vendredi 26 juin 2015

paradors

Paradors



Rien à faire. Nous sommes touristes typiques, touristes jusqu’à la lie. Ouvrant la marche, Brigitte avec son appareil photo, moi suivant avec le guide de l’Andalousie, Lonely Planet, parce que Brigitte, pour se distinguer, n’avait pas voulu acheter le guide du routard. Fermant la marche, Tony avec la carte de la ville de Jaen. Nous partons le dimanche 14 juin, tôt le matin à Irun, puis changement à Madrid où nous passons la nuit. Dans le train, un employé distribue les journaux, un écran diffuse un film comme dans un avion, avec des écouteurs crachotant. Arrivée à Madrid dans un hôtel rutilant quatre étoiles, des savons partout. Promenade dans Madrid jusqu’à la Puerta del Sol, après un repas andalou, soupe épaisse aux haricots et merlu à la plancha, les parcs, le musée Thyssen, le ministère de l’agriculture en grand style mussolinien, surmonté par des aigles déployant leurs ailes. Le musée du Prado la prochaine fois. Dans le parc, le monument aux morts, à tous les morts, un monument qui est le point d’équilibre, le compromis entre ceux qui condamnent les massacres des prêtres par les marxistes et ceux qui célèbrent les combattants de la liberté. Les uns et les autres passent devant le monument et rongent leur frein. On ne peut pas célébrer tous les morts. Les blessures sont trop fraîches. Elles cuisent encore. Avec le temps, peut-être, ces combats tomberont dans les archives. Nous arrivons à la Porte du Soleil, qui m’enlève le pull et le glisse dans un sac ami. Bière à la terrasse d’un hôtel dans une petite rue, aux premiers rangs d’une procession de la confrérie les « Amis du silence ». Le jour de saint Antoine de Padoue. C’est ta fête, Tony, disent les processionnaires. Les hommes sont en noir, les femmes en noir, les enfants en blanc, les chars où le Christ est fouetté par un soldat romain, la fanfare joue des airs martiaux et les Chinois, les Japonais, mitraillent la procession, voilà pourquoi ils sont fait dix mille kilomètres en avion. Trop tard. S’ils avaient été là le jour du chemin de croix, avec ces millions d’appareils photo, ils auraient pu peut-être empêcher le pire. Les autres n’auraient pas osé.

Un autre char dit « bicyclette à bière » transporte une dizaine de cyclistes qui pédalent  autour d’un bar sur roulettes et boivent de la bière en chantant et en se déhanchant. Le bar avance à la vitesse d’une torture vieillissante. Une vraie trouvaille. En me relisant, je ne suis pas certain d’être clair. Il s’agit d’un pédalo sur terre ferme, collectif, où les cyclistes sont rangés en rectangle autour du bar où l’on sert de la bière. Ils pédalent, ils boivent de la bière et avancent en chantant. Est-ce plus clair ainsi ?

Nuit dans un hôtel confortable, près de la gare Atocha que nous rejoindrons le lendemain avec valises à roulettes et guide Lonely Planet, appareil photo et carte de la ville, encore huit jours et je serai en vacances, sans monument à regarder obligatoirement, sans église gothique et flamboyant baroque, paysage en paliers ruisselants, poissons qui viennent se grouper en ballet autour des miettes de pain du petit déjeuner.

Le parador de Jaen est une ancienne fortification loin du centre-ville. Nous dormirons ainsi toute la semaine dans un château, dans des manoirs, dans des couvents, dans des musées, sur la terrasse un martini face à la montagne, que nous quitterons parfois pour des cathédrales baroques dont les vierges et les chérubins seront feuilletés d’or. Lundi 15 juin, encore un somptueux petit déjeuner que nous quittons pour Ubeda, puisque nous avons visité Jaen la veille. Arrêt à Baeza, une ville histoire, une ville musée, promenade dans les rues, arrêt terrasse pour tapas, puis reprise de la voiture jusqu’à Ubeda, dont le parador se dresse face à la mairie, les deux établissements inscrits dans des immeubles seizième dix-septième. Un ancien palais privé, qui mérite une sieste. Ubeda nous pousse dans les rues de la ville pavées dans le temps, dalles polies par les semelles Méphisto. La synagogue nous ouvre la porte, nous y pénétrons hardiment et heureusement, car à Cordoue, la foule, la queue, devant la synagogue signalée par Lonely Planet est tellement dense, occupant les petites rues blanches comme le métro aux heures de pointe, que nous déciderons de ne pas. Combien de fois ainsi, à partir de Grenade, où les Japonais, les Chinois, les Philippins, les Anglais, les Allemands, nous barreront la route vers vaut le détour ou à voir absolument.

La synagogue d’Ubeda fut redécouverte récemment, en 2009, par un entrepreneur aujourd’hui en faillite, qui signalait systématiquement au patrimoine le moindre caillou ridé de ses chantiers. Dans ce cas précis, il découvrit des pièces entières d’origine, la salle de prière, la salle des femmes protégée par des jalousies et toujours fermée au public alors que la synagogue n’est plus un temple, mais seulement un musée. On n’oblige pas Brigitte à se couvrir la tête alors que dans les établissements en activité, les femmes doivent cacher les cheveux. Moi je garde mon Stetson. Tout ça dans un joyeux carnaval. Pourtant, si toutes les règles ont disparu de ce lieu qui fut une synagogue, il reste l’interdiction de visiter la salle des femmes.

