Paris Liverpool août 2017
Depuis
juillet 2017, le trajet Biarritz-Paris prend une heure de moins. Au lieu de
déjeuner dans le wagon-bar qui en général nous donne des plats oubliables et
souvent n’a plus rien à offrir que des cacahuètes, nous déjeunons avec Sophie
dans une brasserie près de l’hôtel. Le soir un très bon moment avec le
spectacle du Gymnase : « le
gros diamant du Prince Ludwig. Collation après le spectacle, une soupe, n’était-ce
pas ? Avec Miren et ses amis. Un ami de Miren, biarrot pur sucre, pense
que les défenseurs de la plage Marbella sont un peu à la recherche de l’entre
soi. Les vrais enfants du pays ont été chassés de la Grande Plage par les
touristes, ils se sont réfugiés à Marbella et maintenant, on veut à nouveau les
déranger. Leur disputer leur coin d’océan, le sable où ils sont nés.
Le
lendemain, voyez nos deux grands voyageurs, ils en ont la carte, une valise à
roulette tenue fermement par la poignée coulissante, un sac en bandoulière,
parfois une canne. Ils poursuivent leur voyage vers Liverpool, la gare du Nord,
Eurostar, le tunnel sous la Manche. Les inconvénients de ces déplacements sont
bien connus. En voyage, le paysage est surprenant, les chaises plus dures, la
douche moins bien réglée. Les trottoirs sont encombrés d’une foule
inhabituelle. Pour vous dire la vérité, je trouve que les voyageurs sont mal
traités. Que pour un voyageur qui mange sa route avec un bâton de pèlerin dans
un chemin boisé sentant bon la noisette, où un lapin et une lapine et une
famille de lapereaux jouent à cache-cache dans les herbes, dérangés parfois par
une biche bondissante, tandis que le soleil de lève et que le paysan offre au
cheminot un verre de vin rouge, un tranche de pain qui sort du four et du pâté
de campagne, puis le voyageur reprend son sac et son bâton et là on peut dire
qu’il est bien traité. Mais en général, la plupart du temps, il n’est pas bien
traité. Il doit se plonger dans une forêt de roulettes et de poussettes qui lui
mordent les mollets, il suit les pancartes, il est prisonnier de bandeaux qui
lui interdisent d’avancer, de reculer, de franchir les limites, qui l’obligent
à suivre ces rubans bleutés. Des uniformes lui montrent la direction d’un doigt
impératif, d’autres uniformes plantent leurs doigts dans la vitre du guichet pour
saisir votre carte d’identité ou votre passeport et aussi votre billet de
transport que vous avez imprimé de votre ordinateur après des minutes
précieuses de promenades sur la toile, une grande feuille A4, qu’il faut plier
quinze fois pour glisser dans le portefeuille, vous vous rappelez le petit
rectangle en carton qui se glissait sans effort dans la poche en cuir. Après
avoir fait la queue entre les bandeaux, vous réussissez à atteindre le guichet,
la Mecque des touristes, où est écrit Douane et Police. L’uniforme appuie la carte d’identité sur une
surface noire et glacée, protégée par un toit opaque, la carte a disparu, les
doigts la serrent contre une surface reliée à un fichier inquiétant, puis
l’uniforme vous regarde sans sourire, regarde le visage du document qui ne
sourit pas non plus, car il est interdit de sourire sur une pièce d’identité,
puis regarde votre vrai visage et efface votre sourire par un œil sévère, ne
vous dit pas au revoir merci, bon voyage, que le ciel vous accompagne ou bon séjour
à Londres, ils ne disent rien, mais on voit bien qu’ils se méfient, qu’ils ne
vous font pas confiance et vous vous demandez pourquoi, la canne appuyée sur la
valise roulante, mal à l’aise pour répondre au téléphone, parce qu’il faut
poser la canne, stopper la valise mobile qui continue d’avancer sur son élan,
remplacer les lunettes de vue lointaine par les verres de lecture pour lire qui
vous téléphone, reprendre la canne, vous retourner avec irritation pour indiquer
aux voyageurs pressés derrière vous qui vous poussent avec leur valise et leur
poussette que quand même vous pouvez répondre, il n’y a pas le feu, le train
attendra, il attend toujours, et d’accord c’était une publicité, un appel à
cotiser pour une organisation humanitaire, mais c’eût pu être une parole
angoissée d’un proche accidenté. Vous faites encore dix pas et à nouveau, le
billet plié et déplié, le passeport à la main, vous passez sous un portique,
les poches vidées de vos objets métalliques rassemblés dans un plat noir, en
plastique laminé, tandis que le sac bandoulière et la valise immobilisée comme
une tortue sur sa carapace, les roulettes en l’air, glissent vers la sortie du
tunnel qu’on annonce régulièrement. Une affichette annonce en images les objets
défendus : armes de poing, explosifs, crème à raser. Les différentes
prothèses ayant déclenché l’alarme, un uniforme vous parcourt les formes avec
un détecteur à métaux.
