Mon intervention au
colloque de Rabat, mercredi 25 janvier 2017
Diffamation
« La diffamation est une fausse accusation qui porte
atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne »
Je suggère une autre définition : La
diffamation est l’assassinat d’une personne par tous les moyens, sauf
l’élimination physique. Qu’elle soit vraie ou fausse importe peu. L’essentiel
est l’objectif.
La politique dans une société démocratique est
l’utilisation de tous les moyens pour résoudre les conflits, sauf la lutte
armée. C’est un immense progrès par rapport aux guerres civiles. En ce sens, la
diffamation est un progrès considérable des relations entre les humains.
Nous connaissons tous les sociétés anciennes ou
modernes où les confits de pouvoir étaient résolus par l’élimination brutale
des adversaires ou tout simplement des gêneurs. Quand Henri VIII voulait
divorcer, il faisait guillotiner son épouse. Une lettre de cachet permettait à
Louis XIV de supprimer un seigneur trop puissant. Dans les temps plus proches, il n’y avait pas
de campagne organisée de rumeurs, de mensonges, de calomnies, contre les
adversaires, dans les régimes nazis ou les dictatures communistes. Il n’y avait
pas de campagne de diffamation sous Pinochet, sous Pol Pot, sous Kim il Sung. Plus
nous nous rapprochons des temps modernes, plus la diffamation prend la place de
l’élimination physique.
Si on retient la définition de la diffamation comme
l’assassinat d’une personne par tous les moyens, sauf l’élimination physique,
alors la diffamation est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Un
progrès par rapport à l’élimination physique, mais il faut la prendre au
sérieux. Surtout si elle est diffamation d’état, elle est une grave atteinte à
la vie démocratique. En démocratie, la politique consiste à régler les conflits
par d’autres moyens que l’élimination de l’adversaire. La démocratie politique
considère que l’adversaire fait partie de la solution des conflits. Une société
démocratique est en paix quand règnent dialogue et compromis. Les moyens qui
visent à l’élimination de l’adversaire sont des signes d’affaiblissement de la
vie démocratique.
Ces diffamations existent, elles sont parfois punies
par la loi, généralement réprouvées et condamnées. Dans d’autres sociétés,
elles sont un mode de gouvernement. Ce sont des sociétés où le pouvoir
politique revendique un adjectif, ethnique ou religieux ou partisan. Car cet
adjectif, protestant, catholique, socialiste ou musulman, exclut de la société
ceux qui ne s’y conforment pas. L’Irlande était un état catholique, et cette
qualification chassait de la citoyenneté ceux qui n’étaient pas catholiques. La
Grande-Bretagne était un état protestant et jusqu’à la mi-19ème
siècle, les catholiques n’avaient pas le droit de vote et de représentation.
Cuba ou l’Union soviétique se définissaient comme socialistes ou soviétiques et
qui ne se conforme pas pouvait être déchu de sa nationalité. La
disqualification de l’adversaire passe par l’accusation de traîtrise, de
passage à l’ennemi, d’être un étranger ou un agent de l’étranger.
Permettez-moi deux exemples tirés de l’’histoire
irlandaise :
L’affaire Parnell est exemplaire. Parnell était un
propriétaire protestant qui prit la tête du parti Irlandais et du mouvement
pour l’autonomie. À ce titre, considéré comme un traître par les
Anglo-protestants, par les Tories. Une haine féroce à l’égard d’un protestant
« ami des catholiques ». Comme on appelait aux États-Unis les
militants des droits civiques des « nigger lovers ».
On tenta une première fois de détruire Parnell par
une accusation montée de toutes pièces. Il fut une première fois emprisonné
pour une prétendue complicité avec les violences agraires par son soutien aux campagnes de boycott.
Grâce à un faux témoignage, on l’accusa
d’être impliqué dans un attentat terroriste. Chaque fois, il se releva plus
puissant. Il fut finalement terrassé par un scandale privé : la mise en
évidence d’une liaison avec Kitty O’Shea, l’épouse de l’un de ses seconds.
Cette liaison était notoire et ne provoquait pas de scandale particulier. Mais
lorsque l’époux de Kitty engagea une procédure de divorce, la liaison ne devint
pas seulement notoire, elle devint officielle. L’Angleterre victorienne
intervint aussi : comment le gouvernement britannique pouvait-il négocier
avec un divorcé ? L’église catholique intervint alors de tout son
poids : comment un parti irlandais pouvait-il être dirigé par un tel
homme ? Le Parti parlementaire irlandais se divisa, Parnell fut mis en
minorité, battu aux élections suivantes et pratiquement exclu de la vie
publique.
