Chacun
connaît le fond du trou, la lumière a disparu, les fenêtres sont colmatées, vous
êtes seul avec une vie à trancher. Où sont les barreaux qui permettent de
remonter ? Les échelles à grimper vers le soleil ? Les grappins où
s’accrocher ?
Oui,
ça m’arrive, comme à chacun, comme à tous. C’est douloureux, mais gratifiant.
Je me dis que le contentement béat devant un monde inégal n’est pas très bon
signe. D’une certaine manière, je suis heureux d’être malheureux, parce que si
j’étais content devant ce que je vois, je serais très mécontent d’être content.
Voici donc le premier barreau : celui qui permet la jouissance extrême
d’être au fond du trou, plus profond que n’importe qui, plus douloureux que
toutes les douleurs, celui qui procure l’immense plaisir de n’éprouver aucun
plaisir.
Quand
je suis ainsi au fond du trou, je me retourne et j’évalue. Après avoir été
rouage d’une machine à broyer, j’ai rompu avec cette mécanique infernale et
j’ai joué un rôle modeste, mais réel,
dans la destruction de ce monstre. J’ai poursuivi mon combat contre les
théories léninistes et avant-gardistes, en Irlande et en France. En Irlande,
j’ai contribué à l’émergence d’une histoire qu’on appelait alors révisionniste
et qui consistait à remettre en cause les dogmes du nationalisme essentialiste
et violent. En France, par mes livres,
articles, mes conférences et mes cours, j’ai contribué à diminuer l’influence
des républicains irlandais en armes qui avaient un impérieux besoin d’un appui
international que j’ai ainsi affaibli. Ces batailles sont désormais derrière
moi. Georges Marchais et son bilan globalement positif des camps et des
cimetières ont disparu. Restent des héritiers qui utilisent les mêmes
mouvements de menton, les mêmes adhésions à des satrapes latins ou slaves, les
mêmes bilans globalement positifs des dictatures. Mais ces avatars du
communisme stalinien et léniniste ne font plus peur car ils n’ont aucun appui
étranger. Quand Maurice Thorez déclarait qu’il accueillerait les troupes
soviétiques comme des libérateurs, ça faisait trembler dans les palais et même
dans les chaumières. Mélenchon ne peut pas appeler Raul Castro ou Maduro à la
rescousse.
Les
hasards de la vie m’ayant installé dans le Pays Basque, j’ai découvert un
nouveau terrain de bataille. Inspiré par mes combats contre les théories et les
pratiques avant-gardistes, j’allais poursuivre cette bataille contre le
nationalisme basque qui n’en finit pas de célébrer ses crimes passés, et contre
l’adhésion quasi unanime de la société basque, politique et civile, à cette
dérive. Contre une communauté d’agglomération sur une base identitaire, contre
des manifestations téléguidées par les héritiers de l’ETA. Je fus déçu. Quand
je bataillais contre le stalinisme du PCF, je disposais de deux ingrédients
indispensables à toute bataille : des alliés et des ennemis. Les ennemis m’insultaient,
les alliés me soutenaient. Dans mes batailles contre le républicanisme
militarisé de l’IRA, j’avais des alliés et des ennemis. Bravos et injures
tiennent un homme debout. Dans le combat contre le nationalisme basque, je n’ai
ni allié ni adversaire. Les adversaires ne me répondent pas, ils me considèrent
comme un extra-terrestre, les amis ne me soutiennent pas, ils me disent que le
combat est inutile. Je me bats contre des moulins à vent, contre l’indifférence.
Les sympathisants abertzale applaudissent, les républicains se résignent, les
démocrates pensent que je surestime le danger nationaliste. Bref, je me trouve
dans la position déplaisante du prêcheur dans le désert. Il ne peut même pas se
taper la tête contre les murs, il n’y a pas de mur. Il donne un coup de poing
et son poing s’enfonce dans la ouate.
Je
commence à comprendre les personnes isolées qui ont le sentiment d’un danger
imminent mais qui ne sont pas prises au sérieux. Quelle terrible situation que
celle de Cassandre qui pouvait prédire l’avenir mais que personne n’écoutait. Il
y a de quoi s’énerver. Il y a de quoi être tenté par des coups d’éclat. L’immolation
par le feu par exemple. Je sais d’avance que je ne m’aspergerai pas d’essence
puisque j’ai arrêté de fumer, je n’ai sur moi ni briquet ni allumettes et je ne
me vois pas, dégoulinant de super, demander à un passant s’il a du feu. Je ne
le ferai pas d’abord par peur, car comme tout le monde, j’ai vu les souffrances
de Jeanne d’Arc sur le bûcher. Et aussi par principe. Je ne peux dénoncer ce
que les terroristes appellent la propagande par les actes et utiliser les mêmes
méthodes. L’immolation est de même nature que l’assassinat : au lieu d’être
une explosion, c’est une implosion. Mais la méthode est la même :
contourner les difficultés politique par des coups d’éclat.
C’est
décidé. Je vais faire une pancarte. J’écrirai avec un feutre noir, le nombre
829. C’est le nombre des victimes de l’ETA. Et je me promènerai avec cette
pancarte chaque fois que les abertzale et leurs amis manifesteront. Je
demanderai à des passants de me prendre en photo. Je diffuserai la photo sur
les réseaux sociaux et c’est tout. Pas de slogan, pas de démonstration que
personne ne lira. Juste un nombre.
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