Paradors
Rien
à faire. Nous sommes touristes typiques, touristes jusqu’à la lie. Ouvrant la
marche, Brigitte avec son appareil photo, moi suivant avec le guide de
l’Andalousie, Lonely Planet, parce
que Brigitte, pour se distinguer, n’avait pas voulu acheter le guide du routard. Fermant la marche,
Tony avec la carte de la ville de Jaen. Nous partons le dimanche 14 juin, tôt
le matin à Irun, puis changement à Madrid où nous passons la nuit. Dans le
train, un employé distribue les journaux, un écran diffuse un film comme dans
un avion, avec des écouteurs crachotant. Arrivée à Madrid dans un hôtel
rutilant quatre étoiles, des savons partout. Promenade dans Madrid jusqu’à la
Puerta del Sol, après un repas andalou, soupe épaisse aux haricots et merlu à
la plancha, les parcs, le musée Thyssen, le ministère de l’agriculture en grand
style mussolinien, surmonté par des aigles déployant leurs ailes. Le musée du
Prado la prochaine fois. Dans le parc, le monument aux morts, à tous les morts,
un monument qui est le point d’équilibre, le compromis entre ceux qui
condamnent les massacres des prêtres par les marxistes et ceux qui célèbrent
les combattants de la liberté. Les uns et les autres passent devant le monument
et rongent leur frein. On ne peut pas célébrer tous les morts. Les blessures
sont trop fraîches. Elles cuisent encore. Avec le temps, peut-être, ces combats
tomberont dans les archives. Nous arrivons à la Porte du Soleil, qui m’enlève
le pull et le glisse dans un sac ami. Bière à la terrasse d’un hôtel dans une
petite rue, aux premiers rangs d’une procession de la confrérie les « Amis
du silence ». Le jour de saint Antoine de Padoue. C’est ta fête, Tony,
disent les processionnaires. Les hommes sont en noir, les femmes en noir, les
enfants en blanc, les chars où le Christ est fouetté par un soldat romain, la
fanfare joue des airs martiaux et les Chinois, les Japonais, mitraillent la
procession, voilà pourquoi ils sont fait dix mille kilomètres en avion. Trop
tard. S’ils avaient été là le jour du chemin de croix, avec ces millions
d’appareils photo, ils auraient pu peut-être empêcher le pire. Les autres
n’auraient pas osé.
Un
autre char dit « bicyclette à bière » transporte une dizaine de
cyclistes qui pédalent autour d’un bar
sur roulettes et boivent de la bière en chantant et en se déhanchant. Le bar
avance à la vitesse d’une torture vieillissante. Une vraie trouvaille. En me
relisant, je ne suis pas certain d’être clair. Il s’agit d’un pédalo sur terre
ferme, collectif, où les cyclistes sont rangés en rectangle autour du bar où l’on
sert de la bière. Ils pédalent, ils boivent de la bière et avancent en
chantant. Est-ce plus clair ainsi ?
Nuit
dans un hôtel confortable, près de la gare Atocha que nous rejoindrons le lendemain
avec valises à roulettes et guide Lonely Planet, appareil photo et carte de la
ville, encore huit jours et je serai en vacances, sans monument à regarder
obligatoirement, sans église gothique et flamboyant baroque, paysage en paliers
ruisselants, poissons qui viennent se grouper en ballet autour des miettes de
pain du petit déjeuner.
