dimanche 24 septembre 2017

le bonheur de toucher le fond


     Chacun connaît le fond du trou, la lumière a disparu, les fenêtres sont colmatées, vous êtes seul avec une vie à trancher. Où sont les barreaux qui permettent de remonter ? Les échelles à grimper vers le soleil ? Les grappins où s’accrocher ?

     Oui, ça m’arrive, comme à chacun, comme à tous. C’est douloureux, mais gratifiant. Je me dis que le contentement béat devant un monde inégal n’est pas très bon signe. D’une certaine manière, je suis heureux d’être malheureux, parce que si j’étais content devant ce que je vois, je serais très mécontent d’être content. Voici donc le premier barreau : celui qui permet la jouissance extrême d’être au fond du trou, plus profond que n’importe qui, plus douloureux que toutes les douleurs, celui qui procure l’immense plaisir de n’éprouver aucun plaisir.

     Quand je suis ainsi au fond du trou, je me retourne et j’évalue. Après avoir été rouage d’une machine à broyer, j’ai rompu avec cette mécanique infernale et j’ai joué  un rôle modeste, mais réel, dans la destruction de ce monstre. J’ai poursuivi mon combat contre les théories léninistes et avant-gardistes, en Irlande et en France. En Irlande, j’ai contribué à l’émergence d’une histoire qu’on appelait alors révisionniste et qui consistait à remettre en cause les dogmes du nationalisme essentialiste et violent.  En France, par mes livres, articles, mes conférences et mes cours, j’ai contribué à diminuer l’influence des républicains irlandais en armes qui avaient un impérieux besoin d’un appui international que j’ai ainsi affaibli. Ces batailles sont désormais derrière moi. Georges Marchais et son bilan globalement positif des camps et des cimetières ont disparu. Restent des héritiers qui utilisent les mêmes mouvements de menton, les mêmes adhésions à des satrapes latins ou slaves, les mêmes bilans globalement positifs des dictatures. Mais ces avatars du communisme stalinien et léniniste ne font plus peur car ils n’ont aucun appui étranger. Quand Maurice Thorez déclarait qu’il accueillerait les troupes soviétiques comme des libérateurs, ça faisait trembler dans les palais et même dans les chaumières. Mélenchon ne peut pas appeler Raul Castro ou Maduro à la rescousse.

     Les hasards de la vie m’ayant installé dans le Pays Basque, j’ai découvert un nouveau terrain de bataille. Inspiré par mes combats contre les théories et les pratiques avant-gardistes, j’allais poursuivre cette bataille contre le nationalisme basque qui n’en finit pas de célébrer ses crimes passés, et contre l’adhésion quasi unanime de la société basque, politique et civile, à cette dérive. Contre une communauté d’agglomération sur une base identitaire, contre des manifestations téléguidées par les héritiers de l’ETA. Je fus déçu. Quand je bataillais contre le stalinisme du PCF, je disposais de deux ingrédients indispensables à toute bataille : des alliés et des ennemis. Les ennemis m’insultaient, les alliés me soutenaient. Dans mes batailles contre le républicanisme militarisé de l’IRA, j’avais des alliés et des ennemis. Bravos et injures tiennent un homme debout. Dans le combat contre le nationalisme basque, je n’ai ni allié ni adversaire. Les adversaires ne me répondent pas, ils me considèrent comme un extra-terrestre, les amis ne me soutiennent pas, ils me disent que le combat est inutile. Je me bats contre des moulins à vent, contre l’indifférence. Les sympathisants abertzale applaudissent, les républicains se résignent, les démocrates pensent que je surestime le danger nationaliste. Bref, je me trouve dans la position déplaisante du prêcheur dans le désert. Il ne peut même pas se taper la tête contre les murs, il n’y a pas de mur. Il donne un coup de poing et son poing s’enfonce dans la ouate.

     Je commence à comprendre les personnes isolées qui ont le sentiment d’un danger imminent mais qui ne sont pas prises au sérieux. Quelle terrible situation que celle de Cassandre qui pouvait prédire l’avenir mais que personne n’écoutait. Il y a de quoi s’énerver. Il y a de quoi être tenté par des coups d’éclat. L’immolation par le feu par exemple. Je sais d’avance que je ne m’aspergerai pas d’essence puisque j’ai arrêté de fumer, je n’ai sur moi ni briquet ni allumettes et je ne me vois pas, dégoulinant de super, demander à un passant s’il a du feu. Je ne le ferai pas d’abord par peur, car comme tout le monde, j’ai vu les souffrances de Jeanne d’Arc sur le bûcher. Et aussi par principe. Je ne peux dénoncer ce que les terroristes appellent la propagande par les actes et utiliser les mêmes méthodes. L’immolation est de même nature que l’assassinat : au lieu d’être une explosion, c’est une implosion. Mais la méthode est la même : contourner les difficultés politique par des coups d’éclat.

     C’est décidé. Je vais faire une pancarte. J’écrirai avec un feutre noir, le nombre 829. C’est le nombre des victimes de l’ETA. Et je me promènerai avec cette pancarte chaque fois que les abertzale et leurs amis manifesteront. Je demanderai à des passants de me prendre en photo. Je diffuserai la photo sur les réseaux sociaux et c’est tout. Pas de slogan, pas de démonstration que personne ne lira. Juste un nombre.

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