Voyage Biarritz Bordeaux.
Brigitte a oublié sa carte senior et cherche le
contrôleur pour l'avertir afin de ne pas payer d'amende. Le train est parti,
rempli de familles, d'enfants, de paquets gonflés de cadeaux. Un seul bébé
braille de temps en temps et suffit à occuper l’espace sonore. À Dax, une femme
d'âge moyen, jean noir et pull sombre, voix forte, jaillit de la voiture numéro
neuf, franchit le sas, hurle: « Y a-t-il un médecin ou une infirmière dans
le train ? ». (Le sexe est respecté, un médecin, une infirmière).
Elle traverse la voiture huit où nous sommes confortablement installés et se
dirige en répétant patiemment la même question vers la voiture sept. Quand elle
reprend son souffle, on entend nettement, venu de la voiture neuf, un
gémissement d’une personne qui manifeste ainsi une forte douleur. Dans la
voiture huit, il n'y a ni médecins ni infirmières. Il y a des sœurs et des
tantes et des nièces de médecins, des beaux-frères par alliance de médecins,
une grand-tante de médecins mais pas de médecins directs. Une personne gémit de
plus en plus fort dans la voiture neuf. Dans la voiture huit, le bébé braille,
tranquillement. La fille ou l'amie ou la sœur ou la tante de la personne qui
gémit de plus en plus fort revient delà voiture sept, d'un pas décidé, un air
inquiet lui mange le visage, elle est suivie d’un contrôleur qui prend un air
de circonstance, professionnel, sang-froid, on voit (nous les voyageurs) qu'il
attend ce moment depuis qu'il est contrôleur, depuis une quinzaine d'années et
il ne va pas louper la scène. Le malade gémit de plus en plus fort et on entend
enfin l'annonce attendue (y a-t-il dans le train, dans ce train-là, de Biarritz
à Bordeaux, mercredi matin, rempli de cadeaux de Noël et de récipiendaires. Y
a-t-il un médecin ou une infirmière, dans le respect du genre que des imbéciles
refusent et pourtant, le genre est bien là dans le haut-parleur, un médecin,
une infirmière. Tout à coup, de la voiture sept jaillit une jeune femme d'une
trentaine d'années, sobrement vêtue d'un jean et d'un pull sombre, on dirait la
femme qui réclamait tout à l'heure un médecin, elle avance et elle dit "je
suis médecin", comme une voiture de pompier fait pim pom, elle avance en
criant, je suis médecin pour que les gens s'écartent et la laissent passer.
Voici encore le genre chamboulé. Une femme médecin, et vous allez voir que
bientôt on va voir arriver un homme infirmière. Et chamboulement suprême tout à
l'heure, un agent de sécurité qui sera femme ou transgenre. D'où l'inquiétude
des familles catholiques qui manifestent contre le genre. Avec les évangélistes, les orthodoxes et
les sunnites.
Nouvelle annonce: à la suite d'un incident voyageur,
le train partira avec quinze minutes de retard. Sur le quai, nous voyons
arriver des pompiers, des contrôleurs, des infirmiers, des brancardiers. Une
manifestation s’organise : « le Samu, c’est un médecin et une
infirmière ! » disent les pancartes. « Retrait du genre dans les
TGV ! ». Nous ne voyons pas l'incident voyageur, il ne gémit plus, le
bébé arrière cesse ses cris car il s'est rendu compte qu'il n'intéressait plus
personne. Ne reste plus sur le quai qu'un contrôleur qui siffle le départ. Le
train s'ébranle. Nouvelle annonce: suite à un incident voyageur, le train...Les
portables s'allument, et on entend un murmure universel, chéri, maman, papa,
François, Xavier, mon amour, monsieur, ma tante, nous arrivons à Bordeaux avec
quinze minutes de retard. Puis les haut-parleurs annoncent l'ouverture de la
voiture bar.
De l'autre côté du couloir, un sac à dos est posé sur
le sol, sans étiquette. Une dame âgée, qui lit un roman en livre de poche, lève
les yeux de son livre, regarde le sac, recommence à lire, lève les yeux. Elle
ne dit rien pendant l'agitation de l'incident voyageur désormais placé sous la
protection d'un service d’urgence et sans doute ne voulait-elle pas ajouter un
drame au drame. Mais maintenant, tout est calme. Elle regarde encore le sac. Et
demande: à qui est ce sac? Personne ne lève la main. L'air se glace. Par les
temps qui courent, n'est-ce pas? Le bébé a recommencé ses braillements. À qui
est ce sac? Finalement, un voyageur, la quarantaine, genre baroudeur sans peur
se penche vers le sac, ouvre la fermeture en un éclair et découvre des
bouteilles d'alcool et des sandwichs apéritifs. Prévenu par un autre
voyageur, un contrôleur arrive suivi d'un agent de sécurité qui est une femme,
assez forte, genre transgenre, il fallait s’y attendre. La confusion est
extrême. Le sac est ouvert, tout le monde regarde, tranquillisé, on va boire un
coup. Le propriétaire arrive et dit c'est à moi. Vous pourriez mettre une
étiquette et un nom quand même nous sommes en état d'urgence. Nous avons
quitté Dax. À ce moment, exactement, j'entends nettement "jingle bell,
jingle bell ". Je cherche le coupable, une sonnerie de téléphone, un film
sur tablette sans oreillette? Tout le monde cherche. Finalement, on trouve.
C'est un cadeau de Noël, une poupée chanteuse quand on la secoue, qui chante
des airs connus et les répète inlassablement. Sans se lasser. En posant le sac
à cadeaux dans la soute à bagages, l’acheteur de l’infâme jouet a déclenché le
mécanisme. La poupée ou le père Noël est enfermé dans une boîte en carton, protégé
par une enveloppe en plastique, puis décoré de papier fleuri maintenu par des
rubans tressés. Pour réduire au silence l’instrument de torture, il faut
dénouer les rubans, déchirer le papier cadeau, ôter les bulles protectrices,
impossible. Il se tait. On reconnaît le coupable à son silence, à ce qu’il est
le seul à ne pas demander d’où vient le bruit, à ce qu’il est le seul à s’intéresser
aux forêts de pins. Nous sommes condamnés, voyageurs de la voiture huit,
témoins d'incident voyageur, traqués par des sacs anonymes, entourés de bébés
hurleurs, à entendre jingle bell
jusqu'à Bordeaux. Le contrôleur arrive pour le contrôle des billets et Brigitte
lui dit qu'elle a oublié sa carte senior qui lui donne droit à une réduction.
Il sourit: vous croyez qu'avec tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui, j'ai le
temps de me soucier d'un oubli de carte senior. Vous ne pouvez pas avoir le
sens d'une certaine hiérarchie ? Un peu de pudeur? Un peu de décence? Un homme
agonise dans un hôpital de Dax, un sac nous menace des pires dangers, nous
sommes condamnés à la pire des tortures, qu'on utilise pour faire parler les
terroristes: enfermé dans un local clos, écouter jingle bell pendant des heures et des heures et vous voulez que je
m'occupe d'un oubli de carte senior? Franchement....
Jingle bell
couvre les cris des manifestants : « Un SAMU
c’est un médecin et une infirmière ! ».
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