samedi 5 juillet 2014

la chemise de getaria


La chemise




Chaque peuple a son histoire, chaque religion ses rites, chaque nation ses défilés, chaque village ses coutumes et chaque couple ses maniaqueries.

Quand les vêtements s’usent, dans les familles bourgeoises, on les donne aux organisations charitables pour leur braderie annuelle, on les dépose dans des conteneurs d’où ils seront acheminés vers des broyeuses. Ou on les donne aux domestiques pour le haut de gamme.

Chez nous, les vêtements s’usent comme partout, mais nous ne les donnons pas aux organisations  charitables, nous ne les déposons pas dans des conteneurs à chiffons, nous n’avons pas de domestiques. Nous les stockons dans un grand sac spécifique. Quand le sac est plein, nous décidons alors de partir en voyage. Nous remplissons la valise des vieux vêtements : chemise éraillée, chaussettes trouées, slips délavés. A l’hôtel, nous nous changeons chaque jour de nouveaux vêtements usagés et nous mettons les vêtements non seulement usagés, mais sales, dans la corbeille. Nous les abandonnons aux poubelles de l’établissement. Quand le stock est épuisé, nous rentrons à la maison, la valise vide et le cœur léger. Puis nous recommençons à remplir le sac pour s’avancer vers le prochain voyage. 

Ainsi en fut-il pour ce voyage de quelques jours inoubliables à Getaria, à soixante kilomètres de Biarritz.la valise pleine de nippes, de fripes, de loques, de guenilles, de haillons, nous louâmes un hôtel en bord de mer, avec vue sur la plage, en haut d’une falaise boisée. Le premier jour fut consacré à la visite du musée Balenciaga, musée de la mode, du luxe, des vitrines de l’aristocratie et des fortunes et nous nous extasions devant ces mannequins brodés et brocardés, en trastout, enchantés de cette béance entre notre habillement et les robes en or ou en gazar toutes créations de Balenciaga. Dans les vitres se reflétaient nos shorts râpés, nos chemises tachées de gras, sans forme, qui disputaient l’espace visuel avec les brocarts et les bustiers. Les visiteurs nous regardaient avec effarement. Il leur semblait à juste titre que pour visiter un musée de la mode, un coup de fer sur le col de chemise n’était pas de trop, quand on pense aux heures de travail dans les ateliers du grand couturier pour faire tenir un simple pli. Chacun pensait, à juste titre, que s’ils avaient des vêtements pareils, depuis longtemps ils les auraient donnés aux organisations charitables, ou déposés dans un conteneur à chiffons.

Le soir, nous allâmes diner dans le restaurant le plus chic de Getaria, l’Elkano, du nom du navigateur qui le premier fit le tour du monde. Partout sa statue domine les collines et les monuments historiques, chaque rue étroite débouche sur une statue du fier seigneur Elkano. Avec un nom pareil, bien sûr que le restaurant prenait l’allure d’un navire, les dîneurs installés dans la proue et les cuisines réservées à la poupe. De la proue, nous avions vue sur la mer, comme de notre chambre d’hôtel, mais une vue différente. De l’hôtel, nos avions vue sur la plage et sur une colline du nom local de « raton », la souris, parce que d’un certain angle, la colline avait la forme d’une souris. Du restaurant le regard plongeait sur la plage où des surfeurs guettaient les vagues, ou de jeunes garçons plongeaient dans le port pour impressionner les filles. Une énorme sole pour deux fut suivie d’un mille-feuille, le tout arrosé de rioja. Nous rentrâmes à l’hôtel et mîmes le slip, la chemise, les chaussettes, la blouse dans la corbeille qui débordait.

Le lendemain, dans une chemise dont le col était blanchi par la brosse, un pantalon hors d’âge dont les coutures usées soulignaient les poches, sans parler des sous-vêtements étoilées, nous prîmes l’autobus pour la ville voisine de Zumaia. Le véhicule longeait la corniche, un peu rapidement à notre goût. Balade dans la ville, retour à Getaria, apéritif face au port, deux martinis pleins à ras bord. Puis restaurant sur plage. Le patron nous demanda notre carte bleue avant de nous installer. Asperges, poissons, gambas grillées, deux bouteilles de rioja. Ce fut une erreur.

En effet. Quand nous voyageons ainsi pour abandonner nos vêtements usés, l’idée de relier le déplacement à l’abandon de chiffons nous excite. Tant de gens se déplacent pour voir des paysages, pour visiter des musées, pour se baigner dans des eaux chaudes, pour grimper sur un bus découvert et découvrir les trésors d’une ville. Combien se déplacent pour jeter leurs vieilles nippes ? Dites-moi. Combien ? La particularité de ces petites vacances nous isolait de la masse des touristes et nous remplissait d’une certaine fierté. Cette fierté élitiste nous donnait une démarche élastique, joyeuse, un visage souriant, des dialogues entendus, parfois de simples échanges de regards ou un rapide toucher de la main. Elle appelait aussi une consommation d’alcool au-delà de la moyenne parce que le coup de fouet du rioja local excitait davantage encore le bonheur qui coulait dans les veines.

