Pourquoi est-ce que je m’intéresse à la chose publique ? Je suis citoyen
ambulant, un grand débat à moi tout seul, un meeting à deux pieds, une
manifestation sur roulettes, une conscience active, un cri de colère, un
hurlement de désespoir, Ma naissance a été protestation contre les règles
d’accueil des migrants. Et aussi contre la discrimination à l’égard des
handicapés. En effet, je ne l’ai dit à personne, je suis né deux fois. La
première fois, de parents juifs émigrés venus de Pologne. La seconde,
nouveau-né avec un pied normal et le
second bot. J’ai ainsi bu les raisons de
la colère dans mes premiers biberons. Juif et bot.
Fut-ce la raison de mes engagements ? Autour de
moi, on parle de racines, de cimetières où sont enterrés grands-parents, et
d’une place réservée, plus importante encore que la chambre de l’EHPAD. Ceux
qui vivent ici depuis cinq générations et ceux qui viennent planter leurs
racines. Dès le départ, je n’ai pas eu de racines, de famille immigrée sans
papier clandestine d’une part, d’autre part, suite à mon handicap de naissance,
j’ai passé la meilleure partie de ma petite enfance en fauteuil roulant, puis
sur des béquilles. Le seul contact avec la terre qui ne ment pas était l’embout
caoutchouté de ces béquilles, pendant des années, mineur sans papier et sans
contact avec la terre, je n’ai pas pu planter ces précieuses racines, qui
s’alimentant de relations avec les bureaux d’état-civil, des jeux de la cour de
maternelle, de discussions au coin du feu, de personnes rencontrées qui pincent
la joue et disent « j’ai bien connu ton grand-père ».
Rien de tout ça n’explique mon intérêt forcené pour la
chose publique. Je n’avais à ma disposition qu’un seul outil. Ma main droite.
Ma main droite que je lève régulièrement dans toutes les réunions auxquelles
j’assiste. Je ne sais pas toujours ce que je vais dire, j’ai à ma disposition
des fiches régulièrement tenues à jour, que je range dans ma poche ou dans une
sacoche et quand j’ai levé la main, je fouille dans mes fiches, je prends une
feuille au hasard et quand on prononce mon nom, ma fiche est prête et je me
lance. La même main droite me sert préparer mes fiches sur des sujets divers, à
la plume d’abord, puis sur clavier, machine à écrire portative, premier
ordinateur. Le métier d’enseignant chercheur m’a choisi pour cette
raison : dans mon amphi, je n’avais pas besoin de lever la main, j’avais
préparé mes fiches, je les tirais de ma poche au hasard et je commençais ainsi
mon cours. Dans les dîners de famille quand le nombre de convives dépasse huit,
je lève la main pour parler, mais je ne lis pas mes fiches car je ne connais
pas toujours d’avance les sujets de conversation. En tout cas, c’est une
habitude que j’ai désormais solidement ancrée et je m’irrite quand dans une
assemblée, une réunion publique, un cercle de discussion, des gens prennent
la parole sans lever la main alors que
pour moi, prendre la main, c’est lever la parole.
Encore faut-il trouver des endroits où prendre la
parole. L’enseignement est le lieu privilégié. Le public est captif, l’intérêt postulé.
Les dîners de famille sont moins conviviaux. Il rassemble des gens qui parlent
très fort de sujets répétitifs. Les cafés politiques, citoyens, philosophiques
se sont multipliés et devenus des lieux de parole. J’ai beaucoup pratiqué les
partis politiques. Au PCF, dans les cellules, on discutait beaucoup. Non, on
parlait beaucoup. On parlait pour plaire aux dirigeants, pour montrer qu’on
était dans la ligne. Ce fut une bonne école de répétition et de fidélité. Au PS,
on discutait beaucoup, à Paris comme à Biarritz et comme ce parti regroupait
plusieurs tendances, les socialistes s’écoutaient les uns les autres surtout
pour savoir à quelle tendance on appartenait. A La République en Marche règne
pour le moment un brouillard idéologique. Les discussions dans les comités
locaux se perdent dans les sables. Les discussions importantes sont réservées à
des lieux que je ne connais pas.
Parlons clairement. Je râle parce que je n’en fais pas
partie.
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