Ne ratez pas la marche
Le dernier né vomit dans les nuages de fièvre. Il tarde à
parler. Il marche. Il sourit. Il se lève. Rien n’existe plus que son bulletin de
santé. Le premier né s’affale sur le carrelage de la salle de bain. Le voisin
le trouve ainsi allongé et appelle l’ambulance. Un AVC, toujours le cœur s’arrête.
Et partout, pour les derniers comme pour les premiers, les derniers qui
deviendront les premiers, des escaliers, des perrons, un étage sans ascenseur,
descendant vers l’abîme du métro, montant vers la chambre du premier, des
marches vers le ciel, des marches vers l’enfer. Le plat est un désert. La mer
sans vagues est un lac, la vie sans marches est une longue sieste. Le cabaret au-dessus
de la côte des Basques s’appelait les Cent marches, ça vous a une autre allure
que Bibi Exola. Un restaurant sur Grands Boulevards se nomme les Quatre
marches. Un restaurant bon marché.
Marche ou crève.
D’aussi loin que remontent mes souvenirs, les marches s’imposent.
Mes parents étaient marchands forains. Ils faisaient les marchés. Quand ils ont
acheté une boutique, la porte d’entrée était précédée d’un perron de deux ou
trois marches. A Saint-Quentin comme à Paris. Ils habitaient au premier étage,
au-dessus de la boutique, un premier étage sans ascenseur. Puis ils ont habité
au troisième étage, sans ascenseur. A Paris, j’ai habité une chambre de bonne d’abord,
sept étages sans ascenseur, puis un appartement au second, sans ascenseur, deux
étages, grimpés les derniers-nés sur un bras et le panier sur l’autre bras. Encore
un logement au deuxième, puis une maison avec trois marches et une porte sur
croisillon. Combien d’invités se sont écroulés sur ce piège infernal. Attention,
crions-nous, il y a une marche. Puis un autre appartement dit rez-de-chaussée,
mais en fait en haut d’un escalier qui menait vers le jardin. Trois marches
pour pénétrer dans le couloir. Encore des marches pour aller chez les voisins
et les voisines. Nouvel exil, vers une maison d’un seul niveau et pourtant
trois marches, et toujours attention à la marche, surtout en hiver, quand il a
plu verglacé[mg1] .
Les marches sont des obstacles de luxe, pour une population de
pays développé. L’extrême misère ne connaît que le plat. Le plat des villages,
le plat des bidonvilles. Dès que s’élève le niveau de vie se construisent les
marches. On objectera que certaines tours sont des taudis verticaux. Oui, mais
elles ne l’étaient pas au début. Elles sont devenues taudis avec le temps, avec
l’abandon. Elles seront détruites et chacun de ses habitants rêve d’un pavillon
sans marche, d’un seul niveau.
Pour les derniers-nés comme les premiers-nés, les marches
sont des obstacles et des instruments de promotion. Le dernier-né se traîne sur
le plat et s’élève sur l’escalier souvent interdit par une barrière mobile. Le
premier né est conscient d’appartenir à
la communauté des vivants par sa capacité à descendre et à grimper les
escaliers. La fatigue, le grand âge, le handicap, réclame du plat, efface les
degrés. Devant les bâtiments publics, à l’entrée des restaurants, le béton aplatit
les marches pour les derniers et les premiers-nés, la loi arase les terrains
pour les premiers et les derniers pas.
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