J’ai de la
chance. A un âge où beaucoup de mes amis sont morts, ou bien malades, ou bien
impotents, ou séniles, ou plus préoccupés par le bruit que font les voisins que
par les malheurs du monde, à un âge où l’important, c’est l’arthrose, où tomber
sans pouvoir se relever est un incident beaucoup plus grave que le massacre des
Kurdes, à un âge où l’on met le réveil le soir avant de se coucher pas pour
être à l’heure, mais pour être certain de se réveiller, à une âge où une radio
n’est pas un entretien avec France Bleue Pays Basque, mais un examen médical, à
cet âge-là, je suis pris dans la tourmente d’une association dont l’objectif
est d’empêcher qu’un territoire de trois provinces, de trois cent mille
habitants, qu’on désigne par Iparralde si l’on est nationaliste, ou Pays Basque
français si l’on est républicain, d’empêcher donc que ce territoire sombre dans
un gouffre identitaire comme tant d’autres territoires ont sombré en Europe.
Je suis
républicain, basque par adoption, basque par alliance, basque par habitation,
géographiquement basque, culturellement cosmopolite. Je vis dans ce territoire
où le nationalisme fut longtemps entravé par des actions terroristes qui
mettaient la majorité des habitants mal à l’aise. Depuis 2011, les patriotes
farouches se sont fatigués de tuer un gendarme par ci, un conseiller municipal
par-là, sans rien obtenir d’autres que des condamnations politiques et pénales.
Aujourd’hui, ces patriotes attendent leur libération, se demandent s’ils ont
sacrifié les plus belles années de leur vie pour rien, bref, je n’aimerais pas
être à leur place.
Les
indépendantistes s’étant ainsi débarrassés de leurs boulets, avec l’aide des
polices françaises et espagnoles, l’aide des opinions de la société civile, et
en dernier lieu l’aide d’une réflexion politique que la dynamite empêchait de
fonctionner, se sont remis à mettre en regard leurs objectifs et les moyens non
militaires de s’en approcher. Ils ne pouvaient pas se débarrasser de leurs
prisonniers car leur engagement était à la fois un frein et une identité. Les
ayant désarmés, il leur restait sur les bras des militaires dont la principale
qualité étaient d’avoir renoncé à l’uniforme. Actifs, ils étaient encombrants.
Inactifs, ils pouvaient servir de porte-drapeau. Le 11 novembre et le 14
juillet, la présence des anciens combattants est indispensable à toute
cérémonie républicaine. Les indépendantistes leur ont donc accordé des
médailles et demandé à la société toute entière de participer aux cérémonies du
désarmement.
Une bonne
partie de la société basque française a suivi. Le Pays Basque a des montagnes,
des guides, des brebis, des fromages, des côtes, une langue, des danses.
Pourquoi pas des anciens combattants ? Pourvu qu’ils soient anciens et
plus combattants, ils pouvaient décorer le paysage. Ils pouvaient aider les
touristes à s’intégrer, les élus à devenir patriotes, les députés et les
sénateurs à porter les couleurs de l’ikurina.
Cette
évolution tranquille et apaisée ne pouvait fonctionner que dans la négation des
crimes de l’organisation terroriste. Rien que d’écrire ces mots, la terre tremble.
Négation, comment, comme négationnistes ? Crimes ? Comment, comme
criminels, comme bourreaux. Terroriste ? Comment, comment Daech ? Il
fallait oublier leur barbarie, ne jamais regarder les souffrances de leurs
victimes et de leur famille. Considérer les milliers de victimes et de morts de
l’ETA comme s’ils étaient aussi lointains que les réfugiés rohingyas.
C’est ici que
j’interviens. Excusez-moi de parler de moi. L’histoire est ainsi faite qu’elle
se développe souvent dans les interstices. Dans cette unanimité mémorielle et
politique, ma situation d’historien de la terreur et de jacobin convaincu m’a
lancé dans une bataille d’abord solitaire, puis un peu moins solitaire, mais
toujours très minoritaire. Les débuts furent difficiles. Le territoire se partageait
en distinguait plusieurs camps. Le camp majoritaire, très majoritaire estimait
que le glissement identitaire était une menace lointaine et ne valait pas la
peine qu’on s’en occupât. Les habitants des villas côtières continuaient ainsi
tranquillement à se baigner dans leur piscine insensibles à la tectonique des
plaques. Après nous l’effondrement. Donc, ces demandes adressées aux élus de
prendre contact avec les victimes, ces demandes aux partis de ne pas aller
manifester avec des terroristes non repentis, ces demandes de faire partie de
l’Europe et du monde, ces demandes bruyantes et isolées ne rencontraient guère
de réponse. Quelques clics sur la toile, quelques commentaires. Parfois un
débat dans La semaine du Pays Basque,
un entretien sur un bouquin paru. C’était le temps heureux du splendide
isolement. Tout seul, vous écriviez ce que vous vouliez, tout seul, vous
manifestiez, vous preniez la parole. Certains ont appris mon nom. Tout était
tranquille. Les nationalistes me considéraient avec amusement, leurs complices
étaient un peu plus irrités, j’étais leur poil à gratter. On souriait quand je
levais la main, enfin, j’allais leur fournir le spectacle attendu. De temps en
temps, ça grognait, ceux qui ne me connaissaient pas encore. Ceux qui me connaissaient
les faisaient taire, laissez-le il fait son numéro.
Voilà qu’à
force de taper, l’inattendu, l’irréparable, le cauchemar, la malédiction,
l’enfer, la catastrophe, tout en même temps, sont arrivés. Je n’étais plus
seul. On s’est rencontrés, on s’est reconnus, on s’est perdus de vue, on s’est
retrouvés. Je n’étais plus seul. Nous étions un groupe. Certes pas nombreux,
mais un groupe. On a porté des parapluies pour protester contre la hache. Le
préfet a voulu rencontrer les porteurs de parapluie et il a fallu désigner une
délégation, choisir. Puis les associations de victimes nous ont vus à la télé,
dans les journaux, surtout espagnols, elles nous ont écrit. Qui
étions-nous ? Puis des élus, des intellectuels espagnols. Bref le ciel
nous est tombé sur la tête. Entre les journalistes, les interviews, les délégations,
les rencontres…Rendez-vous compte, nous étions vingt, sans espoir de prompt renfort. L’un a dit, il
faut tout discuter ensemble. L’autre a dit que la délégation n’était pas
représentative. Un troisième a regretté une formule trop polémique, le
quatrième lui a répondu qu’elle ne l’était pas assez. Nous n’étions pas assez,
nous étions trop.
Entre le
confort de la solitude et la complication d’un collectif même infime, il faut
admettre que le collectif est plus efficace, mais bon sang, que c’est compliqué
de se mettre d’accord. Il faut des statuts pour lutter contre des statues, il
faut un bureau, il faut voter. Il y a des egos et pas d’égaux, des engagements
divers. Franchement, je n’arrive pas à faire face. Je ne sais pas dorloter les
uns, apaiser les autres, bousculer le troisième. Pourtant on n’est pas
nombreux. On parle de nous dans la presse. On a des photos dans les journaux.
On donne l’impression d’être nombreux. Ce n’est pas vrai, on est une vingtaine
et on s’énerve comme si on était cinq mille.
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