Si je déconnectais mes réflexions, mon écriture, ce
qui ressemble à un travail intellectuel, du monde tel qu’il va, si je trouvais
dans l’alignement des mots un plaisir pur, jamais gâché par le lien entre ce
plaisir et le monde tel qu’il est, si je trouvais dans les lettres qui défilent
la même ivresse que dans l’alcool, un plaisir détaché du monde, détaché même de
la lecture par d’autres lecteurs que le lecteur écrivant, si je trouvais dans
le défilé des mots une satisfaction sans lien avec leur publication, avec leur
effet sur le monde tel qu’il roule, alors tout deviendrait facile. L’écriture
deviendrait une drogue et tout drogué sait qu’il éprouve du plaisir à s’injecter
un produit excitant sans se poser de question sur l’effet que peut produire
cette injection sur le monde tel qu’il tourne.
Les malheurs du monde c'est à dire les miens, car je
ne peux concevoir les malheurs du monde que comme l’agrandissement, la
photocopie de mes malheurs individuels, les malheurs du monde donc viennent
dans ce lien qui a été construit dans la famille, dans les écoles, dans les
bureaux, dans les défilés. Certains plaisirs sont précieux parce qu’ils n’ont
aucun lien avec le monde tel qu’il tourne. Plaisir d’amour, par exemple, est
précieux, parce qu’il est d’une pureté de diamant, il ne recherche pas le
spectacle, la scène, il se fiche du monde tel qu’il roule, il est plus pur que
toutes les fumées, tous les shoots. Il ne demande rien d’autre que sa
répétition, sa durée. Il ne se soucie guère de son influence, il ne cherche pas
à être reproduit sur écran ou sur toile.
Malheureusement, la plupart des gens qui parlent, et j’en
fais partie, la plupart des gens qui écrivent, et j’en fais partie, la plupart
des gens qui chantent et qui dansent, et j’en fais partie, la plupart des gens
qui marchent et qui crient, ne trouvent plaisir que dans l’effet que produit
ces activités sur le monde tel qu’il respire. Même l’amour dans sa pureté
essentielle est parfois gâté par la construction de liens sociaux avec le monde
tel qu’il évolue. Et alors, de drogue pure et satisfaisante en soi, il devient
source de mélancolie, de déception ou de désappointement.
S’ils ne trouvent pas dans leurs activités humaines ce
plaisir sans lien avec le monde, par exemple la marche, la grimpée d’une côte à
bicyclette, ils seront voués au malheur sans fin, à la déception renouvelée,
car ce lien avec le monde tel qu’il consomme n’est jamais rassasié, il lui faut
toujours plus.
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