Des hommes et
des femmes incendient des voitures, pillent des magasins, caillassent les
forces de l’ordre, incendient des meules de foin, mutilent le bétail. Dans
l’histoire, cela s’appelle émeutes,
insurrections, jacqueries, révoltes paysannes ou urbaines. Si les
émeutiers, les incendiaires, obtiennent un appui de la société, de partis
politiques, d’intellectuels, d’églises, leur mouvement devient politique. S’ils
restent isolés, leur mouvement ne pose qu’un problème de police.
Nous sommes
effarés devant les scènes de « guérilla urbaine ». Dans un pays
démocratique, les élections, le droit de manifester, de faire grève, offrent
régulièrement les moyens d’exprimer une opinion, une révolte. En quelques
images, en quelques journées, ce pays démocratique est rabaissé au rang de
nations en formation, où les résultats électoraux sont contestés et régulièrement
suivis par des affrontements meurtriers. Des pays où rien ne fonctionne, ni
l’état, ni les services sociaux, ni les hôpitaux, ni les écoles. Où la police
et l’armée sont aux mains de chefs de bande. Ces images sont profondément
dérangeantes car elles nous bousculent, elles nous rabaissent, elles nous
dévaluent. Nous devenons objets de curiosité dans le monde entier. Il y eut naguère
les images d’émeutes dans les banlieues qui nous dérangeaient pareillement, mais
moins, parce que ces territoires étaient considérés par beaucoup comme
« territoires perdus de la république », pas tout à fait intégrés.
Alors que ces derniers jours, nous voyons ce qui apparaît comme la
« France profonde », débarquer dans l’avenue symbole de la réussite
économique, dans les quartiers symboles du pouvoir et se conduire comme des émeutiers
de pays sous- développés.
Nous avons du
mal à nous retrouver parce que le nombre de gens qui parlent à la place des
gilets jaunes dépasse de loin leur parole sans filtre. Quand on les écoute, à
la radio ou à la télé, on perçoit qu’ils sont en colère, qu’ils n’y arrivent
plus, ils refusent la taxe sur le diesel, la limitation de la vitesse à 80kmh.
Les moyens qu’ils énoncent parfois pour atteindre cet objectif sont la
dissolution de l’assemblée nationale, la démission du président Macron, des
référendums sur différents sujets. Jamais dans ces moyens réitérés on ne trouve
l’incendie des voitures ou le pillage des magasins. Pourtant, les interviewés
ne condamnent pas les violences urbaines, disent les comprendre tant a colère
est grande.
Pour appréhender
l’approbation affirmée par les instituts de sondage pour les actions des gilets
jaunes, il faut une comparaison toute simple avec le traitement de
l’information sur les émeutes des « quartiers ». L’accent était mis
sur les violences, les incendies de voitures. La condamnation était unanime,
tous partis confondus. Les medias recueillaient la parole des commerçants
pillés, des mères éplorées, des enseignants indignés. La condamnation était
tellement unanime que les instituts de sondage n’ont jamais évalué le niveau de
soutien des émeutiers. Personne ne leur demandait tant la réponse paraissait évidente.
Dans le cas des gilets jaunes, la sympathie est si forte, si universelle qu’il
faudrait une capacité de résistance exceptionnelle pour ne pas se joindre au
chœur des sympathisants. Tables rondes avec des historiens, des sociologues,
des politologues où des paroles qui ne seraient pas en harmonie avec le courant
dominant sont exceptionnelles. Voire absente. Même les représentants du
gouvernement pourtant au banc des accusés disent qu’il faut comprendre, qu’il
faut dialoguer, qu’il faut prendre en compte.
Ces événements
nous posent quelques questions, sur la politique, sur les partis et syndicats.
Le peuple disent-ils. Dans une société traversée par de multiples conflits,
sociaux, économiques, culturels, si nous ne voulons pas vivre en permanence
dans la guerre civile que décrivait Hobbes, il nous faut organiser les
négociations, apprendre les compromis, ne pas considérer la politique comme une
guerre civile froide où le succès passe par l’élimination de l’adversaire. Cet
apprentissage est tout récent. Dans les premiers temps de la révolution
industrielle, toutes les formes d’organisation des salariés étaient considérées
comme séditieuses et punies par la loi. Une réunion de trois ouvriers qui se
réunissaient pour comparer leur salaire suffisait pour les envoyer au bagne. La
loi Le Chapelier (1791) interdisait les syndicats. L’Irlande était renommée au
19ème siècle pour la violence de ses paysans. Les historiens ont
découvert que parmi ces
« violences », se trouvaient comptabilisées les lettres, souvent
écrites par le curé de la paroisse, où les paysans demandaient poliment la
réduction du loyer de la terre. Ces lettres étaient considérées comme
insurrectionnelles. Les statistiques de la violence s’envolaient.
