D’un côté un pays qui ne va pas si mal.
Je veux dire autour de moi, je regarde mes statistiques d’amis, de famille,
d’enfants, de connaissances, ça fait quelques dizaines de personnes. En
écartant les accidents de la vie, santé, ruptures, déceptions, frustrations,
dépressions, les gens que je connais, personnellement, sont correctement logés,
bien soignés, partent en vacances, leurs enfants font des études, parfois dans le public, parfois dans le
privé. Ils ont un travail régulier ou sont des artistes, des artisans. Les
retraités voyagent beaucoup.
Je connais peu de chômeurs longue durée
ou de marginaux à la dérive. Ceux que je connais sont pris en charge, suivent
des formations, sont aidés par la famille.
Des gens qui se plaignent d’aller mal
parce qu’ils vont mal, je n’en connais guère. Mais des gens qui vont bien qui
se plaignent d’aller mal, je ne connais que ça. Les médecins font grève contre
le tiers payant et m’expliquent les raisons de la grève avec des arguments
rigoureux. Les commerçants sont en colère contre les travaux urbains qui font
baisser leur chiffre d’affaire, ils me le prouvent. Des retraités qui louent
des logements au noir et sont indignés d’être contrôlés. Dans toute ma carrière
d’universitaire, qui me permettait des revenus corrects, un travail
intéressant, des loisirs pour la recherche, je n’ai rencontré que des collègues
mécontents, contre la dernière réforme, contre les conditions de travail,
contre les contraintes harassantes du métier. Ils ne cherchaient plus, ils
n’écrivaient, tout leur temps était occupé à râler contre d’infâmes conditions
de travail.
Heureusement que de temps en temps, je
subis des accidents de santé ou des mésaventures affectives ou familiales.
Sinon, j’aurais honte d’être tout seul à surnager dans un océan de récriminations
à dire que je vais bien, je pars en vacances, je vais de temps en temps au
restaurant, je fais des cadeaux aux enfants, j’ai une compile de trois mille
chansons la plupart achetés tout à fait légalement, je suis content de payer
des impôts abondants qui me situent dans une tranche supérieure des revenus. Je
marche avec une canne de marque avec un
pommeau d’ivoire.
Je ne suis pas trop égoïste, je lis les
articles et je regarde les émissions sur les personnes en grande précarité. J’ai
même été bénévole dans des associations caritatives et sociales et j’ai
toujours étonné de constater que les personnes en grande nécessité râlaient
beaucoup moins que tous ceux que j’évoquais, qui vont bien et qui se plaignent
d’aller mal. Ils n’avaient même plus l’énergie de râler.
Voici donc le problème politique que
j’ai quelque difficulté à résoudre. Un pays où les quatre cinquième de la
population vont plutôt bien. Qui le disent dans les enquêtes d’opinion. Qui
personnellement vont bien mais collectivement vont très mal. Ceux qui vont très
mal ne votent pas, ne manifestent pas, n’écrivent pas à leur député. Ceux qui
font du bruit sont des gens qui écrivent à leur député, qui vont voter, qui
vont bien mais ont le sentiment d’aller mal. Ils vont bien mais qu’ils
craignent d’aller mal, de sombrer dans la précarité, de perdre leur emploi. Ils
ont peur pour leurs enfants. Les raisons peuvent varier, mais en tout cas, je
suis plongé dans un bourdonnement corrosif de mal-être. C’était mieux avant. Je
suis bien placé pour savoir que ce n’était pas mieux avant, puisque grâce à
l’âge que j’ai atteint grâce aux soins que la sécurité sociale a permis de me
prodiguer, j’étais présent dans l’avant. Je suis témoin que ce n’était pas
mieux. Je revois les logements ouvriers avec parois en carton, l’humidité, les
jeunes à l’usine à quatorze ans, les bouches édentées, vacances un mot
étranger, non, ce n’était pas mieux avant. Qu’est-ce qui permet à ceux qui
n’était pas vivant dans l’avant de dire que c’était mieux avant. Que les
chiottes étaient à l’étage ? Qu’on allait se laver dans un lavabo ? Que
les femmes avaient l’angoisse permanente d’être enceinte, angoisse parfois
partagé par les hommes qui ne s’étaient pas encore enfuis ? L’homosexualité
criminalisée. L’ORTF contrôlée ?
Commencer peut-être par considérer que
notre pays est composé majoritairement d’hommes et de femmes heureux de
l’habiter, d’y travailler, un pays qui attire à la fois des migrants du monde
entier, qui fait l’envie d’une bonne partie du monde, qui attire les capitaux
et les mains d’œuvre qualifiée. Qui exporte savoir-faire, chercheurs,
étudiants, techniciens. Soixante millions de sujets et soixante millions sujets
de mécontentement. D’abord être fier des possibilités, des richesses, parce
qu’elles permettent d’affronter les plus graves défis, les difficultés les plus
urgentes. Et on y arrive. Pas toujours pas partout, mais il y a autant de
solutions que de catastrophes.
Pour reconstruire : associer les
citoyens à la vie politique. Ne pas être le réceptacle du bureau des plaintes,
mais construire des solutions, associer à la répartition des richesses,
construire des hiérarchies choisies. Prenez vos responsabilités, citoyens !
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