On ne choisit pas tout. On ne
choisit pas ses étudiants et parfois, on aimerait s’adresser à un tout petit
groupe d’étudiants intelligents et travailleurs, genre qui viennent vous poser
des questions à la fin du cours. Alors que dans la salle de cours ou dans l’amphi,
ce petit groupe existe naturellement, mais il est perdu dans la foule et il
faut du temps pour le repérer. Il faut le dégager d’un ensemble médiocre ou même
franchement insupportable dont il faut le dépouiller, comme on extrait
laborieusement la succulente chair du crabe après de longs travaux de dégagement
de la carcasse. Quand je préparais mon cours, c’est ce petit groupe que j’avais
en tête, c’est à ce petit groupe que je souhaitais m’adresser, allumer une
lumière, relever une paupière, irriguer des neurones. Mais je ne pouvais pas
choisir. On peut choisir ses doctorants, mais pas ses étudiants en première
année. Certains collègues faisaient cours uniquement à cette élite succulente,
littéralement décarcassée, se souciaient comme d’une guigne de la majorité des
auditeurs et à force, avec de la patience, cette majorité se lassait, ne venait
plus au cours et le prof se trouvait alors dans la position idéale du chercheur
qui partage ses pépites avec des apprentis-chercheurs, qui leur indiquait les
bons filons, qui partagera la gloire des prochaines découvertes.
Malheureusement, cet élitisme m’était impossible. D’une part, mes origines
modestes, toujours plus modestes, me rapprochaient de ceux de mes étudiants qui
ne comprenaient rien à mon cours, se mettaient à bavarder, à décrocher, et me
rappelant mes origines modestes, je souhaitais les entraîner sur le chemin de
la gloire. D’autre part, il me restait d’un engagement militant communiste l’idée
que les plus pauvres étaient le sel de la terre, l’avenir de l’humanité et même
si j’avais depuis longtemps rompu avec
tout millénarisme, il me restait des gestes de solidarité avec qui se
trouvait dans le ruisseau. Il faut des années et des années d’entraînement pour
ne plus voir les taudis et les galères. Le résultat, c’est que je préparais mes
cours pour un petit groupe, mais une fois dans l’amphi, je m’adressais à ceux
qui étaient le plus éloigné de mes démonstrations. Plus ils décrochaient, plus
je m’accrochais, je voulais absolument leur montrer qu’ils étaient capables de
suivre, de monter dans le train. Pour les entraîner ainsi, je simplifiais mon cours,
j’expliquais les concepts les plus transparents, et parfois, j’entraînais ainsi
des égarés effarés. Mais du coup, je perdais l’élite. L’élite s’ennuyait. On connait
tout ça par cœur, disait l’élite, tu penses à nous des fois ? Tu te rends
compte qu’on s’emmerde comme c’est possible. Tu pourrais faire cours à la plèbe
et nous prendre en cours particulier, sur dossier et sur motivation, dans une arrière-salle
de café ? Je les regardais, je voyais leur désarroi, je lisais leur
message dans les regards éplorés. Je leur répondais par d’autres regards :
non, il n’est pas question de vous couper de la masse des étudiants ; ça
viendra plus tard, quand vous ferez une
thèse. Pour le moment, ils ont besoin de vous, ils ont besoin de votre présence
car c’est votre présence qui me fait préparer des cours pour les meilleurs et
ensuite les rendre audibles par les moins bons. C’est comme ça que je
fonctionne. Je n’ai pas fréquenté les khâgnes et les séminaires. Il m’est
arrivé de faire cours à ces normaliens, tous intelligents, tous avides de
savoir et de comprendre, tous arrivé au bout de mon raisonnement avant même qu’il
s’exprime. J’étais fier, bien sûr, car d’origine très modeste, j’étais arrivé à
faire cours dans le saint des saints, et puis je me rendais compte que les
efforts que je faisais pour me faire comprendre des moins bons me manquaient.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire