jeudi 21 décembre 2017

colère à Reims colère noire


Didier Eribon, retour à Reims et Ta-Nehisi Coates, une colère noire, Lettre à mon fils.



Dans ces deux livres, les auteurs puisent dans leur autobiographie des raisons de leur colère. Tous deux ont vécu dans les ghettos de la misère, ghetto social pour Eribon, ghetto racial et social pour Coates. Tous les deux se sont sortis du ghetto en devenant des intellectuels connus. Ils revisitent leur enfance, leur formation, leur relation avec la famille, avec ceux qui ne s’en sont pas sortis et tentent de renouer un lien perdu à grands coups de colère contre les assignations raciales et sociales.

À Reims, le PCF redonnait une certaine dignité aux ouvriers, sa disparition laisse la misère dériver vers les votes FN. Dans ces quartiers se mène une guerre sans merci contre la misère, par les logements, les écoles, la discrimination, les mises à l’écart. Didier Eribon trouve une sortie de ce ghetto dans sa situation d’homosexuel. La haine à l’égard des gays utilise les mêmes gammes que la haine sociale. Didier Eribon trouve dans le mouvement gay et dans les partis politiques extrêmes (trotskiste), une « réponse » à cette rupture. Il éprouve une colère terrible à l’égard des réformateurs socialistes qui ne font que mener de manière plus hypocrite la même guerre à l’égard du monde de son enfance.

Dans les ghettos noirs, se mène pour Coates une guerre sans merci pour maintenir l’héritage de la société esclavagiste et cette guerre détruit les corps des Noirs, par la police, la drogue, les bandes armées, l’école, les prisons. Deux réponses à cette situation. La première est la guerre qui répond à la guerre, Malcolm X, les Panthères Noires. La seconde réponse est le lieu d’une utopie réelle : l’Université Howard à Washington surnommée « La Mecque », où l’on enseigne et on découvre et on explore le monde à partir de l’expérience et de l’histoire des Afro-américains.

Autant la description du monde dont ils sont en train de rompre est d’une grande qualité littéraire et politique, autant les théories qui émergent de cette expérience sont discutables. Les deux parties de ces livres s’appuient l’une sur l’autre : la théorie des Black Panthers colore l’expérience vécue du ghetto noir, les théories révolutionnaires forment le regard sur la misère rémoise. Ces liens irritent parfois. L’expérience la plus réelle, la plus douloureuse n’est jamais un argument théorique. La colère de l’enfance ne pourra pas nécessairement légitimer le militantisme trotskiste ou des Black Panthers. Le lecteur pourra rejeter l’argument de l’expérience vécue et se permettre de conserver son droit à la réflexion critique.

Quelques remarques. 1. La colère sociale qui porte les deux ouvrages et fait leur intérêt à la fois politique et littéraire réduit les communautés décrites aux individus qui permettent cette colère. Ceux qui s’en sortent n’existent pas. Ils sont corrompus par le système, des oncles Tom ou des garde-chiourmes. N’entrent dans ces réflexions que ceux qui restent dans les ghettos, qui y vivent et qui y meurent. Les autres sont tout simplement invisibles. Mais la majorité des salariés modestes ne vivent pas dans les ghettos de la misère, la majorité des Noirs ne vivent pas dans le Bronx, la majorité des issus de l’émigration ne vivent pas dans les « quartiers ». Quand on dit que vingt pour cent des Noirs américains connaissent la prison, (pourcentage énorme), il vaudrait la peine d’aller voir de plus près les 80% qui ne sont pas emprisonnés. Quand on observe que le décrochage scolaire affecte un quart des jeunes des quartiers, il serait intéressant d’aller voir la majorité des trois quarts qui ne décrochent pas. D’une manière plus générale, on observera que la majorité des assignés (par la religion, le quartier, la couleur de la peau) ne répond pas aux assignations. Mais seuls les assignés ont droit à l’existence.

2. Passionnant d’étudier les cultures politiques différentes entre la France et les pays anglo-saxons où l’on accepte sans barguigner la notion de « communautés ». Au point même d’instaurer des quotas pour les communautés discriminées, dans l’accès aux études notamment. Dans les grandes villes anglaises se menaient des batailles tendues pour la définition de telle ou telle communauté parce que leur pourcentage influençait la distribution des financements publics. Dans les recensements, la question posée était « à quelle communauté estimez-vous appartenir » ? Des Grecs ou des Italiens apparaissaient dans la rubrique « Noirs » parce que tout individu qui s’estimait discriminé se classait comme noir. Avant de s’exclamer, comment peut-on ainsi classer les citoyens selon leur religion, la couleur de la peau, etc… il faut étudier les conséquences d’une telle conception. Les Noirs pouvaient disposer d’une université noire. Les syndicalistes et les militants ouvriers avaient leur université : Ruskin College. Ou pour les militants de New York, City College, qui fut un temps lieu de formation des progressistes juifs et noirs. Les femmes disposent d’universités pour femmes. Parfois de lycées féminins, parce que des sociologues ont constaté que les jeunes collégiennes réussissaient mieux quand elles étaient entre elles que dans la compétition avec les garçons. Etc. Impossible en France, dira-t-on. C’est tout à fait possible, mais de manière rusée : sous le masque de l’universalisme. Les plus riches, les dominants, disposent d’établissements scolaires, de Grandes Écoles de clubs, de sociétés fermées, qui sont de véritables ghettos. Mais voilà, ghettos de riches, ça ne marche pas. On ne dit pas ghetto. On dit société, club, anciens élèves, mais jamais ghettos. Ghetto est réservé aux pauvres. Communauté, c’est toujours communauté de pauvres.

Il fut un temps que ma génération a connu où les salariés, les ouvriers, disposaient de leurs clubs, des clubs ouvriers en Grande-Bretagne, working men’s clubs », des centres de loisirs, des sociétés mutuelles, qui étaient l’équivalent ouvriers des clubs de riches. Ces lieux de formation ont quasiment disparu et rien n’est venu les remplacer. Alors on peut se moquer, dénoncer les dérives communautaires des Anglo-saxons, mais ces moqueries et ces dénonciations sont un rideau de fumée pour dissimuler une écrasante situation : la France dispose d’un  système de formation initiale et permanente parmi les plus discriminants des pays développés.


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