aucune armoire de rangement. Les valises traînent dans les couloirs marqués par les matelas sur le sol et vomissent des chemises froissées et des slips de modèles et de tailles diverses. Je tire un matelas et je m’y allonge. Tout habillé. Une porte s’ouvre et révèle une autre chambre, avec d’autres matelas rangés parallèlement, alors que dans ma chambre à moi assignée, les matelas sont rangés n’importe comment. Dans cette chambre voisine, des jeunes collègues, masculins et féminins, sont couchés à trois ou quatre par lit, ils se touchent d’une façon ludique, rien n’indique la partouze, mais quand même je suis jaloux. Les corps sont délimités par des dentelles et des chemises vibrantes, et je ne vois pas pourquoi. Les jeunes collègues me regardent et leur regard me réveille.

    Me voici donc revenu au point de départ. Enfant, j’enviais les parents des autres qui me paraissaient tous plus intelligents et plus attentionnés avec leurs enfants mes camarades de jeux. Étudiant communiste, j’enviais la facilité d’élocution de mes camarades de combat et l’intelligence de leur analyse de la situation mondiale. Marié, j’ai envié les femmes des autres que je trouvais toutes plus jolies et plus intelligentes. Journaliste, j’ai envié les écrivains. Écrivain, j’ai envié les autres maisons d’édition. Grimpant la hiérarchie universitaire grâce à un travail régulier et reconnu par mes pairs, j’enviais ceux qui travaillaient plus, qui étaient plus reconnus. C’est sans fin. On peut se satisfaire de ce qu’on a ou envier ce qu’on n’a pas. Si on se satisfait de ce qu’on a, évidemment, on n’a plus de motivation pour continuer à travailler, c'est à dire à étonner le monde. Si l’on ne se satisfait pas de ce que l’on a, on conserve de puissantes motivations de travailler c'est à dire d’étonner le monde et l’environnement humain. Mais voilà que je me retrouve dans une chambre avec des collègues qui dorment sur un matelas jeté sur le sol, sans sommier. Et moi, je dis non, je refuse de travailler dans ces conditions. Prof de fac, je dois être reçu dans de meilleures conditions. Je range ma valise et je m’en  vais. Quand je me réveille. Dans mon rêve, je reste, j’accepte les matelas jetés à terre, la grisaille, l’inconfort. Une fois réveillé, c’est trop tard. Je me trouve dans une chambre confortable, un matelas solide, un sommier de bonne tenue, un corps qui me tient chaud, une salle de bains voisine, le tout digne d’un prof de fac retraité, mais malgré tout. Il n’y a plus rien à envier, plus rien à regretter. C’est tout de suite, dans mon rêve, parmi les matelas honteux, indignes, que j’aurais du rebrousser chemin et dire à qui de droit que dans ces conditions. Je ne l’ai pas fait. Qui est le vrai moi, celui qui ne proteste pas contre d’infâmes conditions de travail, contre d’indignes conditions de logement, ou celui qui proteste une fois réveillé contre le confort et des conditions de vie et de travail qui ne méritent pas de protestation ? 

