mardi 31 décembre 2013

le même monde

            
            J’ai la chance inouïe de partager ma vie entre la Goutte d'Or à Paris et Biarritz, la Reine des plages. À la Goutte d'Or, des centres d’accueil pour les usagers de drogue, à Biarritz l’Hôtel du Palais. Entre les deux, le train à grande vitesse me fait passer d’un monde à l’autre. Les deux mondes se heurtent parfois pendant le voyage. Des jeunes déclassés font peur à de respectables voyageurs, qui referment, lorsqu’ils passent bruyamment,  la fermeture éclair de leur sac.

            C’est une chance parce que de voyager entre des destinations qui semblent si éloignées, je suis témoin de la diversité d’un monde qui est unique. Où habitez-vous à Paris ? Je réponds, sans être gêné, depuis le temps, je vis à la Goutte d'Or. Et où habitez-vous quand vous quittez Paris ? Je vis à Biarritz. Chaque fois, dans le cerveau de mon interlocuteur, Goutte d'Or ou Biarritz, se mettent en place les préjugés. Chaque fois, je suis obligé de préciser : vous savez, la Goutte d'Or, ce n’est pas si terrible. Ou parfois, pour paraître héroïque, je dis, au contraire, c’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Et à Biarritz, tout n’est pas calme et volupté, j’ai vu une voiture brûler rue Lousteau, dans le quartier Bibi, alors que je n’ai jamais vu une voiture brûler dans une rue de la Goutte d'Or.

            Le même monde, ça veut dire quoi ? Ça veut dire les mêmes sujets de discussion. Les mêmes craintes. Les mêmes peurs. Les mêmes questions politiques. Les mêmes élans de solidarité qui se heurtent aux évitements égoïstes.

            Prenez les discussions sur les centres d’accueil des moins favorisés. Que Biarritz renâcle à installer des hôtels sociaux et des centres d’accueil pour une population errante, on pourrait comprendre. Biarritz, c’est l’hôtel du Palais, le tourisme de luxe. Pourtant, on a construit un hôtel social et un lieu d’accueil pour les errants. Comme à la Goutte d'Or, des riverains ont manifesté contre l’implantation de ces lieux de solidarité et les responsables associatifs et politiques ont discuté et obtenu leur acceptation. Comme à Biarritz, les habitants de la Goutte d'Or manifestent contre le projet d’une salle de consommation comme ils ont protesté naguère contre les centres d’accueil des usagers de drogue ou de distribution de seringues propres. Il faut chaque fois dialoguer, expliquer, montrer qu’il est de l’intérêt des mieux portants d’aider les accidentés de la vie, que si l’on met face à face l’extrême galère et l’insolent confort, tout peut exploser.

            Deuxième sujet de discussion commun : l’utilisation de l’espace public. Les édiles, gouvernent une ville d’une vingtaine de mille d’habitants dont les électeurs sont résidents, alors que les deux espaces sont envahis de manière récurrente par des dizaines de milliers de clients, touristes, population migrante riche ou pauvre, qui utilisent l’espace public pour leur commerce, leur activité professionnelle, pour des activités licites ou illicites et ne sont pas généralement électeurs. Les intérêts des deux groupes ne sont pas forcément convergents. Comment trouver un terrain d’entente entre résidents qui cherchent paix et tranquillité et qui ont le privilège de voter et migrants qui provoquent bruits, embouteillages, nuisances sonores et qui parfois vont fumer des produits interdits sur les plages ou dans les halls d’immeuble ?

            Entendons-nous bien. Je ne dis pas que les deux lieux sont pareils. Mais comment peut-on comprendre qu’ici et là, les discussions sur la manière de vivre ensemble portent sur les mêmes sujets, l’utilisation de l’espace public, la part qui revient à la solidarité et à la redistribution des richesses et des ressources ?

            Il doit y avoir quelque part une réponse.

            La politique vise à dépasser les comportements individuels pour dégager un intérêt général. Elle doit affronter les conflits et rechercher patiemment les lieux de convergence. Partout, le plus simple, le plus rapide et le moins efficace est de surfer sur les préjugés, sur les peurs, sur les crispations égoïstes. Mettre la sécurité en avant, dénoncer la mixité sociale à la Goutte d'Or comme une « guerre faite aux pauvres » et la dénoncer à Biarritz comme une intolérable invasion. Rechercher les convergences, repousser les affrontements dangereux demande une patience, une obstination, une passion. Tout ça prend du temps et ne correspond pas rythmes électoraux. En face du compromis et du dialogue, se contorsionnent les simplificateurs et les bateleurs. On comprend que les politiques soient tentés par les évitements, par les prudences excessives, par les silences.

