Quand j’étais
prof de fac, je pouvais vivre paisiblement et pas trop inconfortablement en
recevant un salaire qui me situait dans la tranche des dix pour cent les mieux
payés de mon pays. Peut-être même les cinq pour cent. Peut-être même les trois
pour cents. Chaque fois que je pensais à mon ascension sociale, je me répétais
la tranche où j’étais. Je me rappelle quand j’ai commencé mon ascension par un
poste de professeur certifié dans un lycée de province. Dans l’Oise, qui n’est
pas l’un des départements les plus prestigieux. Mon syndicat d’alors, le SNES,
me répétait que j’occupais une fonction parmi les plus mal payées de toutes les
fonctions de tous les métiers de France et ces déclarations ne me mettaient pas
en colère (une colère qui est le moteur de l’action syndicale), mais au
contraire me plongeaient dans la dépression. Cinq années d’études pour aboutir
dans un département assez sombre à un poste qui était parmi les plus mal payés
de tous les emplois. Mon syndicat me lançait dans son bulletin, dans ses
discours, dans ses comparaisons, des exemples qui m’enfonçaient chaque jour
davantage. Un policier débutant était mieux payé que moi. Un tourneur gagnait
plus que moi, avec juste un CAP. Personne ne gagnait moins que moi, ou même
pareil et ça me plongeait dans une dépression dont je ne pouvais me sortir que
par les vacances et ces vacances m’enfonçaient encore plus. Car non seulement
j’étais mal payé, dans la tranche des cinq pour cent les plus mal payés, mais
en plus, je ne méritais pas le peu que j’étais payé, puisque la plupart du
temps j’étais en vacances, donc je ne faisais rien. J’avais beau répondre que
les cours, ça se préparait, je savais
bien que je ne passais pas toutes les vacances à préparer la rentrée, à
travailler, que j’avais honte de ces vacances de prof débutant mal payé et qui
ne méritait même pas son salaire, qui regardait avec envie les vacanciers de
juillet rentrer dans leur atelier ou leur bureau, tous ceux qui non seulement
étaient mieux payés que moi, mais qui tous méritaient leur salaire, avec trois
ou quatre semaines de congés payés bien mérités car ils étaient très fatigués
par le travail à la chaîne ou au fond de la mine, alors que moi, je m’amusais
quelques heures par semaine avec des enfants joyeux et au bout de quelques
semaines, crac, les premières vacances, la Toussaint, je crois. Vous êtes déjà
en vacances ? Mais vous venez tout juste de rentrer. Et quand je disais
que je travaillais dix-huit heures par semaine à des gens mieux payés que moi,
mais qui travaillaient quarante-huit heures par semaine et n’avaient que trois
semaines de congés payés, même s’ils gagnaient plus que moi, même le
poinçonneur du métro gagnait plus qu’un prof débutant, mon bulletin syndical me
le répétait toutes les semaines, dans l’édito du bulletin, dans les graphiques
à l’intérieur, sans compter les comparaisons internationales qui là creusaient
davantage encore le trou dans lequel j’étouffais d’humiliation, malgré tout ça,
je comprenais le regard d’envie que me portaient tous ces gens mieux payés que
moi, salaire de misère, mais en deux jours, votre semaine est terminée. Moi,
c’est soixante-dix heures par semaine me disait mon boucher. Et ma femme de
ménage aurait volontiers échangé son sort contre le mien, elle qui me voyait
lire des livres pendant qu’elle cirait le parquet. Il fait ses dix-huit heures,
et ensuite il a tout son temps pour lire. C’est la belle vie.
Vous imaginez
donc le bonheur que ce fut quand j’accédais au rang de prof de fac. Non
seulement je pénétrais dans la tranche des deux pour cent les mieux payés,
peut-être même le un pour cent, et je sais bien que ce passage des trois pour
cent le plus mal payés au un pour cent le mieux payé, même si je m’en défends,
même si je ne le dis pas, je sais bien que ça me procure de grandes
satisfactions. Que des fois, je lâche la somme qui clôt mon bulletin de salaire
et que je provoque envie ou admiration, je ne boude pas le plaisir qui monte.
Sans compter que les vacances des profs de fac ne sont plus des vacances, mais
des périodes de recherches, d’écriture, de séminaires, de voyages d’études, que
pas une seule minute un prof de fac n’est en vacances, car tout le temps ça
turbine, ça cherche de nouvelles idées, et en lisant le journal à la terrasse
d’un café, il regarde avec une certaine condescendance les gens autour de lui
qui lisent le même journal, mais la différence, c’est que lui, prof de fac,
lire un journal, souligner un passage, découper un article, même regarder une
dame qui passe sur le trottoir court vêtue, ça lui donne des idées sur le monde
qu’il va intégrer à son prochain article ou dans son prochain livre, car le
monde entier est un laboratoire de recherches quand on est prof de fac, sinon,
on n’est pas prof de fac. Pour un prof de fac ; les vacances c’est
terminé. C’est même parce qu’il ne prend jamais de vacances qu’il se situe dans
la tranche des un pour cent.
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