samedi 30 novembre 2013

otages

Otage en pays Bojon

Je m’appelle Jean Chevoud. Je suis anthropologue, spécialiste des sociétés en mutation et notamment des communautés indigènes en voie d’urbanisation.  Pour mon travail, je passe beaucoup de temps dans le nord de la région parisienne, où les tribus Bojon sont un excellent terrain d’analyse. Elles occupent un territoire repérable, à partir du Boulevard Barbès jusqu’aux confins de Clichy-la Garenne.

J’entretenais d’excellents rapports avec ces tribus qui survivent par la cueillette et la vente de plantes exotiques, tabac et cannabis, qu’ils revendent aux touristes de la capitale. J’essaye de comprendre aujourd’hui pourquoi le lundi 18 novembre 2013, à quinze heures, un groupe d’hommes en blouses blanches m’a tendu un piège à la sortie de l’autobus 341 et et m’a détenu une pleine semaine dans un local calfeutré. Ils étaient étrangement silencieux. Je ne connaissais pas leur chef, mais autour de lui s’agitaient des guerriers disciplinés que j’avais déjà croisés dans mes recherches. Ils détournaient les yeux quand je les regardais.

Peut-être faut-il revenir en arrière pour bien comprendre l’imbroglio. Un chercheur n’a pas seulement un esprit, une méthode, il a aussi une enveloppe corporelle dont certaines zones se fragilisent et doivent parfois être réparées. Depuis quelques années, des vertèbres arthrosées compriment le nerf sciatique de ma jambe gauche, provoquant des douleurs supportables. Des douleurs insupportables, ça n’existe pas, puisque si elles étaient insupportables, les malades ne les supporteraient pas, or ils les supportent. Ils ne se flinguent pas, ne se défenestrent pas, n’avalent pas des tonnes de morphine. Donc mes douleurs étaient désagréables, mais supportables. Sur l’échelle de Schneider, elles se situeraient à l’échelon sept ou huit. Pour vous dire. J’ai pris du paracétamol, de l’ixprim, du combamal, du tueladouleur, du fédubien, du dafalgan, du lexomil, du laroxil. La douleur revenait. Les séances d’ostéopathie ont permis d’explorer de lointaines banlieues et provoqué des sourires résignés. L’acupuncteur était un Coréen du Nord qui m’offrait un thé parfumé dans une salle d’attente minuscule. Des infiltrations sous contrôle d’un scanner m’ont soulagé le temps de régler la facture. Je me traînais ainsi depuis des mois et des mois entre Barbès et Porte de Clignancourt quand un ami Bojon m’a signalé un chaman imam pasteur gourou guérisseur spécialisé dans les douleurs sciatiques, à Clichy La Garenne. Je lui expliquais que je n’allais pas à mon âge prendre le chemin des grottes de Lourdes. Son visage s’est fermé. Comme tu voudras l’ami.

Cet après-midi du 18 novembre à quinze heures, je me suis rendu comme d’habitude sur mon terrain de recherches, avec mon ordinateur portable et un enregistreur miniaturisé. Descente avec le bus 56 jusqu’à la Porte de Clignancourt, puis autobus 341 jusqu’à l’arrêt cimetière où je descends généralement parce que c’est un arrêt où personne ne descend. Deux grands gaillards en uniforme bleu m’ont saisi chacun un bras, l’un d’eux m’a fait une piqure intradermique qui m’a étourdi. Je ne tenais plus debout. Ils m’ont allongé sur un brancard, saisi les poignées avec vigueur et ensuite je n’ai plus aucun souvenir.

Quand je me suis réveillé, j’étais dans une salle où régnait une animation fébrile. D’autres otages étaient étendus sur des brancards ou sur les lits à roulette. Les uns dormaient, les autres rêvaient ou regardaient autour d’eux d’un air inquiet. S’approcha alors de ma couche un homme en blouse blanche : « alors, c’est ce gaillard qui ne croyait pas en notre médecine traditionnelle ?». Un murmure s’échappa de mes lèvres. Mmmmh, mmmg, mmmt. Rien de très clair. Eh bien, monsieur, voici le protocole auquel vous n’allez pas échapper. Vous allez subir une anesthésie générale. Nous allons vous installer sur un cadre de Cauchoix. Vous n’avez pas de fracture ouverte, nous allons vous en fabriquer une. Non, non, ne protestez pas. Je vais trancher une voie d’accès postérieure médiane. Le secteur lombosacré sera ainsi pleinement exposé. Nous laminerons la partie supérieure de L5 et la partie inférieure de L4. Comme la compression est surtout à gauche, nous dégagerons les deux vertèbres pour exposer les deux nerfs. Nous explorerons ensuite l’étage L2L3. A nouveau, nous dégagerons le canal, laminerons L3 et L2. Comme la compression à ce niveau est surtout centrale, le laminage sera partiel. L’opération aura lieu sous lavage abondant d’un serum bétadiné. Nous refermerons les tissus plan par plan sur un redon aspiratif.

Vous serez autorisé à vous lever dès le lendemain de cette intervention, à condition de vous piquer à votre anticoagulant habituel. Vous aurez le droit de marcher dans les couloirs, dans les jardins, de vous assoir, de vous lever, mais sous surveillance. Tant que nous n’aurons pas reçu la rançon de votre mutuelle, nous vous garderons avec nous.

