Hypermnésie ou Alzheimer
Le passé resurgit régulièrement comme problème
politique. Les Indiens d’Amérique demandent réparation des spoliations par les colonisateurs
venus d’Europe. Les Noirs demandent
réparation des dégâts de l’esclavage. La Pologne demande réparation des
destructions de l’occupation allemande.
Dans un domaine plus personnel, les
victimes d’agressions sexuelles demandent que soit reculé le temps de la
prescription, car les dégâts de ces agressions continuent de leur pourrir la
vie longtemps après les faits.
Ces souvenirs individuels et collectifs
sont d’importants sujets politiques. Ainsi des secteurs d’opinion parlent
d’hypermnésie quand on parle des persécutions subies par les Juifs pendant la
Seconde Guerre mondiale, et d’amnésie pour les massacres infligés par les
conquêtes coloniales. Les manuels scolaires turcs ne sont guère prolixes sur le
génocide arménien. Les descendants des esclaves réclament leur part de manuels
scolaires.
Dans ces remous, les historiens défendent
leur travail. Sur le nombre de victimes. Sur les responsabilités des uns et des
autres. Sur le fait que des Africains, Arabes ou Noirs, ont eux-mêmes participé
au commerce des esclaves. Que des conseils juifs dans les ghettos ont parfois
facilité l’extermination. Sans parler des lois qui obligent à oublier ou qui
obligent à se souvenir. Ainsi l’édit de Nantes interdisait qu’on rappelât les massacres de la Saint-Barthélemy alors que
d’autres lois interdisent qu’on oublie les massacres des Juifs.
Du coup, je ne sais pas si toutes ces situations
peuvent se retrouver sous le parapluie d’un paradigme unique concernant la
mémoire. Ce que je sais et que je tiens à partager concerne des situations
concrètes. L’exemple majeur est celui de l’Allemagne nazie, où les historiens,
les pouvoirs publics, les pressions des vainqueurs de 1945, ont forgé une
mémoire des atrocités nazies qui rend difficile jusqu’aujourd’hui la
renaissance d’un parti proche des idées hitlériennes.
Inversement, l’URSS, la Chine, tous les
pays du socialisme, n’ont pas de politique mémorielle, ni monuments aux
victimes, ni musée de la terreur stalinienne (avec une exception à Budapest).
Staline et Mao conservent leur statut de sauveur et de patriotes. Les travaux
des historiens sont entravés, parfois même interdits.
Les résultats de ces politiques
contradictoires sont là : en Allemagne, l’émergence d’un parti héritier du
nazisme semble malaisée sinon impossible. En Russie, Poutine, un ancien du KGB,
peut célébrer sans dégât politique la grandeur d’une ancienne Russie
stalinienne.
La question
de la mémoire revient avec force à propos des situations de sortie de
terreur : l’IRA en Irlande du Nord, l’ETA en Espagne et en France, le FNLC
en Corse, les FARC en Colombie. Comment peut-on faire la paix si on se rappelle
les atrocités commises ? Comment peut-on faire la paix si on les efface ?
Dans ces
dernières situations, il ne s’agit pas seulement de mémoire, mais d’expérience.
Les blessures sont fraîches, pas encore cicatrisées. Les survivants des
attentats, les familles des victimes, sont vivantes, ils sortent faire des
courses se trouvent nez à nez, avec un prisonnier amnistié qui a tué le fils ou
le mari. Parfois, au Pays Basque ou en Corse, les sympathisants des anciens
terroristes supportent mal la présence des familles de leurs victimes, comme un
ancien kapo est gêné par un pyjama rayé, et la pression sociale du quartier s’exerce
sur les victimes pour qu’elles déménagent. Le patron du café où se réunissent
parfois les anciens combattants demande à la mère d’un fils abattu, s’il vous
plaît, pourriez-vous prendre votre café dans un autre établissement, vous vous
rendez compte, quand vous rentrez, tout le monde se tait, ça casse l’ambiance. De
ces situations-là, aucune loi ne permet de se sortir facilement. En Irlande, en
Afrique du Sud, au Pays Basque espagnol, des commissions de réconciliation
permettent doucement, difficilement, avec un courage inimaginable, un
engagement courageux, de renouer des fils, de relancer un dialogue. La condition
pour que ça marche est la confession des crimes, le pardon demandé aux
sacrifiés de l’histoire.
Autant la
vérité sur les crimes commis permet de surmonter les rancœurs et les douleurs,
autant est insupportable est la célébration des crimes, l’héroïsation des
assassins, la célébration de leurs forfaits. Comment empêcher les
manifestations de joie à la sortie de prison d’un criminel amnistié ? Comment
empêcher ces danses de joie dans les cimetières ? Pour les héritiers des années de plomb qui
veulent se transformer en parti politique acceptable, il ne suffit d’amnistier,
même si c’est parfois nécessaire, il faut oublier les crimes. Rappeler les
crimes leur est insupportable, considéré comme une atteinte au processus de paix.
Les anciens bandits corses, les etarras basques, les FARC colombiens, qui
veulent se présenter aux élections sont pris dans un étau : ils doivent à
la fois célébrer leur combat, le justifier, le glorifier, et en même temps faire
oublier la réalité statistique des corps ensanglantés. De même que pour
redonner vie au communisme, il faut oublier les millions de mort de la
révolution culturelle en Chine, les victimes de Pol Pot, les famines en
Ukraine. Dans tous ces cas, comme dans le cas du nazisme, le révisionnisme, c'est
à dire la négation des crimes, est nécessaire pour qu’une grande lessive
permette la réinsertion des responsables. Entre l’apologie ou l’oubli des
crimes commis et la condamnation ou la mémoire des crimes subis, la bataille ne
cesse pas.
La réponse n’est
pas facile. On pourrait la résumer en une formule : amnistie n’est pas
amnésie. On peut libérer un pédophile, on n’est pas obligé de lui fournir un
emploi dans une colonie de vacances. On peut libérer un ancien terroriste sans transformer
sa prison en École nationale d’administration.
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