mercredi 13 juillet 2011

communisme

            
            L'internationale communiste a disparu et le mur de Berlin s'est écroulé. La nostalgie d'un monde binaire persiste : impérialisme américain contre les peuples en lutte. On ne peut pas comprendre le bruit et la fureur provoquée par le conflit israélo-palestinien si on ne se rend pas compte qu'il hérite de toutes les luttes anticolonialistes, Algérie, Vietnam et Afrique du Sud réunis dans un territoire de poche. Les fantômes du passé cherchent à se réincarner. Hugo Chavez, Morales, Fidel Castro, le peuple palestinien et quelques membres de l'ETA en cavale maintiennent en vie en une internationale imaginaire. C'est un peu compliqué, car il faut exclure de ce rassemblement Lula et le parti du travail au Brésil, Mandela et sa politique de conciliation, Gerry Adams maintenant qu'il gouverne avec Paisley, et Obama qui a encore compliqué la donne alors qu'avec Bush c'était plus simple.
            Parlons-nous de l'histoire? Pas du tout. Nous parlons du présent. Le 12 juillet 2011; Le parlement français approuve massivement l'intervention militaire en Lybie, moins Henri Emmanuelli et les communistes. Approuver une quelconque initiative de l'OTAN est impossible pour un communiste français. L'idée que l'OTAN a pu protéger Sarajevo contre les attaques serbes lui est étrangère. Même en lui tordant le bras, un communiste n'admettra jamais que la France a échappé au stalinisme grâce au bouclier américain et que ce fut une grande chance pour le peuple français. Parlons-nous de l'histoire? Pas du tout. En 2011, au parlement européen, les communistes français, avec Mélenchon, ont refusé de condamner les crimes staliniens parce qu'ils étaient mis sur le même plan que les crimes nazis. Les gouvernants russes sont sur la même ligne. Ils ne veulent pas qu'on condamne les crimes de Staline, ils entravent les recherches historiques sur le sujet car les archives contiennent trop de bombes à retardement sur l'histoire de la guerre froide.
            Quelles sont les différences entre la barbarie nazie et la terreur stalinienne? On en discutera sans doute encore longtemps. Une différence importante passe inaperçue: les historiens du nazisme et les rescapés des camps de la mort partagent leur savoir et leur expérience avec de nombreux écoliers. On n'a jamais entendu parler de lycéens visiter un camp stalinien ou d'un communiste français expliquer dans les écoles ce qu'était le goulag.



lundi 4 juillet 2011

conseil

   Je conseille de draguer vers le haut: banquières, députées, dircabes, commissaires de police, chirurgiennes, académiciennes, ministres, pédégères. Comme les mecs draguent quasiment tous vers le bas, les sommets sont largement inexplorés.  Et il y a moins d'embrouilles. 

dimanche 3 juillet 2011

nicole et fadhia

Nicole et Fadila





           

            Elle porte des lunettes sur un corps mince et de dessous les lunettes sort une voix embrumée. Son chemisier, sobre, est souvent de couleur blanche.  Elle parle calmement, me raconte tous les dossiers qu'elle traite. Elle est avocate, une employée de la préfecture de police de Paris m'a retiré ma carte d'identité. Sans ce papier, je me sens vulnérable. Le passage des frontières est-il encore possible? Ma participation aux grandes joutes électorales me sera-t-elle refusée? Nicole, appelez-moi Nicole, elle m'appelle par mon prénom. Nicole m'annonce la multiplication de ces retraits de carte d'identité. Comme on retire le permis de conduire, en retirant des points. Mais dans ce cas précis, c'est d'un seul coup, et la seule infraction est d'avoir fait naître les parents dans un pays étranger et comment puis-je faire naître mes parents autre part que là où ils sont nés? L'employée de la préfecture de police me regarde froidement, c'est comme ça, vous auriez-dû, vous auriez pu, je n'y peux rien, si vous avez possédé une nationalité pendant si longtemps, je vous annonce aujourd'hui qu'elle fut usurpée, que vous n'y avez pas droit, et fonctionnaire de l'État devrais-je rembourser mes salaires, puis ma pension et annuler tous les bulletins de vote que j'ai mis dans l'urne légalement, peut-on porter plainte contre les partis qui ont reçu mon bulletin et l'ont utilisé pour affirmer qu'ils parlaient au nom des Français, alors que je ne l'étais pas? L'environnement est hostile, les angles des guichets rentrent dans l'estomac et la voix ne porte guère. Je suis rentré dans la salle français, je ressors apatride. Dehors, je hurle dans mon téléphone portable comme si j'avais perdu un être cher ou qu'on venait de m'annoncer une maladie grave. Votre identité est atteinte de leucémie, vous n'en avez plus que pour trois mois à vivre sans elle. Un remède? Non. Essayez peut-être un certificat de nationalité? Les gens se retournent sur mon passage, encore un cinglé qui hurle sur le trottoir de la rue Achille Martinet, un nom bien français, ils m'ont retiré ma carte d'identité . Je le dis à ceux que j'aime, par parenté ou par rencontre fortuite, par appartenance à la même tribu ou par relations construites culturellement, socialement, politiquement. A Nicole, dans son cabinet d'avocate qui défend le droit des hommes et des femmes, sans distinction de race, de religion, d'ethnie, de couleur de peau, de sexe, d'identité sexuelle. En voici encore une nouvelle, l'identité sexuelle.  Peut-on la perdre aussi comme on perd une carte? Un coup de bistouri et on coupe les testicules, castration, on coupe le clitoris, excision, ou retire de l'identité la carte, exclusion.