Dans
la salle d’attente, vous déjeunez d’un croissant et d’un café assis sur une
banquette en moleskine qui baigne encore du café précédent, recouverte des
miettes de viennoiserie du train de 9.58. Une averse crève le toit de l’espace
voyageur protégé par une bâche, des flaques d’eau reflètent le ciel gris. Des
employés entourent les lacs d’indicateurs jaunes pour prévenir les glissades ;
d’autres employés aspirent l’eau avec des serpillières. La file zigzague entre
les points d’eau vers l’entrée des wagons de 1 à 10. L’Eurostar, ce n’est pas
n’importe quel train, un groupe de jeunes parle à voix basse, on n’entend pas
leurs tablettes, ils ne mettent pas les pieds sur les sièges. Je vous jure que
c’est vrai.
Les
valises ont été rangées, les journaux déployés, les feuilles à garder
arrachées, la bouteille d'eau décapsulée, les vestes allongées sur le
porte-bagages, nous sommes serrés comme dans un avion locauste et nous
entendons un message urgent. D'habitude, on n'écoute pas les messages, qui vous
disent le train où vous avez pris place se dirigent vers Saint-Pancras et mettez
des étiquettes au bagage, depuis le temps qu'on voyage, on sait tout ça. Mais
le message dit autre chose. Il dit que pour des raisons de sécurité, à la suite
d'une "intrusion", tous les voyageurs, donc aussi Brigitte et moi,
tous les voyageurs doivent prendre leur valise, descendre du train, ne rien
laisser à bord, sortir du train, recommencer tout comme si on venait d'arriver,
et qui est décrit plus haut, je ne vais pas recommencer, tout se passe une
seconde fois, billets contrôlés, passeports aplatis, comme dans ce film avec
Bill Murray, Un jour sans fin où
chaque jour tout recommence pareil. Tout
pareil. Y compris un coup de téléphone avec arrêt. Sauf le petit
déjeuner. Tout ça prend une heure et demi, une heure et demi de retard, on va
avoir une sacrée compensation.
À partir de là, tout se déglingue. Arrivée à
Saint-Pancras avec une heure et demie de retard, nous allons acheter des billets
pour Liverpool à la gare de Euston. Environ un kilomètre de marche, le trottoir
est en plus mauvais état que les trottoirs de Biarritz, mais Londres, c’est une
capitale tout de même. Les roulettes se coincent, les poussettes dérapent, les
chaussures trébuchent. Une demi-heure, le soleil brille. Nous demandons notre
chemin vers la gare de Euston, les gens sont aimables et nous montrent la
direction. Nous devions être à Liverpool à 19 heures pour un repas chinois. Le
temps est mesuré. Nous ne pourrons pas manger le fish and chips dont je rêvais. Nous reprenons une place dans la
queue pour les guichets sur un chemin marqué par des rubans bleus. Vingt
minutes d'attente, canne et roulettes. L’employée du guichet nous explique que
les trains de Londres à Liverpool et retour, selon l'horaire, selon qu’il est
direct ou avec changement, selon la compagnie, le tarif varie de 80 livres à
600 livres. Vous avez bien lu. De 1 à 8. Donc évidemment nous prenons les
billets à 80 livres, à ce prix, ce n'est pas direct, il faut changer à
Statford. Le train part dans une demi-heure, sans déjeuner, à cause de
l'intrusion Gare du Nord, sans doute un clandestin qui voulait se rendre en
Angleterre. À lui tout seul, il a fait descendre près de mille personnes du
train. On a les billets, on prend le train, Mille personnes qu'il a dérangées ce jour-là.