La grande grève et lock out de Dublin 1913 est un autre
exemple éloquent. Le sujet de la grève : le droit de se syndiquer. D’un
côté James Connolly, leader charismatique, de l’autre William Murphy, propriétaire
de la compagnie des tramways. Pendant des semaines, Dublin fut pratiquement
paralysé. À l’époque, l’Irlande faisait partie du Royaume-Uni et le conflit
considéré par le mouvement ouvrier britannique comme un conflit national.
Grande campagne de solidarité en Grande-Bretagne. On accusait Connolly d’être
porteur d’idées étrangères à la tradition irlandaise, des idées socialistes. On
accusait le mouvement syndical d’être soutenu par des étrangers, des West
Britons, des intellectuels cosmopolites. Ces campagnes eurent une portée
limitée. Le coup de grâce vint d’un événement apparemment mineur. Des familles
anglaises proposèrent, à titre de solidarité, d’héberger des enfants dublinois.
L’église catholique qui jusque-là s’était peu engagée, se déchaîna. Ces enfants
qu’on allait emmener en Angleterre étaient des enfants kidnappés par les
protestants britanniques, ils allaient être endoctrinés dans une nouvelle
église, c’était l’équivalent des massacres de catholiques par les armées de
Cromwell. On imagine mal la violence de la campagne. Des manifestants se
pressaient sur les quais du port de Dublin pour empêcher physiquement les
enfants d’embarquer vers la perfide Albion protestante. Le mouvement fut frappé
à mort par cette campagne et la grève cessa sans avoir obtenu ses objectifs.
Lorsqu’il y a fusion entre nationalisme et religion,
l’abandon de la religion n’est pas seulement apostasie, mais aussi trahison de
la patrie. Qu’est-ce qui témoigne le plus de l’abandon de la religion
nationale ? Les mœurs, la sexualité. Dans les deux affaires célèbres que j’ai rappelées, ce qui était en
jeu était la famille (les enfants de grévistes », et encore la famille,
avec l’adultère. C’est un domaine où la famille est en jeu. La famille qui est
la base de la société, le modèle suprême : le chef de famille, c’est le
souverain, l’épouse, assure l’intendance et les enfants sont le peuple qui
obéit. L’atteinte au modèle familial est considérée comme un coup mortel à la
société toute entière. Le droit de vote accordé aux femmes, le divorce, la
contraception, l’homosexualité ont de tout temps été combattus pour défendre le
modèle familial qui est la cellule de base.
Ces accusations passent par les mœurs, la sexualité.
Le féminisme était protestant en Irlande. Le divorce est anglais. Les grandes
affaires d’état de l’Irlande contemporaine : le divorce, la
contraception, l’IVG. Chaque fois des referendums,
des débats houleux, des accusations : ces réformes allaient atteindre
l’âme du pays, les réformes qui donnaient des droits supplémentaires aux femmes
faisaient partie de l’antique complot impérialiste britannique pour asservir
l’Irlande. Pour l’angliciser.
Le dernier débat en date : les affaires de
pédophilie du clergé irlandais. Pendant longtemps, ces « affaires »
étaient réglées en interne. Le passage d’une Irlande cléricale à une Irlande
laïque est tout récent : 2011 : le Premier ministre Enda Kenny :
l’église catholique doit accepter que les lois qui la gouvernent ne sont pas
les mêmes que les lois qui régissent la société.
Les campagnes de diffamation sont des indicateurs précieux
de l’identité souhaitée de la société où ces campagnes se mènent. Dans les
exemples irlandais : les campagnes de diffamation indiquaient la forte
revendication de fusion entre église et état. Catholique, et protestant. Dire
de Poutine qu’il a été officier du KGB n’est pas une diffamation en Russie.
Dire d’une personne qu’elle a collaboré avec la Stasi, police secrète de la RDA
est considérée comme une grave diffamation en RFA et empêcher de faire carrière
politique.
Quand Barak Obama était accusé de ne pas être un
véritable américain parce qu’il avait des ancêtres et de la famille en Afrique
noire, quand on lui demandait avec insistance de montrer son certificat de
naissance, cette campagne de diffamation se rattachait directement au racisme
historique à l’égard des noirs nord-américains qui ont peiné à se faire
reconnaître comme des citoyens des États-Unis. De même, l’odieuse campagne
contre Christiane Taubira déguisée en guenon dans les réseaux sociaux se
rattache directement aux systèmes d’exclusion raciale dans les colonies
françaises.
Dis-moi comment tu diffames, je te dirai qui tu es.
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