Reste que le
monde paysan était violent parce que les structures de négociation étaient
absentes. Quand le loyer de la terre était si élevé qu’il réduisait les
fermiers à la famine, les récoltes flambaient, les bétails étaient mutilés, les
régisseurs étaient parfois assassinés. Si ces incidents se multipliaient, les
propriétaires baissaient le fermage. Ce que l’historien Eric Hobsbawm appelait
« la négociation collective par l’émeute ». Michael Davitt,
l’organisateur de la Ligue agraire, au dix-neuvième siècle disait les choses crument
: si vous voulez que cesse la violence agraire, encouragez les fermiers à
s’organiser et négociez avec leur organisation.
Ainsi se sont
constitués les groupes de défense des intérêts collectifs. Syndicats ouvriers,
coopératives, syndicats paysans. Portés par les militants, encouragés parfois
par les classes dominantes qui préféraient négocier que d’affronter des émeutes
sans issue. Ces organisations étaient les universités des classes laborieuses.
On y apprenant les formes de lutte, les manières de négocier, l’art de
gouverner. Elles avaient leurs écoles, leurs centres de formation. Des
intellectuels, des sociologues, des historiens, des écrivains, participaient à
leur montée en puissance. Des partis politiques, travaillistes, socialistes,
sociaux-démocrates ou communistes, parachevaient leur formation.
Les gilets
jaunes nous ramènent à l’aube des mouvements ouvriers, à la préhistoire des
mouvements sociaux. Revendiquant l’absence d’organisation, dépourvu
d’intellectuels organiques, si l’on excepte Alain Finkelkraut et Brigitte
Bardot, ils n’existent que dans le spectacle. Les incendies ne sont pas un
accident. Ils poursuivent un spectacle couleur de feu.
L’action
politique est difficile. Il ne suffit pas de slogans (slogan est un terme
gaélique qui signifie cri de guerre). Il faut se hisser au niveau de
connaissances et de maîtrises de compétences qui permettent d’affronter ceux
qui se contentent de naître au bon endroit. L’émeute donne l’illusion qu’il est
possible de contourner la formation nécessaire. Porter le gilet jaune vaut tous
les diplômes, toutes les formations. Vous mettez un gilet jaune, vous criez
« Macron démission » et « j’en ai marre », vous accédez à
la notoriété. De même que les actions terroristes permettent d’éviter tous les
efforts pour accéder à la maitrise et à la connaissance du monde. Sans aller
jusqu’à la terreur, la calle borroka
au Pays Basque espagnol ou les émeutes urbaines en Irlande du Nord étaient
considérées par la gauche patriote comme de bonnes écoles de formation pour
futurs militants. La qualité intellectuelle n’était pas garantie, mais la
détermination pouvait être évaluée.
Ce qui est
inquiétant n’est pas l’existence de manifestants plus ou moins violents. Ce qui
est inquiétant est la légitimation de leurs actions par des hommes
responsables, par des intellectuels, par des partis. Ceux qui les flattent.
Ceux qui leur disent vous représentez le peuple, allez sur les Champs Elysées
même si c’est interdit. Laurent Wauquier, Jean-Luc Mélenchon, Marine le Pen.
Les médias peut-être, en extase devant des manifestants qui ne menacent pas
leurs privilèges. Tous retiennent leur progéniture, les enferment à la maison,
parce qu’ils savent que s’ils manifestent, s’ils sont arrêtés, s’ils sont
condamnés, ils auront un casier judiciaire qui les empêchera d’accéder aux plus
hautes fonctions. Mais le peuple tel qu’il le fantasme se fiche bien des futurs
concours. Je ne me lasserai jamais de
dire et de répéter ce qui n’est pas un
secret : dans la France de mai 1968, tout était arrêté. Mais rien ni
personne n’a empêché que se tiennent les concours d’agrégation, les concours
d’entrée aux grandes écoles. Tous les professeurs qui encourageaient leurs
étudiants à construire des barricades n’ont jamais manqué à l’appel pour
recruter les futurs normaliens ou polytechniciens.
Les événements
de cette fin d’année renforcent mes convictions sur deux points : il ne
faut jamais flatter l’ignorance, les préjugés, la méfiance à l’égard du travail
intellectuel. Nous assistons à la naissance d’un électorat qui a porté ailleurs
au pouvoir Trump, Bolsonaro, la ligue du Nord en Italie, le Brexit en Grande
Bretagne. Un électorat qui se met en place devant nos yeux à force de
flatterie. Si tout le monde dit bravo aux fronts têtus, comment voulez-vous que
ça ne leur monte pas à la tête ?
Deuxièmement :
il faut que le pouvoir et de ce point de vue, la victoire d’Emmanuel Macron n’a
pas fait avancer les choses, il faut que le pouvoir intègre dans ses rangs des
hommes et des femmes qui ont été formées dans les universités populaires que
sont syndicats et associations. Et des intellectuels qui s’acharnent à
comprendre la société où nous vivons. Qui se donne ainsi les moyens de mener ainsi
une bataille politique contre la bêtise et les préjugés.
L’état actuel de La République en
Marche n’incite pas à l’optimisme.
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