Nous descendons les escaliers vers les pièces à vivre, avec des vases en terre pour conserver l’huile et les aliments, des fours pour les cuire. Un recoin dans le mur pour la thora, la salle du bain rituel, les puits dont deux sont encore alimentés en eau. Une guide nous donne des brochures en français, des feuilles de papier reliées par des agrafes. Deux visiteurs devant nous terminent leur visite. Nous avons l’impression d’être des visiteurs privilégiés. Toute la ville est à nous.

Et ce n’est encore rien.  Un nouveau palais dans une rue étroite. Le palais d’une vieille famille d’Ubeda. Le Palacio Vela de los Cobos. La propriété est devenue un musée, toujours habitée en haut d’un escalier par un vieux monsieur avec une canne qui nous dit bonjour, d’habitude c’est l’office du tourisme qui fait visiter à des heures prévues et affichées, mais comme vous êtes là et que je n’ai rien d’autre à faire, je veux bien vous faire visiter ma maison, vous me donnez quatre euros chacun et en route. Si un homme mal habillé nous avait demandé huit euros pour visiter cette maison, nous l’aurions pris au mieux pour un mendiant, au pire pour un escroc. Mais le propriétaire est habillé impeccablement, pantalon repassé, chemise propre, canne au pommeau de nacre, chaussures cirées, et il nous demande les huit euros avec une telle distinction que nous le prenons pour ce qu’il est, le descendant d’une grande famille d’Ubeda qui ne peut plus entretenir sa vaste demeure et l’a transformé en musée, offrant ainsi sa splendeur au grand nombre. Le propriétaire est un guide parfait, il parle français, espagnol et anglais, il nous montre les salons, les bibliothèques de milliers de livres dont des incunables, les tableaux anciens, la salle à manger toute dressée pour une trentaine d’invités, la chambre à coucher avec des photos et sur l’une des photos, un petit garçon, c’est moi dit-il, à cet âge, j’étais élève à Saint-Louis de Gonzague, un établissement privé de Biarritz. Pendant la guerre civile, c’est à Biarritz que sa famille s’était réfugiée. Quelle émotion, que joie, quelle surprise, quand il apprend que Brigitte est biarrote, ils échangent des informations sur la ville, les changements, les personnes qu’ils connaissent, il est très ému et Brigitte l’embrasse en le quittant.

Nous quittons Ubeda pour le parador de Cazorla, situé dans le parc naturel du même nom. Nous montons dans les montagnes, il fait de plus en plus froid et nous n’avons qu’un pull, même pas d’imper et pourtant les nuages s’alourdissent. Route de montagne, lacets. La forêt s’épaissit, les feuillages cachent la lumière. Les conversations s’arrêtent, l’inquiétude s’insinue, l’auberge rouge est-elle au bout du sentier. Le lendemain nous sortons avec un guide en chair et en os, pas un guide en papier, et son 4X4. Tout est calibré. Les arrêts devant les lacs, les endroits pour prendre des photos avec parkings prévus. Les animaux nous attendent, en groupe ou solitaires, le renard s’approche dès qu’il entend la voiture et quémande son pain, en faisant le beau, les biches s’éloignent, sans inquiétude, les sangliers sont méfiants, mais restent à portée des objectifs. Les villages abandonnés, le romarin que l’on écrase dans les doigts, le thym, le laurier, les doigts qu’on coince dans la portière et qu’on trempe dans l’eau glacée du ruisseau que le guide a recueilli dans un sac plastique. Six mois d’hiver tout est fermé. Très peu de promeneurs ou de voitures dans le parc naturel.

Une piscine froide et protégée par des regards électroniques qui déclenchent les douches quand un être humain s’approche du bord. Personne ne peut se baigner sale. Du coup personne ne se baigne.

Vendredi 19 juin, visite de l’Alhambra. Enfin, si on peut dire. Le parador est dans l’Alhambra, donc à chaque pas que nous faisons dans ce parador, nous visitons. Nous visitons à chaque pas vers la salle de bains, quand je me déplace vers la télécommande, que j’accroche une veste au crochet de l’armoire, quand je sors déjeuner, quand je reviens du déjeuner, quand je prends la clé, quand je rends la clé, je visite. Nous visitons l’Alhambra, en faisant la queue modestement car nous avons retenu notre place au mois d’avril. La chambre n’était pas prête et la direction nous a offert une bouteille de champagne pour s’excuser. Le jardin, les Japonais qui défilent, qui prennent les murs et les voutes en photo. Nous allons visiter la cathédrale. Il fait très chaud. Les touristes se traînent comme dans une résidence de personnes âgées en situation de dépendance, épuisés par la vie, se traînent vers la table du gouter, ou parfois aussi dans un film de science-fiction, les personnages sont des zombies qui se déplacent lentement et bougent doucement sous le soleil. Dans le jardin, des guerriers musulmans qui ont des trous à la place des têtes et forcément, Tony, Pat et moi nous nous faisons photographier par Brigitte, donnant une tête aux guerriers du calife.
La route de Grenade à Cordoue sous le soleil. Cordoue était la capitale de l’islam intellectuel, rassemblait les grands esprits musulmans chrétiens et juifs, avec Averroès et Maimonide. Puis un général  a pris le pouvoir, ce fut la guerre civile, le chaos et Cordoue perdit sa place au profit de Séville. La terrasse de l’hôtel donne sur la ville, la ville qui s’illumine peu à peu. Plusieurs voyageurs ont pris le même circuit et nous les retrouvons le soir dans la salle à manger pour échanger quelques paroles.

