dimanche 26 août 2018

j'ai de la chance


J’ai de la chance. A un âge où beaucoup de mes amis sont morts, ou bien malades, ou bien impotents, ou séniles, ou plus préoccupés par le bruit que font les voisins que par les malheurs du monde, à un âge où l’important, c’est l’arthrose, où tomber sans pouvoir se relever est un incident beaucoup plus grave que le massacre des Kurdes, à un âge où l’on met le réveil le soir avant de se coucher pas pour être à l’heure, mais pour être certain de se réveiller, à une âge où une radio n’est pas un entretien avec France Bleue Pays Basque, mais un examen médical, à cet âge-là, je suis pris dans la tourmente d’une association dont l’objectif est d’empêcher qu’un territoire de trois provinces, de trois cent mille habitants, qu’on désigne par Iparralde si l’on est nationaliste, ou Pays Basque français si l’on est républicain, d’empêcher donc que ce territoire sombre dans un gouffre identitaire comme tant d’autres territoires ont sombré en Europe.

 

Je suis républicain, basque par adoption, basque par alliance, basque par habitation, géographiquement basque, culturellement cosmopolite. Je vis dans ce territoire où le nationalisme fut longtemps entravé par des actions terroristes qui mettaient la majorité des habitants mal à l’aise. Depuis 2011, les patriotes farouches se sont fatigués de tuer un gendarme par ci, un conseiller municipal par-là, sans rien obtenir d’autres que des condamnations politiques et pénales. Aujourd’hui, ces patriotes attendent leur libération, se demandent s’ils ont sacrifié les plus belles années de leur vie pour rien, bref, je n’aimerais pas être à leur place.  

 

Les indépendantistes s’étant ainsi débarrassés de leurs boulets, avec l’aide des polices françaises et espagnoles, l’aide des opinions de la société civile, et en dernier lieu l’aide d’une réflexion politique que la dynamite empêchait de fonctionner, se sont remis à mettre en regard leurs objectifs et les moyens non militaires de s’en approcher. Ils ne pouvaient pas se débarrasser de leurs prisonniers car leur engagement était à la fois un frein et une identité. Les ayant désarmés, il leur restait sur les bras des militaires dont la principale qualité étaient d’avoir renoncé à l’uniforme. Actifs, ils étaient encombrants. Inactifs, ils pouvaient servir de porte-drapeau. Le 11 novembre et le 14 juillet, la présence des anciens combattants est indispensable à toute cérémonie républicaine. Les indépendantistes leur ont donc accordé des médailles et demandé à la société toute entière de participer aux cérémonies du désarmement.

 

Une bonne partie de la société basque française a suivi. Le Pays Basque a des montagnes, des guides, des brebis, des fromages, des côtes, une langue, des danses. Pourquoi pas des anciens combattants ? Pourvu qu’ils soient anciens et plus combattants, ils pouvaient décorer le paysage. Ils pouvaient aider les touristes à s’intégrer, les élus à devenir patriotes, les députés et les sénateurs à porter les couleurs de l’ikurina.

 

Cette évolution tranquille et apaisée ne pouvait fonctionner que dans la négation des crimes de l’organisation terroriste. Rien que d’écrire ces mots, la terre tremble. Négation, comment, comme négationnistes ? Crimes ? Comment, comme criminels, comme bourreaux. Terroriste ? Comment, comment Daech ? Il fallait oublier leur barbarie, ne jamais regarder les souffrances de leurs victimes et de leur famille. Considérer les milliers de victimes et de morts de l’ETA comme s’ils étaient aussi lointains que les réfugiés rohingyas.

 

C’est ici que j’interviens. Excusez-moi de parler de moi. L’histoire est ainsi faite qu’elle se développe souvent dans les interstices. Dans cette unanimité mémorielle et politique, ma situation d’historien de la terreur et de jacobin convaincu m’a lancé dans une bataille d’abord solitaire, puis un peu moins solitaire, mais toujours très minoritaire. Les débuts furent difficiles. Le territoire se partageait en distinguait plusieurs camps. Le camp majoritaire, très majoritaire estimait que le glissement identitaire était une menace lointaine et ne valait pas la peine qu’on s’en occupât. Les habitants des villas côtières continuaient ainsi tranquillement à se baigner dans leur piscine insensibles à la tectonique des plaques. Après nous l’effondrement. Donc, ces demandes adressées aux élus de prendre contact avec les victimes, ces demandes aux partis de ne pas aller manifester avec des terroristes non repentis, ces demandes de faire partie de l’Europe et du monde, ces demandes bruyantes et isolées ne rencontraient guère de réponse. Quelques clics sur la toile, quelques commentaires. Parfois un débat dans La semaine du Pays Basque, un entretien sur un bouquin paru. C’était le temps heureux du splendide isolement. Tout seul, vous écriviez ce que vous vouliez, tout seul, vous manifestiez, vous preniez la parole. Certains ont appris mon nom. Tout était tranquille. Les nationalistes me considéraient avec amusement, leurs complices étaient un peu plus irrités, j’étais leur poil à gratter. On souriait quand je levais la main, enfin, j’allais leur fournir le spectacle attendu. De temps en temps, ça grognait, ceux qui ne me connaissaient pas encore. Ceux qui me connaissaient les faisaient taire, laissez-le il fait son numéro.

 

Voilà qu’à force de taper, l’inattendu, l’irréparable, le cauchemar, la malédiction, l’enfer, la catastrophe, tout en même temps, sont arrivés. Je n’étais plus seul. On s’est rencontrés, on s’est reconnus, on s’est perdus de vue, on s’est retrouvés. Je n’étais plus seul. Nous étions un groupe. Certes pas nombreux, mais un groupe. On a porté des parapluies pour protester contre la hache. Le préfet a voulu rencontrer les porteurs de parapluie et il a fallu désigner une délégation, choisir. Puis les associations de victimes nous ont vus à la télé, dans les journaux, surtout espagnols, elles nous ont écrit. Qui étions-nous ? Puis des élus, des intellectuels espagnols. Bref le ciel nous est tombé sur la tête. Entre les journalistes, les interviews, les délégations, les rencontres…Rendez-vous compte, nous étions vingt,  sans espoir de prompt renfort. L’un a dit, il faut tout discuter ensemble. L’autre a dit que la délégation n’était pas représentative. Un troisième a regretté une formule trop polémique, le quatrième lui a répondu qu’elle ne l’était pas assez. Nous n’étions pas assez, nous étions trop.

 

Entre le confort de la solitude et la complication d’un collectif même infime, il faut admettre que le collectif est plus efficace, mais bon sang, que c’est compliqué de se mettre d’accord. Il faut des statuts pour lutter contre des statues, il faut un bureau, il faut voter. Il y a des egos et pas d’égaux, des engagements divers. Franchement, je n’arrive pas à faire face. Je ne sais pas dorloter les uns, apaiser les autres, bousculer le troisième. Pourtant on n’est pas nombreux. On parle de nous dans la presse. On a des photos dans les journaux. On donne l’impression d’être nombreux. Ce n’est pas vrai, on est une vingtaine et on s’énerve comme si on était cinq mille.

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