Otage
en pays Bojon
Je
m’appelle Jean Chevoud. Je suis anthropologue, spécialiste des sociétés en
mutation et notamment des communautés indigènes en voie d’urbanisation. Pour mon travail, je passe beaucoup de temps
dans le nord de la région parisienne, où les tribus Bojon sont un excellent
terrain d’analyse. Elles occupent un territoire repérable, à partir du
Boulevard Barbès jusqu’aux confins de Clichy-la Garenne.
J’entretenais
d’excellents rapports avec ces tribus qui survivent par la cueillette et la
vente de plantes exotiques, tabac et cannabis, qu’ils revendent aux touristes
de la capitale. J’essaye de comprendre aujourd’hui pourquoi le lundi 18
novembre 2013, à quinze heures, un groupe d’hommes en blouses blanches m’a
tendu un piège à la sortie de l’autobus 341 et et m’a détenu une pleine semaine
dans un local calfeutré. Ils étaient étrangement silencieux. Je ne connaissais
pas leur chef, mais autour de lui s’agitaient des guerriers disciplinés que
j’avais déjà croisés dans mes recherches. Ils détournaient les yeux quand je
les regardais.
Peut-être
faut-il revenir en arrière pour bien comprendre l’imbroglio. Un chercheur n’a
pas seulement un esprit, une méthode, il a aussi une enveloppe corporelle dont
certaines zones se fragilisent et doivent parfois être réparées. Depuis
quelques années, des vertèbres arthrosées compriment le nerf sciatique de ma
jambe gauche, provoquant des douleurs supportables. Des douleurs
insupportables, ça n’existe pas, puisque si elles étaient insupportables, les
malades ne les supporteraient pas, or ils les supportent. Ils ne se flinguent
pas, ne se défenestrent pas, n’avalent pas des tonnes de morphine. Donc mes
douleurs étaient désagréables, mais supportables. Sur l’échelle de Schneider,
elles se situeraient à l’échelon sept ou huit. Pour vous dire. J’ai pris du paracétamol,
de l’ixprim, du combamal, du tueladouleur, du fédubien, du dafalgan, du lexomil,
du laroxil. La douleur revenait. Les séances d’ostéopathie ont permis
d’explorer de lointaines banlieues et provoqué des sourires résignés.
L’acupuncteur était un Coréen du Nord qui m’offrait un thé parfumé dans une
salle d’attente minuscule. Des infiltrations sous contrôle d’un scanner m’ont
soulagé le temps de régler la facture. Je me traînais ainsi depuis des mois et
des mois entre Barbès et Porte de Clignancourt quand un ami Bojon m’a signalé
un chaman imam pasteur gourou guérisseur spécialisé dans les douleurs
sciatiques, à Clichy La Garenne. Je lui expliquais que je n’allais pas à mon
âge prendre le chemin des grottes de Lourdes. Son visage s’est fermé. Comme tu
voudras l’ami.
Cet
après-midi du 18 novembre à quinze heures, je me suis rendu comme d’habitude
sur mon terrain de recherches, avec mon ordinateur portable et un enregistreur
miniaturisé. Descente avec le bus 56 jusqu’à la Porte de Clignancourt, puis autobus
341 jusqu’à l’arrêt cimetière où je descends généralement parce que c’est un
arrêt où personne ne descend. Deux grands gaillards en uniforme bleu m’ont
saisi chacun un bras, l’un d’eux m’a fait une piqure intradermique qui m’a
étourdi. Je ne tenais plus debout. Ils m’ont allongé sur un brancard, saisi les
poignées avec vigueur et ensuite je n’ai plus aucun souvenir.
Quand
je me suis réveillé, j’étais dans une salle où régnait une animation fébrile.
D’autres otages étaient étendus sur des brancards ou sur les lits à roulette.
Les uns dormaient, les autres rêvaient ou regardaient autour d’eux d’un air
inquiet. S’approcha alors de ma couche un homme en blouse blanche :
« alors, c’est ce gaillard qui ne croyait pas en notre médecine
traditionnelle ?». Un murmure s’échappa de mes lèvres. Mmmmh, mmmg, mmmt.
Rien de très clair. Eh bien, monsieur, voici le protocole auquel vous n’allez
pas échapper. Vous allez subir une anesthésie générale. Nous allons vous
installer sur un cadre de Cauchoix. Vous n’avez pas de fracture ouverte, nous
allons vous en fabriquer une. Non, non, ne protestez pas. Je vais trancher une
voie d’accès postérieure médiane. Le secteur lombosacré sera ainsi pleinement
exposé. Nous laminerons la partie supérieure de L5 et la partie inférieure de
L4. Comme la compression est surtout à gauche, nous dégagerons les deux
vertèbres pour exposer les deux nerfs. Nous explorerons ensuite l’étage L2L3. A
nouveau, nous dégagerons le canal, laminerons L3 et L2. Comme la compression à
ce niveau est surtout centrale, le laminage sera partiel. L’opération aura lieu
sous lavage abondant d’un serum bétadiné. Nous refermerons les tissus plan par
plan sur un redon aspiratif.
Vous
serez autorisé à vous lever dès le lendemain de cette intervention, à condition
de vous piquer à votre anticoagulant habituel. Vous aurez le droit de marcher
dans les couloirs, dans les jardins, de vous assoir, de vous lever, mais sous
surveillance. Tant que nous n’aurons pas reçu la rançon de votre mutuelle, nous
vous garderons avec nous.
Il
poussa sur le levier de la seringue. Je me rendormis presque immédiatement.