Après ce repas arrosé au-delà du nécessaire, nous parcourions le chemin vers l’hôtel au pas de course, ivres d’alcool, ivres de la joie de nous débarrasser avec tant d’originalité de nos vêtements qui avaient fait leur temps. Dans la chambre qui donnait sur la plage, sur la falaise, nous nous défaisions qui de la blouse, qui de la chemise, et les faisions tournoyer sur la tête, comme dans les scènes de débauche où les participants jettent leurs vêtements aux orties. Ma chemise à moi tournait, tournait, de plus en plus vite, la fenêtre était ouverte, je lâchais son col, la chemise franchit l’ouverture et alla se poser, en un joli vol plané, au sommet d’un feuillage épais.  Tu as dit, ce n’est plus de jeu, ce n’est pas une plaisanterie, c’est de la pollution. Dégrisé, je me penchais à la fenêtre. Effectivement, l’arbre à dix mètres au-dessous, dont la ramure était verte, se trouvait tâché par une chemise bleu clair. Ça va se voir, dit-elle. La joie de déposer dans la corbeille le reste de nos articles à randonnée en fut un peu gâchée.

Le lendemain matin était le dernier. Nos valises étaient vides. Nous prîmes l’ascenseur pour la salle du petit déjeune, deux étages plus bas, nous nous installâmes à la table près de la fenêtre pour jouir du paysage avant de retourner dans la grande ville et la plage était toujours là, resplendissante, la mer scintillante, les collines vaporeuses, et sous nos yeux, une chemise bleu clair nous cachait le feuillage tout proche. Nous nous regardions comme si rien n’était. Nous bavardions de chose et d’autres, sans nous forcer, car nous bavardons de choses et d’autres depuis un certain nombre d’années, et cette habitude se révéla d’une grande utilité, car elle permettait de dissimuler notre embarras sous les nouvelles du jour, les turpitudes d’un ancien président, l’assassinat d’une institutrice, la défaite de la France à Rio. L’agitation dans la salle du petit déjeuner était grande. Les nouveaux arrivants désignaient la chemise aux serveuses qui hochaient la tête, elles étaient déjà au courant. Les regards se portaient vers la fenêtre d’où il était possible de voir le vêtement et nous avions parfois l’impression d’être ainsi désignés d’un acte abominable. Le sentiment qui imprègne les minutes qui précèdent le lynchage. Nous mâchions lentement l’omelette aux jambons pour ne pas céder à la panique, à une expédition rapide de notre repas qui nous aurait désignés comme des coupables idéaux. Nous n’avons pas traîné après la fin du repas. Les poubelles de notre chambre étaient pleines à ras bord de chaussettes trouées, de blouses râpées et la première femme de chambre aurait fait le lien entre ces poubelles chiffonnières et la chemise étalée sur le chêne vert. Nous avons payé et dit au revoir d’un geste maîtrisé. Sans tremblement. Nous avons entendu un grand bruit dans le couloir, nous ne nous sommes pas retournés, et nous avons appris la suite par les journaux.

Une serveuse avait tenté en vain de ramasser la chemise bleue avec un balai pourtant d’une longueur certaine. Elle n’était pas loin. Elle se penchait à la fenêtre, retenue à la taille par un cuisinier qui profitait peut-être de la situation à en juger à son sourire amplifié. Impossible. Le patron vint voir. Il dit : nous ne pouvons pas laisser cette chemise sous les yeux de la clientèle pendant toute la saison, nous sommes début juillet ; Ce n’est pas possible. Il appela les pompiers. Qui d’autre ? Les pompiers arrivèrent, virent la chemise, un pompier se harnacha, franchit le rebord de la fenêtre, commença à désescalader le mur de l’hôtel, le harnais céda, il aurait dû depuis longtemps être donné à une organisation caritative ou jeté dans un conteneur à harnais, mais voilà les économies, la crise… Le pompier tomba et se brisa la cheville au bas du chêne vert. Une fracture ouverte. La blessure changea la donne. Avec une simple entorse, une main courante suffit. Une fracture ouverte exige la police judiciaire. Exige la police scientifique. Exige la recherche d’ADN sur le col de chemise. La sécurisation du lieu du crime. Tous les clients de l’hôtel étaient penchés à la fenêtre, pendant qu’un policier tentait de repérer, en tenant compte de la vitesse du vent, la fenêtre d’où la chemise bleue claire avait été lancée et blesser ainsi gravement un pompier de Getaria. 

Nous étions déjà loin sur l’autoroute vers Biarritz et nous avions franchi la frontière bien avant la diffusion de notre identité. Depuis notre avocat se bat pour empêcher mon extradition. Il argue que le lien entre la fracture ouverte est loin d’être établi et qu’il vaudrait mieux poursuivre le fabricant du harnais défectueux. En attendant, il me conseille d’accepter la recherche d’ADN.


Dans le sac de randonnée, il reste encore deux chemises, trois slips, deux paires de chaussettes et une blouse.

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