            Ils ont tort. Le degré de civilisation d’une société se mesure d’abord par la manière dont elle traite les marges. Là où l’accès aux soins dépend du revenu, où l’éducation dépend d’une adresse, là où les femmes sont maltraitées et exclues, là où les homosexuels sont emprisonnés, c’est la société toute entière qui est atteinte. La haine, l’exclusion, se diffusent dans toutes les couches, toutes les institutions. Le face à face entre richesse insolente et galère insupportable est potentiellement explosif.

            Dans les lieux que je connais, des politiques et des associations œuvrent à la solidarité et au lien social. Grâce à eux, les voitures ne brûlent pas à la Goutte d'Or et les villes de la Côte basque restent accueillantes et solidaires. Grâce à eux, des cinémas et des centres de musique s’installent à la Goutte d'Or et des logements sociaux se construisent à Biarritz. Tout ça prend du temps. Mais qui est pressé  de construire le pire ?



lundi 16 décembre 2013

voiles et vapeurs

Voiles et vapeurs

            Encore une fois la prairie s’enflamme. Une commission chargée d’étudier l’intégration recommande d’abandonner l’interdiction du voile à l’école. C’est la République qu’on assassine, tonne Jean François Copé. La Patrie pour laquelle tant de nous sont morts est en danger. Un petit carré de tissu menace notre pays.

            Si la survie de notre pays dépendait d’un carré plié en deux et noué sous le menton, il serait bien fragile, notre beau pays. Je trouve qu’il se porte bien. Qu’il est fort. Son économie, sa culture, ses gens, une population plutôt en forme, moralement, physiquement. Ses soldats sont robustes, applaudis. Cinéma, littérature, inventions, musique, musées, théâtres, festivals, dessinent un environnement porteur. Les restaurants sont pleins. Le pays attire des étudiants et des mafias du monde entier, ce qui est signe de bonne santé économique et morale. Et voici que le carré de tissu fait trembler nos villes et nos campagnes.

            Parce que ce carré de tissu, nous dit-on, en parfaite contradiction avec l’intégration des nouveaux arrivants. Il est drapeau des envahisseurs, banderole d’une vague déferlante. Dès qu’il apparaît, il faut décréter mobilisation générale et ouvrir la chasse. Cette peur incontrôlée fait partie de notre identité nationale et je craindrais pour mon pays s’il cessait de craindre le voile puisque ces tremblements font partie de notre charme et de notre climat. Douce France, si vite effrayée. La voisine qui nous appelle parce qu’elle a vu une souris dans sa cuisine, rose de panique, n’est-elle pas charmante de cette frayeur ?

            Les craintes réellement fondées sont celles des arrivants. Ils s’accrochent au voile parce que l’intégration marche, que les croyances traditionnelles reculent, que les femmes battues portent  plainte, qu’elles choisissent leur mari et de n’en avoir qu’un, que les mariages mixtes sapent les communautés les mieux soudées. Eux ont raison d’avoir peur et de s’exciter parce que l’intégration lime leur ciment. Est-ce leur peur qui nous contamine ?

           

           

            

samedi 7 décembre 2013

ZSP


         Zone de sécurité prioritaire

         La dernière réunion entre le comité de pilotage de la Zone de sécurité prioritaire et un « panel d’habitants » a eu lieu en septembre 2013. Ensuite, nous a précisé Daniel Vaillant, comme « nous entrons en campagne électorale, il n’y aurait plus de réunion de ce type avant le printemps 2014 ».

         Stupéfiante déclaration. Ainsi, les réunions régulières entre des représentants d’habitants, présentées comme l’un des pièces maîtresses du dispositif, ne sont plus que des outils de propagande donc interdits quand s’ouvre la campagne. Tout le reste continue : les patrouilles de police indéterminées, les arrestations aléatoires. Mais les informations apportées par les habitants, présentées comme si précieuses, si centrales, si importantes, si neuves par rapport à toutes les campagnes de police précédentes, sont bloquées pendant six mois, le temps des élections.

         Question : le temps de la campagne, la Goutte d'Or va-t-elle redevenir un quartier ou restera-t-elle une zone ?
          
        


jeudi 5 décembre 2013

ZSP déc 2013

Zone de sécurité prioritaire 2 déc. 13.

         JB habitant Boulevard Barbès, cinquième étage, vient d’acheter plus grand dans le même immeuble. Il est retraité, voyage beaucoup, fait toutes ses courses en dehors de la Goutte d'Or, tourne le dos à la Goutte d'Or, ne connaît pas l’église Saint-Bernard, ni la médiathèque, aucun restaurant. Quand il sort, c’est vers le soleil couchant, vers la butte, vers les cafés de l’autre côté. Il peut acheter un grand appartement, plus de cent mètres carrés, et littéralement ne pas habiter le quartier. Son irritation : les regroupements qui bloquent l’accès à son immeuble, freinent les déplacements vers les métros Barbès ou Château Rouge.