Le
parador de Jaen est une ancienne fortification loin du centre-ville. Nous
dormirons ainsi toute la semaine dans un château, dans des manoirs, dans des
couvents, dans des musées, sur la terrasse un martini face à la montagne, que
nous quitterons parfois pour des cathédrales baroques dont les vierges et les chérubins
seront feuilletés d’or. Lundi 15 juin, encore un somptueux petit déjeuner que
nous quittons pour Ubeda, puisque nous avons visité Jaen la veille. Arrêt à
Baeza, une ville histoire, une ville musée, promenade dans les rues, arrêt
terrasse pour tapas, puis reprise de la voiture jusqu’à Ubeda, dont le parador
se dresse face à la mairie, les deux établissements inscrits dans des immeubles
seizième dix-septième. Un ancien palais privé, qui mérite une sieste. Ubeda
nous pousse dans les rues de la ville pavées dans le temps, dalles polies par
les semelles Méphisto. La synagogue nous ouvre la porte, nous y pénétrons hardiment
et heureusement, car à Cordoue, la foule, la queue, devant la synagogue
signalée par Lonely Planet est tellement dense, occupant les petites rues blanches
comme le métro aux heures de pointe, que nous déciderons de ne pas. Combien de
fois ainsi, à partir de Grenade, où les Japonais, les Chinois, les Philippins,
les Anglais, les Allemands, nous barreront la route vers vaut le détour ou à
voir absolument.
La
synagogue d’Ubeda fut redécouverte récemment, en 2009, par un entrepreneur
aujourd’hui en faillite, qui signalait systématiquement au patrimoine le
moindre caillou ridé de ses chantiers. Dans ce cas précis, il découvrit des pièces
entières d’origine, la salle de prière, la salle des femmes protégée par des
jalousies et toujours fermée au public alors que la synagogue n’est plus un temple,
mais seulement un musée. On n’oblige pas Brigitte à se couvrir la tête alors
que dans les établissements en activité, les femmes doivent cacher les cheveux.
Moi je garde mon Stetson. Tout ça dans un joyeux carnaval. Pourtant, si toutes
les règles ont disparu de ce lieu qui fut une synagogue, il reste
l’interdiction de visiter la salle des femmes.
Nous
descendons les escaliers vers les pièces à vivre, avec des vases en terre pour
conserver l’huile et les aliments, des fours pour les cuire. Un recoin dans le
mur pour la thora, la salle du bain rituel, les puits dont deux sont encore
alimentés en eau. Une guide nous donne des brochures en français, des feuilles
de papier reliées par des agrafes. Deux visiteurs devant nous terminent leur
visite. Nous avons l’impression d’être des visiteurs privilégiés. Toute la
ville est à nous.
Et
ce n’est encore rien. Un nouveau palais
dans une rue étroite. Le palais d’une vieille famille d’Ubeda. Le Palacio Vela
de los Cobos. La propriété est devenue un musée, toujours habitée en haut d’un
escalier par un vieux monsieur avec une canne qui nous dit bonjour, d’habitude
c’est l’office du tourisme qui fait visiter à des heures prévues et affichées,
mais comme vous êtes là et que je n’ai rien d’autre à faire, je veux bien vous
faire visiter ma maison, vous me donnez quatre euros chacun et en route. Si un
homme mal habillé nous avait demandé huit euros pour visiter cette maison, nous
l’aurions pris au mieux pour un mendiant, au pire pour un escroc. Mais le
propriétaire est habillé impeccablement, pantalon repassé, chemise propre,
canne au pommeau de nacre, chaussures cirées, et il nous demande les huit euros
avec une telle distinction que nous le prenons pour ce qu’il est, le descendant
d’une grande famille d’Ubeda qui ne peut plus entretenir sa vaste demeure et
l’a transformé en musée, offrant ainsi sa splendeur au grand nombre. Le
propriétaire est un guide parfait, il parle français, espagnol et anglais, il
nous montre les salons, les bibliothèques de milliers de livres dont des
incunables, les tableaux anciens, la salle à manger toute dressée pour une
trentaine d’invités, la chambre à coucher avec des photos et sur l’une des
photos, un petit garçon, c’est moi dit-il, à cet âge, j’étais élève à Saint-Louis
de Gonzague, un établissement privé de Biarritz. Pendant la guerre civile,
c’est à Biarritz que sa famille s’était réfugiée. Quelle émotion, que joie,
quelle surprise, quand il apprend que Brigitte est biarrote, ils échangent des
informations sur la ville, les changements, les personnes qu’ils connaissent,
il est très ému et Brigitte l’embrasse en le quittant.
