Walter Benjamin, Stefan Zweig, se sont suicidés
devant ce qui leur apparaissait comme l’irrésistible ascension d’une vague
meurtrière. Maïakovski s’est suicidé incapable désormais d’affronter les
évolutions staliniennes d’un régime qu’il avait soutenu. Beaucoup d’anonymes se
sont suicidés pour les mêmes raisons. Beaucoup de suicides dans le Cuba
castriste, dans l’Allemagne nazie, dans l’Italie mussolinienne, dans le Chili de
Pinochet. Beaucoup de suicides et beaucoup d’assassinats et d’exécutions.
Tant que l’exil reste possible, on se suicide moins.
De l’Irlande pauvre et intégriste, les artistes, les poètes, les femmes, les militants
ouvriers, s’exilaient avant d’être dévorés par leur patrie. Les poètes, les
intellectuels, les femmes, les artistes, les journalistes, les chanteurs, ont
quitté ou vont quitter l’Algérie, le Venezuela, la Turquie, la Hongrie, la
Pologne, Béziers et Fréjus…
Le travail intellectuel ne peut se développer que
dans la liberté de découvrir l’inconnu, de détruire les préjugés, d’affronter
les paresses. Il a aussi besoin d’un minimum de reconnaissance sociale, ne
serait-ce tout simplement que pour survivre.
Le terrain commun à tous ces lieux cités est l’insulte
à l’intelligence et le culte de la paresse. Il suffit d’être né au bon endroit
pour faire partie d’une caste, d’une communauté, d’une race, d’une classe
supérieure. Cette naissance privilégiée est inlassablement célébrée. L’histoire
joue un rôle central dans cette célébration : vous êtes les meilleurs, oh,
vous, sombres crétins, parce que vos ancêtres l’étaient déjà. Il vous suffit de
naître pour faire partie de l’élite.
Vous connaissez Marguerite ?
Cette pièce de théâtre dont l’héroïne, Marguerite, est persuadée d’être une
grande cantatrice parce que née au bon endroit, elle est entourée de
sycophantes qui l’applaudissent. Jusqu’au jour où…
Même si je n’écoute pas, je suis bien obligé d’entendre
les responsables politiques de droite ou de gauche révolutionnaire et j’ai le même
sentiment qu’en écoutant Marguerite chanter. Ils chantent tous faux mais ils
chantent pour des auditeurs qui chantent aussi faux, et leur disent :
comme vous chantez bien, comme vous chantez juste. Comme vous avez raison de ne
pas réfléchir, de ne pas chercher à comprendre. Comme vous avez raison d’être incultes,
comme vous avez raison d’être des imbéciles obtus ?
Un intellectuel est une personne persuadée qu’il
suffit de chanter juste pour que tout le monde l’écoute. Bercée par cette
illusion, elle continue de chanter même si personne ne l’écoute.
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