Mademoiselle Hamel, professeur de piano, tenait beaucoup,
insistait même, à son titre de
Mademoiselle, jusqu’à son mariage tardif avec le père d’un ami marchand forain
comme mes parents. Elle donnait des cours de piano. Toutes les familles
bourgeoises de la ville de Picardie tenaient à ce que leurs enfants, garçons ou
filles, accèdent à la maîtrise d’un instrument de musique. Violon ou piano. Des
années plus tard, la guitare remplacerait les prestigieux instruments. La flûte
ne comptait pas. Tout le monde jouait de la flûte dans les écoles primaires. Le
violon trônait dans les premières places parce que le violoniste créait les
notes, elles ne se présentaient pas toutes prêtes aux doigts de n’importe quel
marmot assez grand pour accéder au clavier. Pour jouer du violon, il fallait de
l’oreille. Mon oreille n’existait pas. Mademoiselle Hamel, qui complétait ses
revenus en donnant des cours de solfège au conservatoire de Saint-Quentin, tapait
des notes sur le piano que je devais traduire en signes noirs sur une portée et
je constatais que mes signes et les notes de Mademoiselle Hamel ne coïncidaient
pas. Pourtant, je ne chantais pas plus faux qu’un autre et si l’idée bizarre de
cacher mes qualités musicales dans un chœur d’enfants m’était venue, j’aurais
sans doute été accepté. Les affirmations se répétaient semaine après semaine Je
n’avais pas d’oreille. Les oreilles physiques qui prenaient mon visage en étau
comme des presse-livres, n’existaient pas, puisque je n’en avais pas. Quand ma
mère approchait un gant savonneux en criant dans une langue étrangère qu’elle
allait me nettoyer ce qui n’existait pas, je lui répondais en une langue pour
elle étrangère qu’elle allait nettoyer rien du tout, puisque je n’en avais pas.
Mon père intervenait alors dans une troisième langue que je ne comprenais pas,
sans doute parce que je n’avais pas d’oreille, pour dire à ma mère qu’elle n’écoute
pas mes bêtises et qu’elle nettoie l’absence d’oreille comme si elles étaient
vraies.
Violon ou piano, il fallait s’exercer. Travailler. Une
heure par jour disait Mademoiselle Hamel jusqu’à son mariage avec le père de
mon ami Michel. Jusqu’à ce qu’elle devienne tardivement Madame et puisse ainsi
acheter les premiers microsillons en vinyle et l’appareil qui accompagnait et
ce devait être très cher puisque Mademoiselle Hamel, tardivement Madame, malgré
les cours particuliers de toutes les familles de marchands forains, plus les
cours de solfège du conservatoire municipal, n’a pu accéder à cette qualité de
son, et cette durée surtout, presque une demi-heure avant de changer de face,
qu’en épousant le père de l’un de ses élèves. Et ce père, qui n’avait aucune
culture musicale, à partir du moment où il comprit que son mariage qui transforma
Mademoiselle Hamel en madame avait pour raison principale l’acquisition d’une
discothèque de microsillons, exhibait la machine à tourner les galettes noires
comme un époux montre l’échancrure du corsage de la nouvelle épousée.
Il fallait travailler. Monter les gammes. De do à do,
puis redescendre de do à do. En respectant le doigté. Si je ne respectais pas
le doigté, le rythme s’en ressentait immédiatement. C’est par la musique que j’appris
à respecter le doigté. Agir avec doigté. Ne pas brûler les étapes, taper fort
ne vous mènera nulle part, si vous ne respectez pas le doigté. Tous ces gens
qui crient fort, qui cassent les vitrines et leur propre vie, n’ont jamais
appris le doigté et résultat, ils passent sans transition de Petit papa Noël au
marteau sans maître qui brise les vitrines.
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