            Plus une personne dispose de lieux, de liens, de définitions, de papiers, de frontières, de limites, de noms et de prénoms, plus cette personne peut chanter les pertes de repères comme un bonheur souhaitable. La même personne qui trompette l'anonymat et l'errance, qui clame sa citoyenneté mondiale, la même personne introduit un carte bancaire dans la fente du distributeur et la machine engloutit le rectangle de plastique qu'on voit dans les films utiliser pour aligner de la poudre blanche. Cette personne qui loue l'inconnu et les terres vierges inexplorées va se mettre à hurler dans un téléphone portable pour protester contre la privation d'un élément important de son territoire personnel. Comme un homme qui introduit la preuve de son identité sexuelle dans une autre preuve d'identité sexuelle et la seconde preuve ne lui rend pas sa preuve à lui, l'engloutit dans les profondeurs inconnues et la première personne sort alors un téléphone portable et hurle dans le haut-parleur qu'elle a perdu son identité sexuelle. Tel était ma confusion, mon état d'esprit, quand j'ai rencontré Nicole et son chemisier blanc.

            Grâce aux efforts conjugués d'associations de défense et d'attaque, de personnalités éperdues d'avoir égaré leurs certitudes comme on laisse tomber une boucle d'oreille, de journalistes flairant les blessures, j'ai récupéré un rectangle plastifié dont la photo révèle beaucoup plus sur moi que des pages et des pages de confession. Malheureusement, le mal était fait. De même que la fracture du péroné fragilise les descentes sur les pistes de ski, de même l'arrachement d'une carte rend les démarches ultérieures hésitantes. Dépouillé de mon identité révolutionnaire, lessivé de mon statut d'époux, fils orphelin et père instable, amoureux inquiet, je me suis vite rendu compte que l'employée de la préfecture m'avait arraché les fils d'une cicatrice que je croyais refermée. Avant cet épisode, je racontais mon enfance avec assurance et fierté. Depuis, je parle de mon exil en Creuse avec des larmes dans la voix et je m'effondre en sanglotant quand des cinéastes viennent m'interviewer pour un documentaire sur les sans cartes qu'ils préparent en ce moment et je leur raconte en sanglotant, excusez-moi, les péripéties de mon aventure.

            Justement, Nicole aurait bien aimé assister à cet entretien mais elle avait des dossiers urgents et des devoirs envers une petite fille de sept ans. Elle aimerait me revoir dit-elle et quand une jeune femme aime me revoir, je réponds volontiers et je l'invite à déjeuner chez moi en espérant lui raconter ma vie et m'effondrer en larmes, avec l'âge, après les rides et les cheveux poivres et sel comme instruments de séduction, plus on avance et il ne reste plus que les larmes. J'ai à peine commencé à raconter mon entretien avec les deux cinéastes documentaristes et journalistes, je suis à peine arrivé au moment où je m'effondre en larmes que je me rends compte de mon immense erreur. Ce que je raconte, Paris 1942, la fuite en zone libre, la perte de la nationalité, sont des événements que partagent des centaines de millions de personnes sur notre planète Terre alors qu'en face de moi, quand Nicole commence à parler, ce n'est pas le passé qui se dégurgite, c'est l'avenir qui s'invente, le nouveau qui se dessine.  Un continent inexploré, une forêt vierge, une cascade inconnue. J'étais sur le point de rabâcher dans les écoles une histoire familière alors que s'ouvre devant moi une nouvelle page d'histoire.