Malgré la perturbation, il me reste suffisamment de cœur pour penser à ce
clandestin qui a dû maintenant quitter l’Eurostar pour le bitume de la Gare du
Nord. Je ne vérifie pas la liste des gares, je regarde juste l’heure, il faut
descendre à Statford. On prend le train, le train démarre, et nous descendons à
Stegford parce que Statford n’est pas sur la liste des arrêts. On descend à ce
qui est phonétiquement le plus proche, ce qui est d’une absurdité sans nom, et
témoigne d’une certaine nervosité collective du groupe ensemble embarqué, elle et moi, qui dans l’adversité tient bon,
se tape sur l’épaule, mais comment peut-on descendre à une gare phonétique pour
changer de train ? Stegford ou Statford. Pour aller à Vichy, descendez à
Clichy. On se retrouve à Stegford, nous étions les seuls à descendre, Stegford
est la petit gare d’un village desservi trois par semaine par une navette et
c’est tombé sur nous. Personne ne descend avec nous qui aurait pu nous
renseigner, pas une boutique à l’horizon pour une boisson et un biscuit, je
rappelle au lecteur négligent que nous n’avions pas eu le temps de déjeuner en
garde de Euston. Le quai est désert. Une rampe d’escalier aussi haute que les
pyramides Incas est la seule issue. Brigitte monte les marches, je reste en bas
avec les valises à roulettes immobiles. Là-haut, Brigitte discute avec un employé
aimable, excité comme un pou, une telle aventure, une histoire qu’il pourra
raconter le soir au pub, pendant des semaines, un couple de voyageurs égarés,
affamés, à qui il a donné un verre d’eau, qui ont confondu Statford et
Stegford. J’ai cherché sur mon ordinateur et j’ai trouvé un train pour
Birmingham où ils devraient changer pour Liverpool et changer encore une fois à
Statford. Ils ne seraient pas à Liverpool avant neuf heures du soir et pour le
resto chinois, c’était râpé. Le monsieur disait à la dame, on s’est trompé de
train et on aurait pu lire le sous-texte de ses paroles que la dame aurait pu
mieux vérifier, ou bien qu’ils n’auraient pas dû descendre à Stegford et on
pouvait entendre, tu t’es énervée et du coup on est descendu où il ne fallait
pas, mais le verre d’eau a tout calmé et on sentait malgré tout, malgré un
énervement passager (c’est le mot juste), malgré une irritation compréhensible,
que entre ces deux-là, c’était du solide. À Birmingham, le train pour Statford ne nous a
pas permis d’acheter un paquet de biscuits, nous avons demandé au contrôleur si
le train allait bien à Statford, cette fois, la prudence n’était pas excessive,
il a regardé la liste et nous a d’abord dit non, et j’ai cru alors que ma
compagne de voyage allait s’effondrer, puis il a vérifié encore une fois et il
a dit, oui, effectivement. Vous changez à Statford, il faut prendre l’ascenseur
et monter sur le quai numéro un, vous avez quinze minutes, vous n’aurez pas le
temps d’acheter une bouteille d’eau et un paquet de biscuit, mais à neuf
heures, nous dit le contrôleur à qui on a rien demandé, la plupart des hôtels
servent une collation. Une petite gare de village, avec nos roulettes et la
canne, et en reprenant un train pour Birmingham, on finit par arriver à
LiverpooL. On a trouvé des places assises.
Comme nous sommes arrivés trop tard pour le
restaurant chinois, nous avons mangé une soupe à l’hôtel, tous les hôtels
servent des soupes à réchauffer. Le chauffeur de taxi était indien, le
personnel d’accueil à Ibis Albert dock (Prononcez Aibis), était polonais,
espagnol et lithuanien. Ils parlent tous anglais avec un accent d’Europe
centrale ou italien ou espagnol d’Amérique latine, où est passé l’accent
liverpudlien que l’on avait tant de plaisir à ne pas comprendre.
Dimanche 27 août. Petit déjeuner anglais, œufs
contaminés et tranches de lard frit. La famille et les amis se dirigent à pied
vers le port où nous attend une péniche de croisière qui va nous emporter pour
une excursion sur la Mersey et le canal de Manchester. Le canal est bordé de
friches industrielles, de tours de stockage de gaz et pétrole, coupé par des
ponts de brique, de pierre, de fer, ponts fixes, ponts tournants, pont levis.