L’inconvénient de ces tournées aristocratiques où la moindre erreur de la direction nous vaut une bouteille de champagne est le retour au sol. Après les paradors, les hôtels deux étoiles ont des allures de taudis. Comment redescendre ? Il faudrait sans doute prendre des hôtels qui ressemblent le plus aux habitations habituelles. En fait, ce qu’il faudrait, c’est ne pas quitter le parador, un endroit où l’on s’arrête, littéralement, rester là où l’on s’arrête car voyager, c’est prendre des risques.

Devant ces interrogations qui s’accumulent, nous discutons pour l’avenir de solutions alternatives. Pat et Tony nous proposent pour l’année prochaine de visiter les églises romanes de l’île of Wight. Ils savent que Brigitte déteste les églises baroques des pays du sud, ces ors qui transforment les églises en procession de Noël. Elle aime la simplicité des églises romanes de Charente. Elle est émue par ces simples églises de village à l’abandon que viennent parfois réveiller des noces paysannes. Finalement elle est plutôt protestante, Brigitte. Pat et Tony le savent, ils ont bien vu les regards réprobateurs de Brigitte devant la procession des Frères du Silence, avec ses chars bigarrés et les uniformes des Folies Bergères. Ils poussent donc leur avantage : il faut prendre le train jusqu’à Cherbourg, puis le ferry jusqu’à Portsmouth où se trouve le bateau Liberty de Nelson. Dix minutes plus tard, de Portsmouth, nous débarquons à l’île de Wight où nous attendent des centaines d’églises romanes et si ce ne sont pas des vacances, qu’est-ce que c’est ?

Pat et Tony veulent nous faire visiter des églises romanes, le bateau de Nelson qui vainquit les Français à Trafalgar, la maison de Tennyson, ce sont des vacances typiques, dis-je. J’aimerais voyager utile, apprendre, changer. Je propose l’humanitaire. Tony et Pat, et je soupçonne Brigitte de partager leur avis, mais par pudeur, elle se retient, pensent que nous ne serions guère utiles et qu’au contraire, nous serions un fardeau, que nous devrions dès l’arrivée être pris en charge par les médecins et les infirmières et au bout de quelques minutes, la proposition de voyages humanitaires est rejetée. Retour à l’île de Wight. En plus de la visite des églises normandes et romanes, le pasteur nous fera une conférence sur l’histoire de son église, les anecdotes qui ne peuvent manquer sur son sacerdoce, nous ferions ainsi des progrès importants en histoire et en anglais, Brigitte pourrait traduire les conférences du pasteur en langue des signes et ainsi nous ferions des progrès en langue des signes, en anglais et en histoire, nous reviendrions à Biarritz trilingues et spécialistes de l’histoire des églises romanes de l’île de Wight. Une autre suggestion de voyages hors tourisme : visiter les villes où il y a des statues, des monuments, des tombes, d’économistes célèbres, Adam Smith à Edimbourg, Karl Marx à Londres, chaque fois un conférencier nous donnerait un aperçu de la contribution de l’économiste à l’histoire de l’humanité et ainsi nous reviendrions à Biarritz mieux armés pour affronter les débats qui agitent les économistes aujourd’hui. Autre suggestion : partir pour une semaine n’importe où pourvu que ce ne soit pas chez nous, sans argent, sans carte de crédit, une semaine pas plus. Autre suggestion, pour sortir des paradors par le haut : les bed and breakfast de luxe. Des aristocrates désargentés offrent d’héberger pour une nuit ou plus des familles ou des couples et de leur offrir une vie de château. Arrivée dans l’après-midi, accueilli par un verre de sherry brun transparent offert par un domestique en livrée, visite de la chambre avec lit en baldaquin, repas en smoking et robe du soir avec les hôtes qui racontent des histoires de famille, les batailles des ancêtres, les tournois du Moyen Âge.

Tony a oublié sa veste et son passeport à la gare de Cordoue. Le contrôleur téléphone à la gare où des policiers viennent récupérer sa veste et son passeport et enverront le tout à son domicile. Brigitte avait oublié son sac dans les toilettes à l’aéroport de Bordeaux. Elle l’a retrouvé moins cent euros. J’ai personnellement oublié mon sac dans un taxi à Paris. Je ne l’ai pas retrouvé. J’avais encore quelque chose à vous raconter, mais j’ai oublié.





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