Peu à peu, personne après
personne, les amis les connaissances qui vous rattachent à la terre s’engloutissent
dans les fumées du Père Lachaise. Roger Trugnan est mort. Il était permanent du
PCF, nous avions noué une amitié forte, il souriait de mes ruades, mais vint un
moment où il fallut choisir. Entre l’église et les apostats. Il choisit l’église
et nous ne nous sommes plus revus. Ancien résistant, déporté, souriant,
aimable, dévoué. Jean m’annonce la nouvelle, que je connaissais déjà par son
fils. Les enfants n’oublient pas tout. Et il me dit Jean : voici le type d’homme
qu’a construit le communisme. Et la discussion reprend là où elle était restée :
stalinisme et nazisme, peut-on comparer ? Et à nouveau, je me répète. La
différence entre les deux systèmes c’est que l’un s’est installé contre moi, au
nom des principes que je combattais, l’autre s’est installé avec mon appui, au
nom des principes que je défendais. Faut-il aller plus loin, répéter encore ?
Même s’il avait disparu, il n’avait pas totalement
disparu puisqu’il a encore une fois disparu quand il est mort. Les gens
disparaissent à la suite de disputes, de désaccords profonds, pour des bêtises,
et vous les perdez de vue. Mais ils ont toujours là, vous pouvez dire :
nous sommes en désaccord sur le sens de notre engagement, et le minimum de
terrain qui permet la discussion n’existe plus. Avec les craquements, puis l’écroulement
du communisme, la discussion devint impossible. Mais il était possible de
poursuivre la discussion avec des fantômes, de se demander comment il réagirait
à tel événement, s’il soutient Chavez et Castro, s’il considère toujours que la
social-démocratie est l’ennemi principal, si Poutine est un héritier du
communisme ou sinon de quoi ? Il était au KGB, pas dans la Gestapo. Vous voyez
ce genre de discussion impossible, mais qui se poursuit tant que l’autre est
encore vivant, et qu’il pourrait donner un avis. S’il est mort, cette
discussion potentielle, ces échanges fantomatiques ne peuvent plus se
développer. Tant qu’ils sont vivants, vous pouvez imaginer qu’une lettre à la
presse, un message sur facebook, une recension de livre, un article, pourra
passer sous leurs yeux encore voyants et on peut imaginer leur réaction, à ces
gens qui ont été si longtemps de la famille. Maintenant, ils sont morts, ils ne
verront plus rien, ils ne liront plus rien, et je me rends compte que pour une
part j’écrivais pour eux, je continuais à écrire pour eux, à discuter avec eux
et que vient un temps où je ne saurai plus très bien pour qui je continue d’écrire.
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