            L'humanité se partage entre hommes et femmes. Très tôt, dès la naissance, les enfants se partagent entre filles et garçons, selon le sexe qu'ils possèdent. Ensuite, ils seront ainsi regroupés. Quand dans la famille il n'y a que des filles, les parents les appellent "les filles". Allons, en voiture, les filles. Je suis moins certain qu'on crient "en voiture les garçons!". Si les enfants sont mixtes, garçons et filles, les parents encouragent: "en voiture les enfants!". Quels que soient le territoire, la couleur de la peau, la langue partagée, la religion pratiquée, les êtres humains se partagent entre sexe masculin et sexe féminin. Un pénis et un vagin. A l'origine du monde. Le sexe biologique ne dit rien sur la fonction sociale, la place dans la famille, les carrières, les responsabilités. Il est la première différence. La différence absolue. Biologie visible et assurée, argument massue, démonstration irréfutable, la différence des sexes est le socle en béton de toutes les autres identités acquises, religion, nationalité, ethnicité, engagement politique, croyances. C'est pourquoi le chamboulement suprême du monde porte sur l'indifférenciation des sexes. Le bouleversement insupportable. Quand un garçon porte une robe ou pratique des activités habituellement attribuées aux filles, le ciel lui tombe sur la tête.   

            La nation est une famille naturelle sur le modèle de patriarcal: un chef de famille qui gagne le pain, et une épouse qui le distribue. La femme doit aimer son mari qui gagne le pain et se sacrifie pour la nation lorsqu'elle est menacée. En cas de conflit, les femmes doivent envoyer des colis à leur mari soldat, lui procurer tous les plaisirs qu'il veut quand il rentre en permission, le soigner s'il est blessé, pleurer s'il est tué, pleurer en privé, car le jour de l'enterrement, la veuve doit rester digne et courageuse. D'ailleurs, un monsieur décoré montera tout à l'heure à la tribune pour saluer le sacrifice du mari et le courage de son épouse sans laquelle. Les systèmes politiques les plus solides sont ceux qui s'organisent à l'image de la famille: le chef, le monarque, le président, est le pater familias, l'épouse du chef se dévoue pour le maintenir en activité et lui faire des enfants. Les religions renforcent ces divisions dites naturelles. Les chefs religieux sont généralement des hommes et le jour de l'inauguration d'un nouveau bâtiment religieux, les sœurs des couvents sont debout et les évêques assis. Ces choses là sont connues, célébrées ou critiquées. La femme qui couche avec un soldat ennemi pendant que son mari est au front est la pire des salopes. Elle ne trahit pas seulement son mari, elle trahit sa patrie. On la tond parce qu'on n'ose pas la brûler au fer rouge avec la lettre A pour adultère, comme dans l'Amérique puritaine. Mais on le ferait avec plaisir.