Quand je me réveillai, je n’avais aucune idée de l’heure, de la date. De
nombreux fils me maintenaient attachés à un lit rudimentaire. Les douleurs les
plus aiguës de ma jambe gauche avaient disparu, mais je ressentais une
pesanteur accablante au milieu du dos, comme si on avait attaché une haltère à
ma colonne vertébrale. Une dame en blanc s’approcha du lit, me tendit un verre
à bec d’où je pus boire quelques gorgées. Dans la chambre sombre, un autre
otage était étendu et gémissait. J’apprendrais plus tard qu’il se nommait
Sébastien, qu’il était géomètre capverdien, employé d’une entreprise de travaux
publics. Son cas était plus sérieux, car il était tombé d’un échafaudage, ses
vertèbres s’étaient tassées et il ne disposait d’aucune mutuelle. Entre son lit
et le mien, on avait dressé une paroi de toile verdâtre, glissant sur un bâton
à œillets, qui nous séparait et empêchait toute conversation.
Trois
fois par jour, à la même heure, une employée furtive qui manifestement n’avait
pas le droit de nous adresser la parole, nous apportait un plateau nutritif.
Pour le petit déjeuner, un paquet de pétales de maïs et du café au lait.
J’avais demandé du café noir et des céréales. On me servait des pétales de maïs
et du café au lait. Je précisais ma demande à la porteuse de pain, elle
semblait ne rien entendre. Comme j’insistais, elle me tendit, silencieusement
un papier imprimé avec mon nom, ma date de naissance et « menu » :
céréales café lait. Je compris. Dans cet ordre-là, j’obtenais des céréales sans
lait, que je ne pouvais pas manger, et un café au lait, que je ne pouvais pas
boire.
La
nourriture était répugnante. Sans sel, sans goût. Nous avions droit à une
télévision avec accès à toutes les chaînes, en échange d’un abonnement
raisonnable, vingt-neuf euros la semaine. Les soins étaient chaotiques. Le
personnel se succédait sans transmission de l’équipe précédente. On me
refaisait un pansement étanche qui me permettait de prendre une douche, mais
avec interdiction de prendre une douche. Le lendemain, on me faisait un
pansement non étanche, avec obligation de prendre une douche. Si j’allais à la
douche malgré l’interdiction, ou si je n’allais pas à la douche malgré
l’obligation, la chef de service me sermonnait et me lisait la longue liste des
dangers auxquels je m’exposais en ne respectant pas les obligations de soins.
Je lui objectais que ces obligations variaient avec le personnel et que j’avais
du mal à suivre. Elle me relisait lentement le règlement du campement sans
commentaire.
Le
premier jour, une Kiné de Bojon, reconnaissable à ses bijoux traditionnels, bracelets, colliers et boucles d’oreilles en
pierre de lune, m’aida à me mettre debout et à faire quelques pas dans le
chemin broussailleux. Je ne l’ai plus
revue et les jours suivants, je me levais péniblement en me roulant sur le côté
sur une jambe allongée, l’autre jambe repliée, comme la Kiné m’avait montré la
première fois. Une poire d’appel pendait du plafond, mais elle ne fonctionnait
pas et quand je réclamais une pilule antidouleur supplémentaire, je hurlais
dans le désert. Pendant ce temps, tranquillement, obstinément, un herpès me
trouait l’œil gauche.
J’avais
conscience que je ne pourrais pas tenir très longtemps dans ces conditions. Mes
ravisseurs m’avaient confisqué mes vêtements et je n’avais à disposition qu’une
chemise à fleurs bleu délavée et un slip kangourou, à bretelles. Je n’irais pas
très loin dans cet accoutrement. Je décidai de faire semblant. J’acceptais les
soins les plus contradictoires, les pansements imperméables et les piqures
fluidifiantes, les antibiotiques et les toiles d’araignée. Puisque j’avais le
droit de me lever et de marcher dans un rayon de quelques dizaines de pas, je
me levais régulièrement, je descendais jusqu’à la machine à café où
déambulaient d’autres otages le regard absent. J’entretenais ainsi une activité
physique minimale qui pourrait plus tard se révéler utile.
Au
bout de huit jours, la chef d’étage me réveilla : nous avons reçu le
virement de votre mutuelle. Demain, vous pourrez partir. Vous passerez d’abord
une radio de contrôle, une dernière prise de sang. Faites vos paquets, des
ambulanciers viendront vous chercher dans la chambre. Elle me donna une
décharge à signer. Je m’engageais à ne pas poursuivre mes ravisseurs et les
dégageais de toute responsabilité pour les conséquences éventuelles de mon
rapt. Ainsi fut-il. A treize heures, deux ambulanciers en uniforme bleu vinrent
me chercher. Vous pouvez marcher ? Voulez-vous un fauteuil roulant ?
Je pouvais marcher. Je marchais jusqu’à l’ambulance, je m’allongeais sur le
brancard. La voiture se mit en route, elle avait tous les aspects d’une
ambulance et roula ainsi sans encombre jusqu’à mon domicile parisien. Ils
m’accompagnèrent jusqu’à mon appartement et me tendirent un paquet
d’ordonnances et de recommandations. J’attendais la presse, les caméras, des
embrassades humides, des cris d’admiration. Je n’eus droit qu’à une modeste
aide de vie efficace et amicale avec qui j’ai depuis noué des relations
durables. Son salaire était pris en charge par un comité local de solidarité à
l’égard des otages du territoire Bojon. Je lui faisais entièrement confiance
jusqu’au jour où je découvris, en ouvrant par mégarde la porte de la salle de
bains, qu’elle portait autour du cou un collier en pierre de lune.
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