Il poussa sur le levier de la seringue. Je me rendormis presque immédiatement. Quand je me réveillai, je n’avais aucune idée de l’heure, de la date. De nombreux fils me maintenaient attachés à un lit rudimentaire. Les douleurs les plus aiguës de ma jambe gauche avaient disparu, mais je ressentais une pesanteur accablante au milieu du dos, comme si on avait attaché une haltère à ma colonne vertébrale. Une dame en blanc s’approcha du lit, me tendit un verre à bec d’où je pus boire quelques gorgées. Dans la chambre sombre, un autre otage était étendu et gémissait. J’apprendrais plus tard qu’il se nommait Sébastien, qu’il était géomètre capverdien, employé d’une entreprise de travaux publics. Son cas était plus sérieux, car il était tombé d’un échafaudage, ses vertèbres s’étaient tassées et il ne disposait d’aucune mutuelle. Entre son lit et le mien, on avait dressé une paroi de toile verdâtre, glissant sur un bâton à œillets, qui nous séparait et empêchait toute conversation.

Trois fois par jour, à la même heure, une employée furtive qui manifestement n’avait pas le droit de nous adresser la parole, nous apportait un plateau nutritif. Pour le petit déjeuner, un paquet de pétales de maïs et du café au lait. J’avais demandé du café noir et des céréales. On me servait des pétales de maïs et du café au lait. Je précisais ma demande à la porteuse de pain, elle semblait ne rien entendre. Comme j’insistais, elle me tendit, silencieusement un papier imprimé avec mon nom, ma date de naissance et « menu » : céréales café lait. Je compris. Dans cet ordre-là, j’obtenais des céréales sans lait, que je ne pouvais pas manger, et un café au lait, que je ne pouvais pas boire.

La nourriture était répugnante. Sans sel, sans goût. Nous avions droit à une télévision avec accès à toutes les chaînes, en échange d’un abonnement raisonnable, vingt-neuf euros la semaine. Les soins étaient chaotiques. Le personnel se succédait sans transmission de l’équipe précédente. On me refaisait un pansement étanche qui me permettait de prendre une douche, mais avec interdiction de prendre une douche. Le lendemain, on me faisait un pansement non étanche, avec obligation de prendre une douche. Si j’allais à la douche malgré l’interdiction, ou si je n’allais pas à la douche malgré l’obligation, la chef de service me sermonnait et me lisait la longue liste des dangers auxquels je m’exposais en ne respectant pas les obligations de soins. Je lui objectais que ces obligations variaient avec le personnel et que j’avais du mal à suivre. Elle me relisait lentement le règlement du campement sans commentaire.

Le premier jour, une Kiné de Bojon, reconnaissable à ses bijoux traditionnels,  bracelets, colliers et boucles d’oreilles en pierre de lune, m’aida à me mettre debout et à faire quelques pas dans le chemin broussailleux.  Je ne l’ai plus revue et les jours suivants, je me levais péniblement en me roulant sur le côté sur une jambe allongée, l’autre jambe repliée, comme la Kiné m’avait montré la première fois. Une poire d’appel pendait du plafond, mais elle ne fonctionnait pas et quand je réclamais une pilule antidouleur supplémentaire, je hurlais dans le désert. Pendant ce temps, tranquillement, obstinément, un herpès me trouait l’œil gauche.

J’avais conscience que je ne pourrais pas tenir très longtemps dans ces conditions. Mes ravisseurs m’avaient confisqué mes vêtements et je n’avais à disposition qu’une chemise à fleurs bleu délavée et un slip kangourou, à bretelles. Je n’irais pas très loin dans cet accoutrement. Je décidai de faire semblant. J’acceptais les soins les plus contradictoires, les pansements imperméables et les piqures fluidifiantes, les antibiotiques et les toiles d’araignée. Puisque j’avais le droit de me lever et de marcher dans un rayon de quelques dizaines de pas, je me levais régulièrement, je descendais jusqu’à la machine à café où déambulaient d’autres otages le regard absent. J’entretenais ainsi une activité physique minimale qui pourrait plus tard se révéler utile.


Au bout de huit jours, la chef d’étage me réveilla : nous avons reçu le virement de votre mutuelle. Demain, vous pourrez partir. Vous passerez d’abord une radio de contrôle, une dernière prise de sang. Faites vos paquets, des ambulanciers viendront vous chercher dans la chambre. Elle me donna une décharge à signer. Je m’engageais à ne pas poursuivre mes ravisseurs et les dégageais de toute responsabilité pour les conséquences éventuelles de mon rapt. Ainsi fut-il. A treize heures, deux ambulanciers en uniforme bleu vinrent me chercher. Vous pouvez marcher ? Voulez-vous un fauteuil roulant ? Je pouvais marcher. Je marchais jusqu’à l’ambulance, je m’allongeais sur le brancard. La voiture se mit en route, elle avait tous les aspects d’une ambulance et roula ainsi sans encombre jusqu’à mon domicile parisien. Ils m’accompagnèrent jusqu’à mon appartement et me tendirent un paquet d’ordonnances et de recommandations. J’attendais la presse, les caméras, des embrassades humides, des cris d’admiration. Je n’eus droit qu’à une modeste aide de vie efficace et amicale avec qui j’ai depuis noué des relations durables. Son salaire était pris en charge par un comité local de solidarité à l’égard des otages du territoire Bojon. Je lui faisais entièrement confiance jusqu’au jour où je découvris, en ouvrant par mégarde la porte de la salle de bains, qu’elle portait autour du cou un collier en pierre de lune. 

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