            Comme transgressions, on aura tout vu. Les produits contraceptifs, les avortements, les bébés éprouvettes, les mariages homosexuels les amours homosexuels. Et tranquillement, de sa voix embrumée, Nicole m'annonce qu'elle est homosexuelle, qu'elle vit avec une compagne homosexuelle, qu'elles sont mères d'une petite fille de sept ans, que Nicole a portée suite à une fécondation artificielle, en Belgique parce qu'en France, on traîne de l'éprouvette. La petite fille est évidemment reconnue par la compagne qui s'appelle Fadhila. Elle a tout trahi. Tout. Nicole a trahi la France en vivant avec une Algérienne, elle a trahi son sexe en s'unissant avec une femme, elle a trahi la famille en portant un enfant par fécondation artificielle et elle me dit que tout ça est simple, banal et que Fadhila, elle-même et leur petite fille sont accueillies dans la famille avec autant de chaleur que si Nicole était Paul et Fadhila, une Fadhila hétérosexuelle. Fadhila a trahi sa patrie en refusant à 15 ou 17 ans un mariage forcé, en s'unissant à une Française, en adoptant une petite fille née dans des conditions que la religion réprouve et quoi d'autres encore.  Et je demande, autocentré, si la petite N… devenue grande, perd sa carte d'identité, elle devra prouver sa nationalité, nom du père, Nicole, nom de la mère Fadhila, le père est une femme née en France, la mère est née en Algérie elle n'a pas porté l'enfant, c'est le père qui l'a porté, qu'est-ce que vous racontez, dites-moi, c'est votre faute, il n'y a pas assez de cases dans les formulaires, les temps changent, vous ne savez pas, demande l'enfant qui est avocate et vous croyez que les formulaires auront changé dans dix ans? Ou vingt ans?

samedi 2 juillet 2011

nicole et fadhila

Nicole et Fadila





           

            Elle porte des lunettes sur un corps mince et de dessous les lunettes sort une voix embrumée. Son chemisier, sobre, est souvent de couleur blanche.  Elle parle calmement, me raconte tous les dossiers qu'elle traite. Elle est avocate, une employée de la préfecture de police de Paris m'a retiré ma carte d'identité. Sans ce papier, je me sens vulnérable. Le passage des frontières est-il encore possible? Ma participation aux grandes joutes électorales me sera-t-elle refusée? Nicole, appelez-moi Nicole, elle m'appelle par mon prénom. Nicole m'annonce la multiplication de ces retraits de carte d'identité. Comme on retire le permis de conduire, en retirant des points. Mais dans ce cas précis, c'est d'un seul coup, et la seule infraction est d'avoir fait naître les parents dans un pays étranger et comment puis-je faire naître mes parents autre part que là où ils sont nés? L'employée de la préfecture de police me regarde froidement, c'est comme ça, vous auriez-dû, vous auriez pu, je n'y peux rien, si vous avez possédé une nationalité pendant si longtemps, je vous annonce aujourd'hui qu'elle fut usurpée, que vous n'y avez pas droit, et fonctionnaire de l'État devrais-je rembourser mes salaires, puis ma pension et annuler tous les bulletins de vote que j'ai mis dans l'urne légalement, peut-on porter plainte contre les partis qui ont reçu mon bulletin et l'ont utilisé pour affirmer qu'ils parlaient au nom des Français, alors que je ne l'étais pas? L'environnement est hostile, les angles des guichets rentrent dans l'estomac et la voix ne porte guère. Je suis rentré dans la salle français, je ressors apatride. Dehors, je hurle dans mon téléphone portable comme si j'avais perdu un être cher ou qu'on venait de m'annoncer une maladie grave. Votre identité est atteinte de leucémie, vous n'en avez plus que pour trois mois à vivre sans elle. Un remède? Non. Essayez peut-être un certificat de nationalité? Les gens se retournent sur mon passage, encore un cinglé qui hurle sur le trottoir de la rue Achille Martinet, un nom bien français, ils m'ont retiré ma carte d'identité . Je le dis à ceux que j'aime, par parenté ou par rencontre fortuite, par appartenance à la même tribu ou par relations construites culturellement, socialement, politiquement. A Nicole, dans son cabinet d'avocate qui défend le droit des hommes et des femmes, sans distinction de race, de religion, d'ethnie, de couleur de peau, de sexe, d'identité sexuelle. En voici encore une nouvelle, l'identité sexuelle.  Peut-on la perdre aussi comme on perd une carte? Un coup de bistouri et on coupe les testicules, castration, on coupe le clitoris, excision, ou retire de l'identité la carte, exclusion.

