La
chemise
Chaque peuple a son histoire, chaque religion
ses rites, chaque nation ses défilés, chaque village ses coutumes et chaque
couple ses maniaqueries.
Quand les vêtements s’usent, dans les
familles bourgeoises, on les donne aux organisations charitables pour leur
braderie annuelle, on les dépose dans des conteneurs d’où ils seront acheminés
vers des broyeuses. Ou on les donne aux domestiques pour le haut de gamme.
Chez nous, les vêtements s’usent comme
partout, mais nous ne les donnons pas aux organisations charitables, nous ne les déposons pas dans
des conteneurs à chiffons, nous n’avons pas de domestiques. Nous les stockons
dans un grand sac spécifique. Quand le sac est plein, nous décidons alors de partir
en voyage. Nous remplissons la valise des vieux vêtements : chemise
éraillée, chaussettes trouées, slips délavés. A l’hôtel, nous nous changeons chaque
jour de nouveaux vêtements usagés et nous mettons les vêtements non seulement
usagés, mais sales, dans la corbeille. Nous les abandonnons aux poubelles de
l’établissement. Quand le stock est épuisé, nous rentrons à la maison, la
valise vide et le cœur léger. Puis nous recommençons à remplir le sac pour
s’avancer vers le prochain voyage.
Ainsi en fut-il pour ce voyage de quelques
jours inoubliables à Getaria, à soixante kilomètres de Biarritz.la valise
pleine de nippes, de fripes, de loques, de guenilles, de haillons, nous louâmes
un hôtel en bord de mer, avec vue sur la plage, en haut d’une falaise boisée.
Le premier jour fut consacré à la visite du musée Balenciaga, musée de la mode,
du luxe, des vitrines de l’aristocratie et des fortunes et nous nous extasions
devant ces mannequins brodés et brocardés, en trastout, enchantés de cette
béance entre notre habillement et les robes en or ou en gazar toutes créations
de Balenciaga. Dans les vitres se reflétaient nos shorts râpés, nos chemises
tachées de gras, sans forme, qui disputaient l’espace visuel avec les brocarts
et les bustiers. Les visiteurs nous regardaient avec effarement. Il leur semblait
à juste titre que pour visiter un musée de la mode, un coup de fer sur le col
de chemise n’était pas de trop, quand on pense aux heures de travail dans les
ateliers du grand couturier pour faire tenir un simple pli. Chacun pensait, à
juste titre, que s’ils avaient des vêtements pareils, depuis longtemps ils les
auraient donnés aux organisations charitables, ou déposés dans un conteneur à
chiffons.
Le soir, nous allâmes diner dans le
restaurant le plus chic de Getaria, l’Elkano, du nom du navigateur qui le
premier fit le tour du monde. Partout sa statue domine les collines et les
monuments historiques, chaque rue étroite débouche sur une statue du fier
seigneur Elkano. Avec un nom pareil, bien sûr que le restaurant prenait
l’allure d’un navire, les dîneurs installés dans la proue et les cuisines
réservées à la poupe. De la proue, nous avions vue sur la mer, comme de notre
chambre d’hôtel, mais une vue différente. De l’hôtel, nos avions vue sur la
plage et sur une colline du nom local de « raton », la souris, parce
que d’un certain angle, la colline avait la forme d’une souris. Du restaurant
le regard plongeait sur la plage où des surfeurs guettaient les vagues, ou de
jeunes garçons plongeaient dans le port pour impressionner les filles. Une
énorme sole pour deux fut suivie d’un mille-feuille, le tout arrosé de rioja.
Nous rentrâmes à l’hôtel et mîmes le slip, la chemise, les chaussettes, la
blouse dans la corbeille qui débordait.
Le lendemain, dans une chemise dont le col
était blanchi par la brosse, un pantalon hors d’âge dont les coutures usées
soulignaient les poches, sans parler des sous-vêtements étoilées, nous prîmes
l’autobus pour la ville voisine de Zumaia. Le véhicule longeait la corniche, un
peu rapidement à notre goût. Balade dans la ville, retour à Getaria, apéritif
face au port, deux martinis pleins à ras bord. Puis restaurant sur plage. Le
patron nous demanda notre carte bleue avant de nous installer. Asperges,
poissons, gambas grillées, deux bouteilles de rioja. Ce fut une erreur.
En effet. Quand nous voyageons ainsi pour
abandonner nos vêtements usés, l’idée de relier le déplacement à l’abandon de
chiffons nous excite. Tant de gens se déplacent pour voir des paysages, pour
visiter des musées, pour se baigner dans des eaux chaudes, pour grimper sur un
bus découvert et découvrir les trésors d’une ville. Combien se déplacent pour
jeter leurs vieilles nippes ? Dites-moi. Combien ? La particularité
de ces petites vacances nous isolait de la masse des touristes et nous
remplissait d’une certaine fierté. Cette fierté élitiste nous donnait une
démarche élastique, joyeuse, un visage souriant, des dialogues entendus,
parfois de simples échanges de regards ou un rapide toucher de la main. Elle
appelait aussi une consommation d’alcool au-delà de la moyenne parce que le
coup de fouet du rioja local excitait davantage encore le bonheur qui coulait
dans les veines.
