Vincennes,
film de Virginie Linhart Arte, 1 juin 2016
Chacun sa vie, chacun son histoire et le film de Virginie Linhart ne
correspond pas à la mienne, qui ai travaillé à l’Université de Vincennes (Paris
VIII) de 1969 à 1997. Vingt-huit ans. Dont dix ans dans les bois. Le point de
vue de la réalisatrice est clair dès les premières images. Il ne reste de
Vincennes qu’une pelouse et quelques arbres. Vincennes est morte avec le
déménagement à Saint-Denis. L’université de Saint-Denis qui porte le nom de « Vincennes
à Saint-Denis » usurpe le premier nom. J’ai du mal à sauter de joie d’apprendre
que pendant quinze ans, j’ai travaillé dans un château hanté.
Mais l’essentiel n’est pas là. Pour moi, la leçon de Vincennes est
politique. Premièrement, quand on gouverne, il faut choisir. La coexistence de
plusieurs objectifs irréconciliables a tué le rêve de Vincennes et le
déménagement n’a été que l’acte final de cette descente aux abîmes.
Pour une partie d’entre nous (quand je dis nous, je dis les
enseignants, le personnel, les étudiants), Vincennes a d’abord été une
université ouverte aux salariés, où des adultes engagés dans la vie professionnelle,
ayant arrêté leurs études, souhaitaient reprendre le cours d’une formation soit
intellectuelle, soit politique soit professionnelle. Reprendre des études universitaires,
c'est à dire dans un établissement où les enseignants étaient aussi des
chercheurs.
Pour d’autres (et là je ne dis pas nous), Vincennes devait être un
Collège de France populaire, sans préoccupation de formation, de diplôme, d’évaluation.
Les grands noms de la pensée française et mondiale pouvaient disposer d’un
public jeune et populaire, militants engagés, avides de sens.
Pour d’autres encore, (pas nous non plus), Vincennes était le
terrain de pratiques révolutionnaires où pouvaient se construire des modes de
gouvernement : l’autogestion, le pouvoir aux assemblées générales, un
pouvoir partagé entre enseignants, personnel et étudiants. Les différents courants gauchistes se sont
affrontés dans ce domaine et ont joué avec l’université des jeux joyeux et
mortifères comme si le monde extérieur n’existait pas.
Enfin, pour d’autres encore, (plus du tout nous), Vincennes était
un lieu de tous les trafics, livres volés chez Maspéro, drogue, grillades,
friperies, un marché aux puces ou les produits illicites coexistaient avec les
produits licites dans le déploiement d’un commerce totalement illicite.
Le miracle est que tout ce monde ait coexisté pendant plusieurs
années. Les enseignants et le personnel administratif, qu’ils enseignent, qu’ils
administrent, ou qu’ils soient en grève, ont régulièrement été payés par un État
dénoncé comme répressif, policier et fasciste. Des enseignants délivraient des
diplômes sans contrôle à côté d’enseignants d’une grande exigence. Les
étudiants apprenaient vite, jonglaient avec les exigences des uns et les
vacances des autres. De grands noms étaient d’une farouche sévérité dans leurs
jurys de thèse ou dans les concours de recrutement et se relâchaient dans les classes
de Vincennes.
Les révolutionnaires organisaient des grèves (payées,
naturellement, comment voulez-vous que des grèves durent des mois sans être payées
par l’État fasciste) et ces grèves prolongées chassaient de l’université, massivement,
les salariés étudiants qui n’en pouvaient plus de faire le chemin du soir ou du
samedi pour se heurter à des assemblées générales répétitives. D’autres
étudiants ayant terminé leurs études affrontaient le scepticisme ambiant sur la
validité de leur diplôme.
Les tensions entre ces différentes conceptions ont été vives et
permanentes. Chacun a appris dans ces affrontements, ces luttes, politiques,
idéologiques, physiques parfois. Vincennes est devenue pour partie une
université comme les autres, mais son histoire a partout laissé des traces.
Il n’y eut pas d’accord ni mouvement
assez vigoureux pour faire de Vincennes un centre d’excellence pour ceux qui
sont exclus des centres d’excellence. Mais ce fut une étape vers cet objectif
toujours urgent.
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