lundi 22 février 2016

disparitions


          Peu à peu, personne après personne, les amis les connaissances qui vous rattachent à la terre s’engloutissent dans les fumées du Père Lachaise. Roger Trugnan est mort. Il était permanent du PCF, nous avions noué une amitié forte, il souriait de mes ruades, mais vint un moment où il fallut choisir. Entre l’église et les apostats. Il choisit l’église et nous ne nous sommes plus revus. Ancien résistant, déporté, souriant, aimable, dévoué. Jean m’annonce la nouvelle, que je connaissais déjà par son fils. Les enfants n’oublient pas tout. Et il me dit Jean : voici le type d’homme qu’a construit le communisme. Et la discussion reprend là où elle était restée : stalinisme et nazisme, peut-on comparer ? Et à nouveau, je me répète. La différence entre les deux systèmes c’est que l’un s’est installé contre moi, au nom des principes que je combattais, l’autre s’est installé avec mon appui, au nom des principes que je défendais. Faut-il aller plus loin, répéter encore ?
            Même s’il avait disparu, il n’avait pas totalement disparu puisqu’il a encore une fois disparu quand il est mort. Les gens disparaissent à la suite de disputes, de désaccords profonds, pour des bêtises, et vous les perdez de vue. Mais ils ont toujours là, vous pouvez dire : nous sommes en désaccord sur le sens de notre engagement, et le minimum de terrain qui permet la discussion n’existe plus. Avec les craquements, puis l’écroulement du communisme, la discussion devint impossible. Mais il était possible de poursuivre la discussion avec des fantômes, de se demander comment il réagirait à tel événement, s’il soutient Chavez et Castro, s’il considère toujours que la social-démocratie est l’ennemi principal, si Poutine est un héritier du communisme ou sinon de quoi ? Il était au KGB, pas dans la Gestapo. Vous voyez ce genre de discussion impossible, mais qui se poursuit tant que l’autre est encore vivant, et qu’il pourrait donner un avis. S’il est mort, cette discussion potentielle, ces échanges fantomatiques ne peuvent plus se développer. Tant qu’ils sont vivants, vous pouvez imaginer qu’une lettre à la presse, un message sur facebook, une recension de livre, un article, pourra passer sous leurs yeux encore voyants et on peut imaginer leur réaction, à ces gens qui ont été si longtemps de la famille. Maintenant, ils sont morts, ils ne verront plus rien, ils ne liront plus rien, et je me rends compte que pour une part j’écrivais pour eux, je continuais à écrire pour eux, à discuter avec eux et que vient un temps où je ne saurai plus très bien pour qui je continue d’écrire.         

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