Après ce repas arrosé au-delà du nécessaire,
nous parcourions le chemin vers l’hôtel au pas de course, ivres d’alcool, ivres
de la joie de nous débarrasser avec tant d’originalité de nos vêtements qui
avaient fait leur temps. Dans la chambre qui donnait sur la plage, sur la
falaise, nous nous défaisions qui de la blouse, qui de la chemise, et les
faisions tournoyer sur la tête, comme dans les scènes de débauche où les
participants jettent leurs vêtements aux orties. Ma chemise à moi tournait,
tournait, de plus en plus vite, la fenêtre était ouverte, je lâchais son col,
la chemise franchit l’ouverture et alla se poser, en un joli vol plané, au
sommet d’un feuillage épais. Tu as dit,
ce n’est plus de jeu, ce n’est pas une plaisanterie, c’est de la pollution.
Dégrisé, je me penchais à la fenêtre. Effectivement, l’arbre à dix mètres
au-dessous, dont la ramure était verte, se trouvait tâché par une chemise bleu
clair. Ça va se voir, dit-elle. La joie de déposer dans la corbeille le reste
de nos articles à randonnée en fut un peu gâchée.
Le lendemain matin était le dernier. Nos
valises étaient vides. Nous prîmes l’ascenseur pour la salle du petit déjeune,
deux étages plus bas, nous nous installâmes à la table près de la fenêtre pour
jouir du paysage avant de retourner dans la grande ville et la plage était
toujours là, resplendissante, la mer scintillante, les collines vaporeuses, et
sous nos yeux, une chemise bleu clair nous cachait le feuillage tout proche.
Nous nous regardions comme si rien n’était. Nous bavardions de chose et
d’autres, sans nous forcer, car nous bavardons de choses et d’autres depuis un
certain nombre d’années, et cette habitude se révéla d’une grande utilité, car
elle permettait de dissimuler notre embarras sous les nouvelles du jour, les
turpitudes d’un ancien président, l’assassinat d’une institutrice, la défaite
de la France à Rio. L’agitation dans la salle du petit déjeuner était grande.
Les nouveaux arrivants désignaient la chemise aux serveuses qui hochaient la
tête, elles étaient déjà au courant. Les regards se portaient vers la fenêtre
d’où il était possible de voir le vêtement et nous avions parfois l’impression
d’être ainsi désignés d’un acte abominable. Le sentiment qui imprègne les
minutes qui précèdent le lynchage. Nous mâchions lentement l’omelette aux
jambons pour ne pas céder à la panique, à une expédition rapide de notre repas
qui nous aurait désignés comme des coupables idéaux. Nous n’avons pas traîné
après la fin du repas. Les poubelles de notre chambre étaient pleines à ras
bord de chaussettes trouées, de blouses râpées et la première femme de chambre
aurait fait le lien entre ces poubelles chiffonnières et la chemise étalée sur
le chêne vert. Nous avons payé et dit au revoir d’un geste maîtrisé. Sans
tremblement. Nous avons entendu un grand bruit dans le couloir, nous ne nous
sommes pas retournés, et nous avons appris la suite par les journaux.
Une serveuse avait tenté en vain de ramasser
la chemise bleue avec un balai pourtant d’une longueur certaine. Elle n’était
pas loin. Elle se penchait à la fenêtre, retenue à la taille par un cuisinier
qui profitait peut-être de la situation à en juger à son sourire amplifié.
Impossible. Le patron vint voir. Il dit : nous ne pouvons pas laisser
cette chemise sous les yeux de la clientèle pendant toute la saison, nous
sommes début juillet ; Ce n’est pas possible. Il appela les pompiers. Qui
d’autre ? Les pompiers arrivèrent, virent la chemise, un pompier se
harnacha, franchit le rebord de la fenêtre, commença à désescalader le mur de
l’hôtel, le harnais céda, il aurait dû depuis longtemps être donné à une
organisation caritative ou jeté dans un conteneur à harnais, mais voilà les
économies, la crise… Le pompier tomba et se brisa la cheville au bas du chêne
vert. Une fracture ouverte. La blessure changea la donne. Avec une simple
entorse, une main courante suffit. Une fracture ouverte exige la police judiciaire.
Exige la police scientifique. Exige la recherche d’ADN sur le col de chemise.
La sécurisation du lieu du crime. Tous les clients de l’hôtel étaient penchés à
la fenêtre, pendant qu’un policier tentait de repérer, en tenant compte de la
vitesse du vent, la fenêtre d’où la chemise bleue claire avait été lancée et
blesser ainsi gravement un pompier de Getaria.
Nous étions déjà loin sur l’autoroute vers
Biarritz et nous avions franchi la frontière bien avant la diffusion de notre
identité. Depuis notre avocat se bat pour empêcher mon extradition. Il argue
que le lien entre la fracture ouverte est loin d’être établi et qu’il vaudrait
mieux poursuivre le fabricant du harnais défectueux. En attendant, il me
conseille d’accepter la recherche d’ADN.
Dans le sac de randonnée, il reste encore
deux chemises, trois slips, deux paires de chaussettes et une blouse.
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