ZB part à la retraite en mars 2014. Elle vend son appartement rue Doudeauville. Comme Jocelyne, Martine, comme Catherine. comme beaucoup, comme combien ? Encore une fois, le mois dernier, il y a bagarre entre les prostituées au bas de son immeuble. Encore une fois, les habitants se sont penchés, ont crié, taisez-vous ! ZB a pris une bassine d’eau froide, l’a jeté par la fenêtre. Elle habite le premier étage. Les prostituées l’ont vue. Elles ont commencé à lui lancer des pierres contre ses vitres. Elle téléphone à la police, qui arrive une demi-heure plus tard. Il y a trois mois, elle se félicitait de la Zone de sécurité prioritaire, car la police arrivait très vite. Aujourd’hui, trois mois plus tard, elle vend son appartement et achète une maison en Normandie, près de sa famille. ZB dit que des gens de son immeuble pourtant plutôt moins réacs qu’ailleurs évoquent l’idée de milices d’habitants pour chasser les prostituées. Elle dit que sa famille, ses enfants, ses frères, ses amis, lui disent depuis longtemps de partir, que ce n’est plus possible. Elle est chez moi, dans mon jardin, protégé, calme, ah ! dit-elle, si j’habitais ici, je ne serais jamais partie.

         Si la mixité est un combat, voici une bataille de perdue. Moi-même, dans mon jardin protégé, depuis l’instauration de la Zone de sécurité prioritaire, je passe beaucoup plus de temps à Biarritz, où je dispose d’un pied-à-cœur. L’âge, les problèmes de santé, les plus grandes difficultés à me déplacer, la fatigue du bulldozer pour accéder au métro, la vérité est que je fatigue. Hier, en haut des marches du métro Château Rouge, trois mendiants assis, étalés, allongés en haut des marches,  occupaient la moitié au moins de la surface d’accès, les porteurs de cannes, les voitures d’enfant, ne peuvent pas passer. A dix mètres, une voiture de police stationne. Dans quelle station de métro parisienne pourrait-on voir cette intrusion, cette atteinte à la liberté de circulation ? Avant la Zone de sécurité prioritaire, ça n’existait pas. Avant la Zone de sécurité prioritaire, les voitures ne stationnaient partout sur les trottoirs. ZB fatigue aussi. Elle aurait pu rester si elle avait trouvé une association pour s’investir. Mais là, la perspective de la retraite, de se retrouver toute la journée, pas seulement le soir, dans cette ambiance, elle n’en peut plus. Encore une bataille de perdue.      
          
         J’accuse la Zone de sécurité prioritaire d’avoir tué les rêves d’avenir, d’avoir remplacé une vision par des patrouilles, d’avoir transformé un quartier en zone où la sécurité est prioritaire, pas l’école, pas l’emploi, pas les cinémas, les instituts de culture d’Islam, pas le centre Barbara. Pas la médiathèque, pas les nouvelles boutiques de mode et de nourriture. Un endroit pour Manuel Valls interdit à François Lamy. Dans les réunions ne parlent que les habitants en colère et le commissaire, le préfet, le procureur. La politique de la ville se tait parce que Zone de sécurité prioritaire et politique de la ville sont contradictoires, s’excluent. Ne peuvent pas coexister.

         J’accuse la Zone de sécurité prioritaire de chasser du quartier mes amis, mes connaissances, mes copains. Et comme j’ai l’âge de mes artères, je me dis parfois que tout recommence. Qui avait envoyé les forces de l’ordre pour résoudre un problème politique, en Algérie ? Qui avait été plus impressionné par les colères des colons, qui n’avait pour seul souci que d’assurer la sécurité d’une minorité vociférante ? J’ai connu la Goutte d'Or avec ses patrouilles de harkis, ses patrouilles de CRS. Je retrouve la Goutte d'Or avec ses patrouilles de CRS et de policiers rembourrés. J’accuse la Zone de sécurité prioritaire de rejouer symboliquement la guerre d’Algérie.  

         La politique réduite à des conflits personnels ou à des victoires électorales s’étiole. Ce qui important, c’est que les discussions, les campagnes, les arguments, les programmes, les décisions, soient des pierres constructrices d’un avenir, d’une pédagogie, d’une réflexion. Que les politiques ne détruisent pas l’avenir, qu’elles ne l’insultent pas. Depuis la Zone de sécurité prioritaire, où est le quartier, où la politique de la ville ?