Ce qui se joue
Nos
sociétés sont traversées par des intérêts différents, souvent contradictoires. Ceux
qui occupent les meilleures places, qui cumulent les privilèges, (aristocratie,
caste, hommes, clans…) tentent par tous les moyens de conserver ces places et
ces privilèges.
Ces
moyens peuvent être la force et la terreur, longtemps utilisées et encore
utilisées en de nombreux endroits, mais en recul. La terreur coûte cher. Il
faut payer des mercenaires qui réclament toujours plus. Elle empêche la société
de respirer, de se développer.
L’autre
moyen est la redistribution. Le pouvoir agit comme agent de répartition des
richesses matérielles et culturelles pour qu’une partie importante de la population
partage les places et les privilèges. C’est le système qui domine dans les pays
développés. Le résultat est clair : la majorité de ses citoyens ne veut
pas la révolution. Ils ont le sentiment sage qu’ils ont plus à perdre qu’à
gagner dans l’aventure.
La
lutte des exclus contre les privilégiés peut prendre des formes différentes.
Elles s’inscrivent dans deux grands courants. Le premier considère que les nantis
n’abandonneront leur pouvoir et leurs privilèges que par la contrainte. La
seconde considère que la meilleure solution n’est pas l’élimination de l’adversaire,
mais le compromis, le dialogue. Ce deuxième courant considère que l’adversaire
fait partie de la solution. Les premiers sont des révolutionnaires, les seconds
des réformistes ».
Ces
termes sont modernes. Dans l’histoire de l’humanité que nous n’avons pas connue,
les conditions et les moyens du réformisme n’existaient pas. Il n’y avait ni négociations,
ni compromis. Pas de lieux d’expression et de discussion. Ne restaient que les
émeutes, les assassinats, les guerres. Le réformisme et la révolution sont apparus
avec les régimes démocratiques qui offraient le choix aux peuples. Dans les
rapports de domination coloniaux, le développement d’institutions démocratiques
crée des espaces de discussion sur les voies de la libération. Certaines
colonies utilisèrent le vote pour accéder à l’indépendance. D’autres furent
contraintes ou choisirent la voie armée. L’Inde, l’Afrique du Sud, la Guinée, l’Algérie
connurent des périodes d’alternance de ces voies. Chez les Noirs d’Afrique du
Sud, aux Etats-Unis, les catholiques en Irlande du Nord, s’opposèrent des
partisans de la voie armée et de méthodes démocratiques. Le seul mouvement social
de libération qui ne fut pas traversé par ces discussions fut le féminisme,
jamais tenté par la violence meurtrière, par l’élimination de l’adversaire
masculin, si l’on excepte Valérie Solanas et sa société « SCUM »,
société pour émasculer les hommes. Les très radicales Femen ne mettent en danger
qu’elles-mêmes dans leurs actions considérées comme les plus radicales.
La
possibilité du réformisme n’empêche pas l’émergence d’actions plus radicales.
La domination en régime démocratique n’est pas moins violente parce qu’elle est
devenue légale. Les assignations sociales par le quartier, par la famille, par
l’ethnie, pèsent terriblement sur les destins individuels. Pour les soulever par
des moyens légaux, il faut organiser le nombre, apprendre à gouverner. Un
chemin long, difficile.
C’est
pourquoi il y a toujours des périodes où les dominés ont cherché des raccourcis
pour sortir de leur situation. Des actions militaires violentes, des émeutes
qui expriment la colère devant ceux qui occupent les meilleures places. Ces mouvements
sont généralement réprimés violemment et leur conséquence dans l’histoire est
de fournir des martyrs, des héros, des récits admirables qui fouettent les
mémoires des classes dominées. Lorsque ces mouvements sont assez forts pour
accéder au pouvoir, ils aboutissent à des catastrophes. Mouvements fascistes ou
communistes, ils ont tous permis aux pires d’entre nous d’occuper des places
décisives aux dépens des intérêts les plus généraux. Faut-il énumérer ces
catastrophes ? Faut-il désigner les lieux et les pays où elles continuent
d’exercer leur sinistre pouvoir ?
Ce
rappel permet peut-être de comprendre la fascination des élites pour les
émeutes sans issue. Elles considèrent qu’elles ne peuvent pas déboucher sur
changements fondamentaux, sur des modifications profondes des lieux de pouvoir,
de propriété, de privilèges. Les gilets jaunes ne menacent pas les pouvoirs en
place. Ils ne menacent pas les propriétaires d’entreprise, les actionnaires
majoritaires, les élites médiatiques. Ils donnent un spectacle et une sensation
de danger qui procure de délicieux frissons.
Comparez
la violence des réactions à l’égard des mouvements sociaux qui font réellement bouger
les lignes. Le féminisme est encore une fois un bon exemple. On admirerait sans
doute des femmes martyrs, on admire moins les femmes qui réclament et pire
encore, obtiennent, la parité dans les partis politiques et les conseils d’administration,
ou l’égalité des salaires. On est fasciné par les émeutes dans les « quartiers »,
émeutes sans danger, mais quelle violence dans le rejet de la discrimination
positive, de l’ouverture des grands établissements à des jeunes issus de ces mêmes
quartiers !
Pour les nantis, Gavroche
sur une barricade est plus sympathique qu’un syndicaliste à l’ENA.
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