Pendant six heures, une dame vivante, une commentatrice en chair et en os, pas
une bande son, mais une voix convaincue et entraînante, nous donne des
informations sur les friches, les ponts, les aqueducs, les viaducs, les bandes
de revêtement des piliers de béton, des ponts de métal qui ont rouillé à force
de ne pas tourner. Le commentaire ne s’arrête que lorsque la péniche stationne
dans une écluse, une écluse gigantesque qui met un temps fou à se vider et à se
remplir et pendant que l’eau s’en va et qu’elle vient, pendant qu’elle
bouillonne et se calme, la commentatrice se tait et on perçoit parmi les
excursionnistes une extase collective qui célèbre le silence. Au bar, il y a du
stew.
Un autobus nous ramène à l’hôtel et nous
reprenons un taxi pour un établissement nommé La Casa. Hope Street. La rue de
l’espoir. Cette rue relie deux immenses
cathédrales, la plus ancienne, la protestante, la catholique plus moderne,
chacune rivalisant en taille et en ampleur, chacune s’élevant toujours plus
prêt de toi seigneur. Liverpool a hérité l’affrontement du 19ème
siècle entre l’immigration catholique et la majorité protestante qui craignait
le « grand remplacement ». Les partis politiques ont porté le nom de
protestant ou d’unioniste, le parti travailliste était surtout catholique, les
associations les clubs sportifs, les équipes de foot sont ainsi partagés. Il ne
reste plus de cet affrontement que les deux cathédrales qui se font face, rue
de l’Espoir.
La Casa est un club ouvrier, les personnages
photographiés sur sur les murs sont des salariés, des dockers, des servantes, des
métallos. L’orchestre joue des chansons latines, des chansons de combat, de
Victor Jarra notamment, le chanteur chilien assassiné par les sbires de
Pinochet. Tony réunit ici sa famille et ses amis, il fête ses 80 ans et fait un
discours tout entier consacré à une argumentation serrée, passionnée, contre le
Brexit. À partir des expériences de sa vie, la Seconde guerre mondiale, les
premières images des corps empilés dans les camps nazis, la libération, les
soldats américains qui jetaient des friandises dans la cour des écoles avant
d’aller mourir sur les plages de Normandie. Il a été permanent syndicaliste,
parcourant le monde pour organiser les marins, il a été membre du Parti
communiste de Grande-Bretagne et il rappelle sa colère quand le journal
communiste, le Morning Star, publiait
sur huit colonnes, en gras, un appel à voter non au referendum d’adhésion à
l’Europe « pour la grandeur de l’Angleterre ». Dès 1972, pourtant
membre du Parti, il a voté oui à l’Europe. La sortie de l’Europe est un
véritable crève-cœur et il demande à l’assistance de mener campagne partout où
ils peuvent pour retrouver le chemin de l’Union européenne.
J’écoute le discours devant un verre de vin rouge
et je pense la colère au ventre au front uni qui a salué la victoire du repli
britannique, depuis les lepénistes jusqu’aux insoumis. J’écoute Tony et je me
dis que le même combat nous rassemble partout, contre les replis identitaires
lourds de menaces guerrières et le combat pour l’organisation de tous pour
faire humanité. Happy Europe to you, Tony.
Après les agapes et les discours, on se retrouve
au petit déjeuner au musée Walker. À nouveau, nous discutons de l’Europe, du
changement de position du parti travailliste qui rompt avec l’ambiguïté et veut
faire des prochaines élections une nouvelle étape vers la réintégration. La
France rancie, de droite et de gauche, va crier d’une seule voix à la trahison,
car ils savent mieux ce qu’est le peuple anglais que le parti travailliste, que
l’ensemble des syndicats. Tous ceux qui veulent remplacer Macron par Maduro ou
par Orban, et comme ces deux dirigeants modèles et sources d’inspiration, ils
voudraient dissoudre l’Assemblée nationale et la remplacer par le vrai peuple.
L’exposition du musée Walker s’intitule « Coming
out » et célèbre les cinquante ans de dépénalisation de
l’homosexualité. À partir de 1967, en
Angleterre, ce n’est plus un crime d’avoir des relations sexuelles entre
adultes du même sexe.
L’après-midi, visite du musée de l’émigration et
le musée de l’esclavage. Le musée de l’émigration est un modèle de présentation
claire, pédagogique, argumenté, historique. Les raisons de l’émigration, la
répression, la misère, la recherche d’un autre avenir. La place de l’émigration
dans la richesse du port de Liverpool, et la richesse de l’immigration pour les
pays d’accueil.