Nous
quittons Ubeda pour le parador de Cazorla, situé dans le parc naturel du même
nom. Nous montons dans les montagnes, il fait de plus en plus froid et nous
n’avons qu’un pull, même pas d’imper et pourtant les nuages s’alourdissent.
Route de montagne, lacets. La forêt s’épaissit, les feuillages cachent la
lumière. Les conversations s’arrêtent, l’inquiétude s’insinue, l’auberge rouge
est-elle au bout du sentier. Le lendemain nous sortons avec un guide en chair
et en os, pas un guide en papier, et son 4X4. Tout est calibré. Les arrêts
devant les lacs, les endroits pour prendre des photos avec parkings prévus. Les
animaux nous attendent, en groupe ou solitaires, le renard s’approche dès qu’il
entend la voiture et quémande son pain, en faisant le beau, les biches
s’éloignent, sans inquiétude, les sangliers sont méfiants, mais restent à
portée des objectifs. Les villages abandonnés, le romarin que l’on écrase dans
les doigts, le thym, le laurier, les doigts qu’on coince dans la portière et
qu’on trempe dans l’eau glacée du ruisseau que le guide a recueilli dans un sac
plastique. Six mois d’hiver tout est fermé. Très peu de promeneurs ou de
voitures dans le parc naturel.
Une
piscine froide et protégée par des regards électroniques qui déclenchent les
douches quand un être humain s’approche du bord. Personne ne peut se baigner
sale. Du coup personne ne se baigne.
Vendredi
19 juin, visite de l’Alhambra. Enfin, si on peut dire. Le parador est dans l’Alhambra,
donc à chaque pas que nous faisons dans ce parador, nous visitons. Nous
visitons à chaque pas vers la salle de bains, quand je me déplace vers la
télécommande, que j’accroche une veste au crochet de l’armoire, quand je sors
déjeuner, quand je reviens du déjeuner, quand je prends la clé, quand je rends
la clé, je visite. Nous visitons l’Alhambra, en faisant la queue modestement
car nous avons retenu notre place au mois d’avril. La chambre n’était pas prête
et la direction nous a offert une bouteille de champagne pour s’excuser. Le
jardin, les Japonais qui défilent, qui prennent les murs et les voutes en photo.
Nous allons visiter la cathédrale. Il fait très chaud. Les touristes se
traînent comme dans une résidence de personnes âgées en situation de
dépendance, épuisés par la vie, se traînent vers la table du gouter, ou parfois
aussi dans un film de science-fiction, les personnages sont des zombies qui se
déplacent lentement et bougent doucement sous le soleil. Dans le jardin, des
guerriers musulmans qui ont des trous à la place des têtes et forcément, Tony,
Pat et moi nous nous faisons photographier par Brigitte, donnant une tête aux
guerriers du calife.
La
route de Grenade à Cordoue sous le soleil. Cordoue était la capitale de l’islam
intellectuel, rassemblait les grands esprits musulmans chrétiens et juifs, avec
Averroès et Maimonide. Puis un général a
pris le pouvoir, ce fut la guerre civile, le chaos et Cordoue perdit sa place
au profit de Séville. La terrasse de l’hôtel donne sur la ville, la ville qui
s’illumine peu à peu. Plusieurs voyageurs ont pris le même circuit et nous les
retrouvons le soir dans la salle à manger pour échanger quelques paroles.
L’inconvénient
de ces tournées aristocratiques où la moindre erreur de la direction nous vaut
une bouteille de champagne est le retour au sol. Après les paradors, les hôtels
deux étoiles ont des allures de taudis. Comment redescendre ? Il faudrait
sans doute prendre des hôtels qui ressemblent le plus aux habitations habituelles.
En fait, ce qu’il faudrait, c’est ne pas quitter le parador, un endroit où l’on
s’arrête, littéralement, rester là où l’on s’arrête car voyager, c’est prendre
des risques.