            Plus une personne dispose de lieux, de liens, de définitions, de papiers, de frontières, de limites, de noms et de prénoms, plus cette personne peut chanter les pertes de repères comme un bonheur souhaitable. La même personne qui trompette l'anonymat et l'errance, qui clame sa citoyenneté mondiale, la même personne introduit un carte bancaire dans la fente du distributeur et la machine engloutit le rectangle de plastique qu'on voit dans les films utiliser pour aligner de la poudre blanche. Cette personne qui loue l'inconnu et les terres vierges inexplorées va se mettre à hurler dans un téléphone portable pour protester contre la privation d'un élément important de son territoire personnel. Comme un homme qui introduit la preuve de son identité sexuelle dans une autre preuve d'identité sexuelle et la seconde preuve ne lui rend pas sa preuve à lui, l'engloutit dans les profondeurs inconnues et la première personne sort alors un téléphone portable et hurle dans le haut-parleur qu'elle a perdu son identité sexuelle. Tel était ma confusion, mon état d'esprit, quand j'ai rencontré Nicole et son chemisier blanc.

            Grâce aux efforts conjugués d'associations de défense et d'attaque, de personnalités éperdues d'avoir égaré leurs certitudes comme on laisse tomber une boucle d'oreille, de journalistes flairant les blessures, j'ai récupéré un rectangle plastifié dont la photo révèle beaucoup plus sur moi que des pages et des pages de confession. Malheureusement, le mal était fait. De même que la fracture du péroné fragilise les descentes sur les pistes de ski, de même l'arrachement d'une carte rend les démarches ultérieures hésitantes. Dépouillé de mon identité révolutionnaire, lessivé de mon statut d'époux, fils orphelin et père instable, amoureux inquiet, je me suis vite rendu compte que l'employée de la préfecture m'avait arraché les fils d'une cicatrice que je croyais refermée. Avant cet épisode, je racontais mon enfance avec assurance et fierté. Depuis, je parle de mon exil en Creuse avec des larmes dans la voix et je m'effondre en sanglotant quand des cinéastes viennent m'interviewer pour un documentaire sur les sans cartes qu'ils préparent en ce moment et je leur raconte en sanglotant, excusez-moi, les péripéties de mon aventure.

            Justement, Nicole aurait bien aimé assister à cet entretien mais elle avait des dossiers urgents et des devoirs envers une petite fille de sept ans. Elle aimerait me revoir dit-elle et quand une jeune femme aime me revoir, je réponds volontiers et je l'invite à déjeuner chez moi en espérant lui raconter ma vie et m'effondrer en larmes, avec l'âge, après les rides et les cheveux poivres et sel comme instruments de séduction, plus on avance et il ne reste plus que les larmes. J'ai à peine commencé à raconter mon entretien avec les deux cinéastes documentaristes et journalistes, je suis à peine arrivé au moment où je m'effondre en larmes que je me rends compte de mon immense erreur. Ce que je raconte, Paris 1942, la fuite en zone libre, la perte de la nationalité, sont des événements que partagent des centaines de millions de personnes sur notre planète Terre alors qu'en face de moi, quand Nicole commence à parler, ce n'est pas le passé qui se dégurgite, c'est l'avenir qui s'invente, le nouveau qui se dessine.  Un continent inexploré, une forêt vierge, une cascade inconnue. J'étais sur le point de rabâcher dans les écoles une histoire familière alors que s'ouvre devant moi une nouvelle page d'histoire.

