Emmanuel Carrère a préfacé la réédition de 82 rêves de guerre, écrit par Emile
Szittya. Il est interviewé ce jour 6 février 2019 à France Inter, par Léa
Salamé et il lui parle du livre et de son auteur. Les souvenirs remontent.
J’avais vingt ans, étudiant à la Sorbonne, militant
communiste. J’habitais rue Raymond Losserrand dans le 14ème
arrondissement avec mon épouse. Nous sommes devenus proches de ce couple, elle,
Erika, une allemande antinazie réfugiée en France, lui, Hongrois et allemand,
exilé lui aussi en France, qui avaient passé toute la guerre dans un camp
d’internement. Emile Szittya était peintre et écrivain, il avait connu son
heure de gloire en Allemagne avec un essai intitulé cabinet des curiosités. Ils habitaient tous les deux dans un modeste
deux pièces rue du Château.
Erika faisait des heures de ménage, s’occupaient des
enfants. Emile gagnait un peu d’argent comme courtier en tableau. Il écrivait
des articles sur la peinture, un livre sur Soutine. Il lui fallait chaque fois l’aide
d’un transcripteur francophone. C’était une douleur profonde et quotidienne. L’exil
avait transformé au auteur connu en anonyme. Il ne pouvait plus écrire que
transcrit. Il aurait pu écrire en allemand et se faire traduire. Il le refusait
absolument. Il ne voulait pas être allemand, il voulait être auteur français. D’ailleurs, dans
sa vie, il a été hongrois, allemand, suisse. Juif aussi me dit-on. A cette question,
il répondait chaque fois de manière différente. L’idée d’être allemand ou hongrois
le révulsait.
C’est ainsi que j’ai trouvé le chemin de son bureau
atelier de la rue du Château, au premier étage d’un local communiste, encombré
de livres, de coupures de journaux, de tableaux. Pendant des semaines, il m’a
dicté les 82 rêves avec un accent
d’Europe centrale, dans une langue étrange. Je transcrivais, le plus fidèlement
possible, mais il fallait quand même réécrire. Je tapais ma version, je
revenais, il me corrigeait, je réécrivais. Cette relation lui était à la fois
nécessaire et insupportable. Il se mettait parfois dans des colères noires
contre mes propositions. Je suis certain qu’il était surtout furieux de ne pas
pouvoir écrire directement en français. Il avait besoin de moi et jamais il ne
me remerciait. Furieux d’avoir besoin de moi. Jamais il ne mentionnait mon
travail. Quand le livre est paru, pas un mot sur mon aide. L’idée d’avoir été
contraint de recourir à un transcripteur lui était insupportable. Nous n’en parlions
jamais.
J’ai continué jusqu’à sa mort à retranscrire des
articles, une pièce de théâtre dont je n’ai plus entendu parler. Quand nous
étions avec d’autres personnes, jamais il ne me présentait comme un secrétaire
ou un transcripteur. Le sujet était tabou. Il me présentait comme un ami, un
étudiant communiste. Il m’avait fait comprendre que je ne devais jamais, au
grand jamais, mentionner le rôle de passeur qui avait été le mien.
Ce silence ne me pesait pas. Jeune étudiant, fils de
marchand forain, je rêvais d’écrire un jour des livres et mon travail auprès de
Szittya a joué un rôle de sas vers l’écriture.
J’entends Emmanuel Carrère parler d’Emile Szittya, des
rêves de guerre. Il dit de ce livre
qu’il est écrit « dans une langue magnifique ».
Je connais des gens qui s’attristeraient d’être ainsi anonymisés. J’aurais volontiers
accepté la reconnaissance de mon travail. Je n’arrive pas à m’irriter. J’ai appris
auprès d’Emile Szittya deux choses importantes. L’une, à commencer à écrire. La
seconde, c’est la difficulté, l’immense douleur de l’exil.
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