Didier Eribon, retour
à Reims et Ta-Nehisi Coates, une
colère noire, Lettre à mon fils.
Dans ces deux livres, les auteurs puisent dans leur
autobiographie des raisons de leur colère. Tous deux ont vécu dans les ghettos
de la misère, ghetto social pour Eribon, ghetto racial et social pour Coates.
Tous les deux se sont sortis du ghetto en devenant des intellectuels connus. Ils
revisitent leur enfance, leur formation, leur relation avec la famille, avec
ceux qui ne s’en sont pas sortis et tentent de renouer un lien perdu à grands
coups de colère contre les assignations raciales et sociales.
À Reims, le PCF redonnait une certaine dignité aux
ouvriers, sa disparition laisse la misère dériver vers les votes FN. Dans ces
quartiers se mène une guerre sans merci contre la misère, par les logements,
les écoles, la discrimination, les mises à l’écart. Didier Eribon trouve une
sortie de ce ghetto dans sa situation d’homosexuel. La haine à l’égard des gays utilise les mêmes gammes que la
haine sociale. Didier Eribon trouve dans le mouvement gay et dans les partis
politiques extrêmes (trotskiste), une « réponse » à cette rupture. Il
éprouve une colère terrible à l’égard des réformateurs socialistes qui ne font
que mener de manière plus hypocrite la même guerre à l’égard du monde de son
enfance.
Dans les ghettos noirs, se mène pour Coates une guerre
sans merci pour maintenir l’héritage de la société esclavagiste et cette guerre
détruit les corps des Noirs, par la police, la drogue, les bandes armées,
l’école, les prisons. Deux réponses à cette situation. La première est la
guerre qui répond à la guerre, Malcolm X, les Panthères Noires. La seconde
réponse est le lieu d’une utopie réelle : l’Université Howard à Washington
surnommée « La Mecque », où l’on enseigne et on découvre et on
explore le monde à partir de l’expérience et de l’histoire des Afro-américains.
Autant la description du monde dont ils sont en train
de rompre est d’une grande qualité littéraire et politique, autant les théories
qui émergent de cette expérience sont discutables. Les deux parties de ces
livres s’appuient l’une sur l’autre : la théorie des Black Panthers colore
l’expérience vécue du ghetto noir, les théories révolutionnaires forment le
regard sur la misère rémoise. Ces liens irritent parfois. L’expérience la plus
réelle, la plus douloureuse n’est jamais un argument théorique. La colère de
l’enfance ne pourra pas nécessairement légitimer le militantisme trotskiste ou
des Black Panthers. Le lecteur pourra rejeter l’argument de l’expérience vécue
et se permettre de conserver son droit à la réflexion critique.
Quelques remarques. 1. La colère sociale qui porte les
deux ouvrages et fait leur intérêt à la fois politique et littéraire réduit les
communautés décrites aux individus qui permettent cette colère. Ceux qui s’en
sortent n’existent pas. Ils sont corrompus par le système, des oncles Tom ou
des garde-chiourmes. N’entrent dans ces réflexions que ceux qui restent dans
les ghettos, qui y vivent et qui y meurent. Les autres sont tout simplement
invisibles. Mais la majorité des salariés modestes ne vivent pas dans les
ghettos de la misère, la majorité des Noirs ne vivent pas dans le Bronx, la
majorité des issus de l’émigration ne vivent pas dans les
« quartiers ». Quand on dit que vingt pour cent des Noirs américains
connaissent la prison, (pourcentage énorme), il vaudrait la peine d’aller voir
de plus près les 80% qui ne sont pas emprisonnés. Quand on observe que le
décrochage scolaire affecte un quart des jeunes des quartiers, il serait
intéressant d’aller voir la majorité des trois quarts qui ne décrochent pas.
D’une manière plus générale, on observera que la majorité des assignés (par la
religion, le quartier, la couleur de la peau) ne répond pas aux assignations.
Mais seuls les assignés ont droit à l’existence.
2. Passionnant d’étudier les cultures politiques
différentes entre la France et les pays anglo-saxons où l’on accepte sans
barguigner la notion de « communautés ». Au point même d’instaurer
des quotas pour les communautés discriminées, dans l’accès aux études
notamment. Dans les grandes villes anglaises se menaient des batailles tendues
pour la définition de telle ou telle communauté parce que leur pourcentage
influençait la distribution des financements publics. Dans les recensements, la
question posée était « à quelle communauté estimez-vous
appartenir » ? Des Grecs ou des Italiens apparaissaient dans la
rubrique « Noirs » parce que tout individu qui s’estimait discriminé se
classait comme noir. Avant de s’exclamer, comment peut-on ainsi classer les
citoyens selon leur religion, la couleur de la peau, etc… il faut étudier les
conséquences d’une telle conception. Les Noirs pouvaient disposer d’une
université noire. Les syndicalistes et les militants ouvriers avaient leur
université : Ruskin College. Ou pour les militants de New York, City
College, qui fut un temps lieu de formation des progressistes juifs et noirs.
Les femmes disposent d’universités pour femmes. Parfois de lycées féminins,
parce que des sociologues ont constaté que les jeunes collégiennes
réussissaient mieux quand elles étaient entre elles que dans la compétition
avec les garçons. Etc. Impossible en France, dira-t-on. C’est tout à fait
possible, mais de manière rusée : sous le masque de l’universalisme. Les
plus riches, les dominants, disposent d’établissements scolaires, de Grandes
Écoles de clubs, de sociétés fermées, qui sont de véritables ghettos. Mais
voilà, ghettos de riches, ça ne marche pas. On ne dit pas ghetto. On dit
société, club, anciens élèves, mais jamais ghettos. Ghetto est réservé aux
pauvres. Communauté, c’est toujours communauté de pauvres.
Il fut un temps que ma génération a connu où les
salariés, les ouvriers, disposaient de leurs clubs, des clubs ouvriers en
Grande-Bretagne, working men’s clubs »,
des centres de loisirs, des sociétés mutuelles, qui étaient l’équivalent
ouvriers des clubs de riches. Ces lieux de formation ont quasiment disparu et
rien n’est venu les remplacer. Alors on peut se moquer, dénoncer les dérives
communautaires des Anglo-saxons, mais ces moqueries et ces dénonciations sont
un rideau de fumée pour dissimuler une écrasante situation : la France
dispose d’un système de formation
initiale et permanente parmi les plus discriminants des pays développés.
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