            L'humanité se partage entre hommes et femmes. Très tôt, dès la naissance, les enfants se partagent entre filles et garçons, selon le sexe qu'ils possèdent. Ensuite, ils seront ainsi regroupés. Quand dans la famille il n'y a que des filles, les parents les appellent "les filles". Allons, en voiture, les filles. Je suis moins certain qu'on crient "en voiture les garçons!". Si les enfants sont mixtes, garçons et filles, les parents encouragent: "en voiture les enfants!". Quels que soient le territoire, la couleur de la peau, la langue partagée, la religion pratiquée, les êtres humains se partagent entre sexe masculin et sexe féminin. Un pénis et un vagin. A l'origine du monde. Le sexe biologique ne dit rien sur la fonction sociale, la place dans la famille, les carrières, les responsabilités. Il est la première différence. La différence absolue. Biologie visible et assurée, argument massue, démonstration irréfutable, la différence des sexes est le socle en béton de toutes les autres identités acquises, religion, nationalité, ethnicité, engagement politique, croyances. C'est pourquoi le chamboulement suprême du monde porte sur l'indifférenciation des sexes. Le bouleversement insupportable. Quand un garçon porte une robe ou pratique des activités habituellement attribuées aux filles, le ciel lui tombe sur la tête.   

            La nation est une famille naturelle sur le modèle de patriarcal: un chef de famille qui gagne le pain, et une épouse qui le distribue. La femme doit aimer son mari qui gagne le pain et se sacrifie pour la nation lorsqu'elle est menacée. En cas de conflit, les femmes doivent envoyer des colis à leur mari soldat, lui procurer tous les plaisirs qu'il veut quand il rentre en permission, le soigner s'il est blessé, pleurer s'il est tué, pleurer en privé, car le jour de l'enterrement, la veuve doit rester digne et courageuse. D'ailleurs, un monsieur décoré montera tout à l'heure à la tribune pour saluer le sacrifice du mari et le courage de son épouse sans laquelle. Les systèmes politiques les plus solides sont ceux qui s'organisent à l'image de la famille: le chef, le monarque, le président, est le pater familias, l'épouse du chef se dévoue pour le maintenir en activité et lui faire des enfants. Les religions renforcent ces divisions dites naturelles. Les chefs religieux sont généralement des hommes et le jour de l'inauguration d'un nouveau bâtiment religieux, les sœurs des couvents sont debout et les évêques assis. Ces choses là sont connues, célébrées ou critiquées. La femme qui couche avec un soldat ennemi pendant que son mari est au front est la pire des salopes. Elle ne trahit pas seulement son mari, elle trahit sa patrie. On la tond parce qu'on n'ose pas la brûler au fer rouge avec la lettre A pour adultère, comme dans l'Amérique puritaine. Mais on le ferait avec plaisir.

            Comme transgressions, on aura tout vu. Les produits contraceptifs, les avortements, les bébés éprouvettes, les mariages homosexuels les amours homosexuels. Et tranquillement, de sa voix embrumée, Nicole m'annonce qu'elle est homosexuelle, qu'elle vit avec une compagne homosexuelle, qu'elles sont mères d'une petite fille de sept ans, que Nicole a portée suite à une fécondation artificielle, en Belgique parce qu'en France, on traîne de l'éprouvette. La petite fille est évidemment reconnue par la compagne qui s'appelle Fadhila. Elle a tout trahi. Tout. Nicole a trahi la France en vivant avec une Algérienne, elle a trahi son sexe en s'unissant avec une femme, elle a trahi la famille en portant un enfant par fécondation artificielle et elle me dit que tout ça est simple, banal et que Fadhila, elle-même et leur petite fille sont accueillies dans la famille avec autant de chaleur que si Nicole était Paul et Fadhila, une Fadhila hétérosexuelle. Fadhila a trahi sa patrie en refusant à 15 ou 17 ans un mariage forcé, en s'unissant à une Française, en adoptant une petite fille née dans des conditions que la religion réprouve et quoi d'autres encore.  Et je demande, autocentré, si la petite N… devenue grande, perd sa carte d'identité, elle devra prouver sa nationalité, nom du père, Nicole, nom de la mère Fadhila, le père est une femme née en France, la mère est née en Algérie elle n'a pas porté l'enfant, c'est le père qui l'a porté, qu'est-ce que vous racontez, dites-moi, c'est votre faute, il n'y a pas assez de cases dans les formulaires, les temps changent, vous ne savez pas, demande l'enfant qui est avocate et vous croyez que les formulaires auront changé dans dix ans? Ou vingt ans?