Le musée de l’esclave est en revanche une
installation foutraque qui vise la compassion et la colère, mais pas la
réflexion. Mise en scène par des militants bien intentionnés, mais sans souci
pédagogique ni politique. Quelle fut la place de l’esclavage dans l’économie
des sociétés esclavagistes, les facteurs qui ont conduit à l’abolition,
facteurs économiques, politiques, religieux ? Rien n’est expliqué.
Bank Holiday, c’est trois jours fériés samedi, dimanche,
lundi. Trois jours de musique à Liverpool sur Albert Dock. Les anciens docks en
perdition sont devenus des musées, des commerces, des restaurants. Pendant les
trois jours de fête, tout le long des quais, des groupes pop, des chœurs de
marins perchés dans les vergues, L’équipe historiquement catholique d’Everton a
battu Arsenal 4 à 0. Pendant ces trois jours de fêtes, la foule déambule le
long des quais, et pendant ces trois jours, nous n’avons vu aucun uniforme,
sauf les gardiens de musée. Pas de policier, pas de mesure de sécurité
particulière. Sont-ils inconscients ces Britanniques ou le sommes-nous
trop ?
Dans la foule, d’un seul coup, une famille
musulmane intégriste. La femme est cachée par une burqa intégrale, deux petites
filles entre cinq et huit ans portent un voile serré et l’homme se promène en
manche de chemise. Le spectacle m’a fait peur, toutes ces vies emprisonnées et
fières de l’être.
Mardi 29. Visite de Port Sunlight, la cité modèle
de Lever, le fabricant de savon. Rappelez-vous Sunlight. Pas du tout les
phalanstères d’Europe du Nord, pas des maisons uniformes, mais des logements
superbes, au style divers, correspondant aux différentes périodes de l’histoire
anglaise, l’Angleterre du Moyen Âge, l’Angleterre élisabéthaine, les styles
plus modernes. Le tout dispersé dans d’immenses espaces verts. Aujourd’hui, ce
serait une résidence pour riches, pour très riches, avec des gardes armés à
l’entrée. Mais il n’y a pas d’entrée. La cité est ouverte.
Au centre de la cité modèle, un grand musée, le
musée de Lady Lever, où ont rassemblées les richesses accumulées par la famille
Lever qui avait beaucoup d’argent, énormément d’argent. Ils achetaient des
tableaux de toutes les périodes, Millais, Turner, Constable, des sculptures,
des chinoiseries, de la porcelaine Wedgwood, des meubles anciens.
L’après-midi, visite de la galerie Tate
Liverpool, une exposition sur l’Allemagne 1919-1933, avec des photos de Sander
et surtout cent cinquante œuvres majeures d’Otto Dix, qui décrivent une société
disloquée mieux que beaucoup de livres d’histoire.
Nous sommes rebelles et insoumis. Partout, nous
luttons. Dans les musées que nous avons visité, partout où il y avait une
notice « do not touch », nous avons touché. À l’hôtel, pour protester
contre l’absence de marmelade, à la question combien de petits déjeuners, j’ai
répondu trois alors que nous en avons pris quatre. L’insoumission n’est pas une
politique, c’est un état d’esprit. Les mains nues, sans argent, sans alliés,
quand je vois une notice ne pas toucher, je touche.
Chien écrasé craint les chemins de fer. Depuis Liverpool,
mille fois nous avons demandé si le train s’arrêtait bien à Statford. Puis nous
avons demandé le chemin de Euston à St Pancras, traîné les valises à roulette
sur un trottoir délabré, autant qu’à Biarritz, mais c’est la capitale quand
même. Sur ce trottoir délabré, malaisé, poussiéreux, des milliers de malheureux
tirent leur valise à roulette si pratiques sur une surface lisse et bien
entretenue, mais ici les roulettes s’enfoncent dans la boue, patinent sur les
cailloux, freinent dans la poussière. Par milliers, entre les deux gares, les
voyageurs traînent leur valise en regardant avec envie les jeunes campeurs sac
à dos et brodequins de marche qui traversent la ville sans roulette.
Retour en France, les taxis sont chers, les
restaurants bruyants, les conversations inquiètes. Nos amis se moquent de nos
inquiétudes politiques pour eux dérisoires. Vous ne vous rendez pas compte que
nous allons à la catastrophe, que l’humanité est condamnée par le
réchauffement climatique? La catastrophe annoncée doit-elle nous empêcher
d’affronter la vie quotidienne ?
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