Devant
ces interrogations qui s’accumulent, nous discutons pour l’avenir de solutions
alternatives. Pat et Tony nous proposent pour l’année prochaine de visiter les
églises romanes de l’île of Wight. Ils savent que Brigitte déteste les églises
baroques des pays du sud, ces ors qui transforment les églises en procession de
Noël. Elle aime la simplicité des églises romanes de Charente. Elle est émue
par ces simples églises de village à l’abandon que viennent parfois réveiller
des noces paysannes. Finalement elle est plutôt protestante, Brigitte. Pat et
Tony le savent, ils ont bien vu les regards réprobateurs de Brigitte devant la
procession des Frères du Silence, avec ses chars bigarrés et les uniformes des
Folies Bergères. Ils poussent donc leur avantage : il faut prendre le
train jusqu’à Cherbourg, puis le ferry jusqu’à Portsmouth où se trouve le
bateau Liberty de Nelson. Dix minutes
plus tard, de Portsmouth, nous débarquons à l’île de Wight où nous attendent
des centaines d’églises romanes et si ce ne sont pas des vacances, qu’est-ce
que c’est ?
Pat
et Tony veulent nous faire visiter des églises romanes, le bateau de Nelson qui
vainquit les Français à Trafalgar, la maison de Tennyson, ce sont des vacances
typiques, dis-je. J’aimerais voyager utile, apprendre, changer. Je propose
l’humanitaire. Tony et Pat, et je soupçonne Brigitte de partager leur avis,
mais par pudeur, elle se retient, pensent que nous ne serions guère utiles et
qu’au contraire, nous serions un fardeau, que nous devrions dès l’arrivée être
pris en charge par les médecins et les infirmières et au bout de quelques
minutes, la proposition de voyages humanitaires est rejetée. Retour à l’île de
Wight. En plus de la visite des églises normandes et romanes, le pasteur nous
fera une conférence sur l’histoire de son église, les anecdotes qui ne peuvent
manquer sur son sacerdoce, nous ferions ainsi des progrès importants en histoire
et en anglais, Brigitte pourrait traduire les conférences du pasteur en langue
des signes et ainsi nous ferions des progrès en langue des signes, en anglais
et en histoire, nous reviendrions à Biarritz trilingues et spécialistes de l’histoire
des églises romanes de l’île de Wight. Une autre suggestion de voyages hors
tourisme : visiter les villes où il y a des statues, des monuments, des
tombes, d’économistes célèbres, Adam Smith à Edimbourg, Karl Marx à Londres,
chaque fois un conférencier nous donnerait un aperçu de la contribution de l’économiste
à l’histoire de l’humanité et ainsi nous reviendrions à Biarritz mieux armés
pour affronter les débats qui agitent les économistes aujourd’hui. Autre suggestion :
partir pour une semaine n’importe où pourvu que ce ne soit pas chez nous, sans
argent, sans carte de crédit, une semaine pas plus. Autre suggestion, pour
sortir des paradors par le haut : les bed
and breakfast de luxe. Des aristocrates désargentés offrent d’héberger pour
une nuit ou plus des familles ou des couples et de leur offrir une vie de château.
Arrivée dans l’après-midi, accueilli par un verre de sherry brun transparent
offert par un domestique en livrée, visite de la chambre avec lit en baldaquin,
repas en smoking et robe du soir avec les hôtes qui racontent des histoires de
famille, les batailles des ancêtres, les tournois du Moyen Âge.
Tony
a oublié sa veste et son passeport à la gare de Cordoue. Le contrôleur
téléphone à la gare où des policiers viennent récupérer sa veste et son
passeport et enverront le tout à son domicile. Brigitte avait oublié son sac
dans les toilettes à l’aéroport de Bordeaux. Elle l’a retrouvé moins cent
euros. J’ai personnellement oublié mon sac dans un taxi à Paris. Je ne l’ai pas
retrouvé. J’avais encore quelque chose à vous raconter, mais j’ai oublié.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire