Moi, personnellement, je ne demande rien à personne.
Je suis né de parents juifs polonais habitant Lublin (pas Dublin, mais ce n’est
quand même pas un hasard si je fus attiré plus tard par l’Irlande et ses
troubles). Ils sont arrivés en France dans les années 1930 et je naquis en 1933
pour les aider à conserver le droit de vivre dans ce beau pays. Si j’ai bien
compris, je suis né à Lille et ils obtinrent un titre de séjour à condition de
quitter cette métropole et d’aller vivre dans une ville moyenne. Ce fut
Saint-Quentin, dans l’Aisne. Je passais mon enfance jusqu’à six ans dans cette
ville picarde dont l’hôtel de ville est de style flamand. Pendant la guerre, la
seconde mondiale, la Picardie fut déclarée zone militaire par les autorités
allemandes et la famille dont je portais le nom, moins le père qui traversa la
frontière suisse et vécut dans ce pays neutre jusqu’à la libération, se réfugia
d’abord à Paris puis dans la Creuse. Après la guerre, toute la famille, mes
parents, moi et mes deux sœurs revinrent à Saint-Quentin où je terminais mes
études secondaires. Par rapport à beaucoup de gens qui habitaient dans des
zones de guerre, et même encore aujourd’hui, quand je regarde les informations
sur des pays africains ou sud-américains, il n’y a vraiment pas de quoi meubler
les longues soirées d’hiver et heureusement que Trump et les gilets jaunes
s’agitent sur l’écran plat qui mord sur l’un des tableaux de mon fils cadet,
Robin.
Je ne demande rien à personne. J’ai fait des études,
je me suis marié, j’ai eu trois enfants alors que je n’étais pas obligé par les
lois définissant l’appartenance nationale. Pas tout à fait par hasard, j’ai
épousé l’orpheline d’une mère morte jeune, puis belle-fille d’une belle-mère
déportée, morte en déportation, puis belle-fille d’une déportée survivante. Autour
de moi, des vivants que certains appelaient des survivants. Toute ma famille
restée en Pologne, oncles, cousins, tantes, grands-parents, ont disparu. La déportation
qui pour beaucoup est un mot abstrait un danger auquel j’avais échappé. C’est
pourquoi je pleure assez facilement quand passe au cinéma ou à la télévision
des films sur la période de la guerre, des films sur la déportation. Cette facilité
lacrymale déborde sur d’autres scènes de cinéma, par exemple quand Bambi perd
sa maman, ou quand Raimu le boulanger morigène Pomponette.
Je ne demande rien à personne. J’ai eu une vie, comme
tout le monde. On me demande parfois ce que ça veut dire pour moi d’être juif.
Je réponds de manière variable selon l’air du temps. Aujourd’hui, 2 mars 2019,
je réponds deux choses. Premièrement, je suis juif parce que je pleure plus
facilement devant les images d’enfants juifs déportés que devant les scènes de
famine dans un pays africain. Je n’en suis pas fier, mais les larmes ne se
contrôlent pas et ce sont des instants d’émotion qui me révèlent. Deuxièmement,
je suis juif parce que de temps en temps, quelqu’un me demande ce que ça veut
dire pour moi d’être juif. On ne me demande jamais ce que signifie pour moi
d’être kabyle ou luxembourgeois.
Après de nombreuses péripéties, je me suis retrouvé au
Pays Basque français aux côtés d’une chrétienne dont certains amis refusent
d’accepter que c’est le hasard qui m’a fait rencontrer cette personne élevée
par les Dames de Sion. Ça me fait rigoler. Comme si existait dans l’univers un
site de rencontres entre juifs laïcs et anciennes élèves des Dames de Sion. On
peut toujours affirmer que je m’intéresse à l’Irlande parce que Lublin résonne
comme Dublin. Je connais des spécialistes de l’histoire bretonne qui sont nés à
Brest-Litovsk. Tout cela est franchement ridicule.
Je ne demande rien à personne. Je ne suis pas insulté,
discriminé. Peut-être un petit peu comme Parisien dans une portion de France où
des séparatistes ont une certaine influence. Limitée. Moins de dix pour cent.
Et maintenant tout ce ramdam. Des musulmans qui
entrent dans des écoles juives et tuent des enfants parce qu’ils sont juifs.
Qui entrent dans une boutique kasher et tuent les clients. Puis des
manifestants qui insultent Alain Finkielkraut et le traitent de sioniste. Des
cimetières où des énergumènes dessinent des croix gammées sur des tombes. Des
manifestations contre l’antisémitisme. Des discussions pour savoir si antisioniste
et antisémite c’est la même chose. Bien sûr que je vais à ces manifestations.
Et dans ces regroupements autour des plaques commémoratives, les gens qui me
connaissent me serrent la main plus fort, ou me mettent la main sur l’épaule,
les dames m’embrassent en me serrant davantage, des gens que je ne connais pas
me saluent en prenant l’air inspiré. Qu’est-ce qu’ils ont tous ? Je ne
leur demande rien. Ils croient que je suis en danger. Ils n’ont rien compris.
Ce sont eux qui sont en danger. En grave danger.
Des penseurs sérieux veulent me persuader que le
danger menace les Juifs, et pas les autres. Jean Birnbaum, « l’expulsion
silencieuse des Juifs d’Europe » le
monde 1 mars 2019) recense des livres érudits. Jean-Claude Milner, (Les penchants criminels de l’Europe
démocratique, 2003), affirmait qu’en Europe, Juif était devenu « un
problème à résoudre ». Il concluait : l’Europe est un lieu où après
le génocide, « les corps juifs sont voués à disparaître ». En 2019 paraît un livre écho : du
sociologue Danny Trom la France sans les
juifs, émancipation, extermination, expulsion, PUF. Les clameurs et les
actes violents se sont multipliés. Ces actions contre les juifs sont un
« mouvement social avec ses slogans, ses intellectuels. Voir le succès de
Dieudonné. Un mouvement assez efficace pour que les juifs comprennent et se
mettent à partir. Ils partent des quartiers où leur vie est devenue impossible.
Ils quittent la France pour l’étranger et pour Israël. La France pour les juifs
est devenue terre d’émigration ; Phénomène qui pourrait préfigurer la fin
de leur présence en Europe. Déjà Emmanuel Todd écrivait : le problème numéro
un de la société française est celui de la diffusion de l’antisémitisme dans
les banlieues. Le livre de Houellebecq soumission
vient appuyer cette thèse. Les juifs quittent la France. Sans compter bien sûr
les valeurs sûres que sont les essayistes Zemmour et Finkielkraut, pour qui l’immigration
musulmane est en train de transformer la France en pays où les Juifs ne
pourront plus vivre.
Je dis halte ! Les Juifs ne sont pas en danger en
France. Les peuples en danger, les mouvements en danger, les communautés en
danger, sont ceux qui croient avoir trouvé dans la haine des juifs la solution
à tous leurs problèmes. Jetez un regard circulaire sur le monde. Les pays qui
ont chassé les juifs ne sont pas du tout en bonne santé. Leur économie, leur
culture, leur niveau de vie, la situation des femmes, le respect des autres,
vont mal. D’avoir chassé les juifs, ils sont les premiers à souffrir. Quand l’URSS
et les pays du socialisme réellement destructeur sont devenus des pays où les
juifs étaient mal vus, l’ensemble de leur société s’est abimé, dans tous les
domaines. Les quartiers qui vont le plus mal en France, ceux où la misère, le
chômage, le désespoir, les trafics, se sont le plus développés, sont les
quartiers où il y la plus d’antisémitisme. Aux Etats-Unis, Le mouvement social
des Afro-américains s’est affaibli, s’est abimé, quand il a cru trouver un bouc–émissaire
chez les juifs américains. Et voyez comment l’indice le plus sûr d’un déclin du
mouvement des gilets jaunes est son acceptation en son sein de la haine
antisémite. La règle ne souffre pas d’exception. Certains israéliens disent qu’Israël
va mal parce qu’il n’y plus de juifs dans ce pays, rien que des Israéliens.
Je ne me sens pas en danger comme juif. Je me sens en danger
comme citoyen français de l’irruption dans le débat national de sentiments
antisémites. J’irai bien entendu manifester avec d’autres Français contre les
actes antisémites. Et dans ces regroupements autour des plaques commémoratives,
je serrerai plus fort les mains des Français, le mettrai ma main sur leur
épaule, j’embrasserai plus fort les dames et je regarderai tous ces gens en
prenant un air inspiré. Je crois qu’ils ont besoin de ma solidarité.
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