J’ai
la chance inouïe de partager ma vie entre la Goutte d'Or à Paris et Biarritz, la Reine des plages. À la Goutte d'Or, des centres
d’accueil pour les usagers de drogue, à Biarritz l’Hôtel du Palais. Entre les
deux, le train à grande vitesse me fait passer d’un monde à l’autre. Les deux
mondes se heurtent parfois pendant le voyage. Des jeunes déclassés font peur à
de respectables voyageurs, qui referment, lorsqu’ils passent bruyamment, la fermeture éclair de leur sac.
C’est
une chance parce que de voyager entre des destinations qui semblent si
éloignées, je suis témoin de la diversité d’un monde qui est unique. Où
habitez-vous à Paris ? Je réponds, sans être gêné, depuis le temps, je vis
à la Goutte
d'Or. Et où habitez-vous quand vous quittez Paris ? Je vis à Biarritz.
Chaque fois, dans le cerveau de mon interlocuteur, Goutte d'Or ou Biarritz, se mettent
en place les préjugés. Chaque fois, je suis obligé de préciser : vous
savez, la Goutte
d'Or, ce n’est pas si terrible. Ou parfois, pour paraître héroïque, je dis, au
contraire, c’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Et à Biarritz, tout
n’est pas calme et volupté, j’ai vu une voiture brûler rue Lousteau, dans le
quartier Bibi, alors que je n’ai jamais vu une voiture brûler dans une rue de la Goutte d'Or.
Le
même monde, ça veut dire quoi ? Ça veut dire les mêmes sujets de
discussion. Les mêmes craintes. Les mêmes peurs. Les mêmes questions
politiques. Les mêmes élans de solidarité qui se heurtent aux évitements
égoïstes.
Prenez
les discussions sur les centres d’accueil des moins favorisés. Que Biarritz
renâcle à installer des hôtels sociaux et des centres d’accueil pour une
population errante, on pourrait comprendre. Biarritz, c’est l’hôtel du Palais,
le tourisme de luxe. Pourtant, on a construit un hôtel social et un lieu
d’accueil pour les errants. Comme à la Goutte d'Or, des riverains ont manifesté contre
l’implantation de ces lieux de solidarité et les responsables associatifs et
politiques ont discuté et obtenu leur acceptation. Comme à Biarritz, les
habitants de la Goutte
d'Or manifestent contre le projet d’une salle de consommation comme ils ont
protesté naguère contre les centres d’accueil des usagers de drogue ou de
distribution de seringues propres. Il faut chaque fois dialoguer, expliquer, montrer
qu’il est de l’intérêt des mieux portants d’aider les accidentés de la vie, que
si l’on met face à face l’extrême galère et l’insolent confort, tout peut
exploser.
Deuxième
sujet de discussion commun : l’utilisation de l’espace public. Les édiles,
gouvernent une ville d’une vingtaine de mille d’habitants dont les électeurs
sont résidents, alors que les deux espaces sont envahis de manière récurrente
par des dizaines de milliers de clients, touristes, population migrante riche
ou pauvre, qui utilisent l’espace public pour leur commerce, leur activité
professionnelle, pour des activités licites ou illicites et ne sont pas
généralement électeurs. Les intérêts des deux groupes ne sont pas forcément
convergents. Comment trouver un terrain d’entente entre résidents qui cherchent
paix et tranquillité et qui ont le privilège de voter et migrants qui
provoquent bruits, embouteillages, nuisances sonores et qui parfois vont fumer
des produits interdits sur les plages ou dans les halls d’immeuble ?
Entendons-nous
bien. Je ne dis pas que les deux lieux sont pareils. Mais comment peut-on
comprendre qu’ici et là, les discussions sur la manière de vivre ensemble
portent sur les mêmes sujets, l’utilisation de l’espace public, la part qui
revient à la solidarité et à la redistribution des richesses et des
ressources ?
Il
doit y avoir quelque part une réponse.
La
politique vise à dépasser les comportements individuels pour dégager un intérêt
général. Elle doit affronter les conflits et rechercher patiemment les lieux de
convergence. Partout, le plus simple, le plus rapide et le moins efficace est
de surfer sur les préjugés, sur les peurs, sur les crispations égoïstes. Mettre
la sécurité en avant, dénoncer la mixité sociale à la Goutte d'Or comme une
« guerre faite aux pauvres » et la dénoncer à Biarritz comme une intolérable
invasion. Rechercher les convergences, repousser les affrontements dangereux
demande une patience, une obstination, une passion. Tout ça prend du temps et
ne correspond pas rythmes électoraux. En face du compromis et du dialogue, se
contorsionnent les simplificateurs et les bateleurs. On comprend que les
politiques soient tentés par les évitements, par les prudences excessives, par
les silences.
Ils
ont tort. Le degré de civilisation d’une société se mesure d’abord par la
manière dont elle traite les marges. Là où l’accès aux soins dépend du revenu, où
l’éducation dépend d’une adresse, là où les femmes sont maltraitées et exclues,
là où les homosexuels sont emprisonnés, c’est la société toute entière qui est
atteinte. La haine, l’exclusion, se diffusent dans toutes les couches, toutes
les institutions. Le face à face entre richesse insolente et galère
insupportable est potentiellement explosif.
Dans
les lieux que je connais, des politiques et des associations œuvrent à la
solidarité et au lien social. Grâce à eux, les voitures ne brûlent pas à la Goutte d'Or et les villes
de la Côte basque
restent accueillantes et solidaires. Grâce à eux, des cinémas et des centres de
musique s’installent à la
Goutte d'Or et des logements sociaux se construisent à Biarritz.
Tout ça prend du temps. Mais qui est pressé
de construire le pire ?
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