Voici deux
événements importants d’une vie. Premier événement : ce manuscrit d’un
essai que je traîne depuis plus de deux ans et que j’ai envoyé à plusieurs
éditeurs vient enfin d’être accepté. Il doit normalement paraître au printemps
prochain. Ça fait maintenant trois ans que je n’ai rien publié d’autre que deux
ou trois articles. Et donc je suis ravi. Heureux. Je montre le courriel à ma
douce qui partage mon bonheur. Il est venu le moment de rappeler que de la
trentaine de livres que j’ai publiés, la plupart l’ont été parce que je connaissais
quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui connaissait mon travail. Je n’ai jusqu’ici
pas eu ce succès littéraire qui permet de se remettre au travail sans se soucier
de savoir si es lignes vont se transformer en livre. Il a fallu chaque fois s’installer
au bureau sans savoir. Certains écrivains, j’en connais, écrivent pour le
plaisir d’écrire et ne se soucient pas d’être publiés. Pourquoi pas ? Certains
écrivent comme d’autres font du jogging le matin ou du vélo le dimanche, sans
se demander s’ils vont participer aux prochaines Jeux olympiques ou au Tour de France.
Moi, personnellement, j’écris dans un but extérieur à l’écriture. Je n’ai pas
le plaisir de l’écriture pour elle-même. Comme si je rédigeais une phrase et je
me dis elle est très belle cette phrase, je vais la ranger dans un classeur de
belles phrases, un classeur qui finira un jour à la poubelle. Non, je me dis
que la phrase que je trouve belle, qui provoque à la lecture un plaisir
particulier qui n’est pas d’ordre hormonal, sensoriel, social, politique,
festif, addictif, mais d’un ordre que je ne saurai qualifier autrement que
littéraire, un mot qui est d’une grande pauvreté, que cette phrase me provoque
un plaisir multiplié par la perspective d’être sculptée en bas de casse, imbibée
d’encre d’imprimerie, enfermée dans du vélin, comprimée entre deux feuilles
cartonnées. Avant l’invention de l’informatique, il me fallait attendre
longtemps avant cette transformation. Aujourd’hui, je peux écrire et être publié
en temps réel, la distance entre l’écriture et la publication se mesure à la
vitesse de la lumière. Bon, d’accord, ce n’est pas la même chose qu’un livre,
mais quand même il m’est arrivé d’être laillequé par plusieurs dizaines de personnes alors que
certains articles que j’ai écrit dans des revues universitaires n’ont été cités
que deux fois, et encore parfois parce que l’auteur de la citation était en
train de soutenir une thèse de doctorat avec moi et il pensait ainsi sécuriser
mon indulgence.
Le deuxième
événement est moins plaisant mais son importance n’est pas moins grande. Je
veux le raconter comme base d’une leçon de morale. J’aime bien conseiller les
gens. Ils ne m’écoutent pas, mais ce n’est pas l’efficacité du conseil qui me
plaît, c’est le conseil en lui-même. Un peu l’inverse de l’écriture. Le plaisir
du conseil est dans le conseil, pas de savoir s’il est suivi ou pas. J’ai passé
toute une vie à conseiller et à ne pas payer. Je continue à conseiller et à
payer de moins en moins.
Le conseil que je
livre aujourd’hui, conséquence inévitable de ce deuxième événement est simple :
« Lavez-vous les dents régulièrement, après chaque repas, au lever, au
coucher et allez consulter votre dentiste au moins deux fois par an.». Ou
alors, faites des études supérieures qui vous permettront de remplacer une dent
défaillante par un implant grâce à un revenu confortable. Le lecteur complètera
de lui-même : je ne me suis pas lavé les dents régulièrement, je ne suis
pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, et mes études m’ont conduit
à un revenu confortable, mais pas suffisant pour des implants. Résultat, je
pourrais raconter ma vie en la découpant au rythme des dents abîmés, , plombées
d’abord, puis extraites, puis remplacées par des prothèses de plus en plus
intrusives jusqu’à me trouver dans la situation qui suit Troyes en Champagne et
deux testaments : il n’y a plus qu’une dent dans la mâchoire à Jean.
A la place de ces
chères disparues, des prothèses. Et alors ? Avec le temps qui passe, les
prothèses fleurissent. Les yeux faiblissent, on achète des lunettes. Le tympan
s’épaissit ? On installe des micros. La hanche s’arthrose ? On
installe un clou de titane. C’est la vie.
Les prothèses
partagent avec le corps biologique des phénomènes de vieillissement. Fait-il
vous faire un dessin ? La totale dentaire s’use, bascule et parfois, il
suffit d’une simple tartine grillée pour qu’elle se brise. A l’inverse de la
prothèse de la hanche ou une paire de lunettes, cet accident vous plonge dans
un abattement profond. Une paire de lunettes passe sous les roues d’une
voiture, ça vous énerve, mais pas au point de prendre des antidépresseurs par poignées.
La totale dentaire possède à la différence d’autres prothèses la faculté de
vous rappeler l’âge que vous avez avec une cruauté inégalée. Bien sûr, votre
dentiste vous a fabriqué une prothèse de secours. En fait, c’est la seule
prothèse qui dispose d’un double de secours. Ni la hanche, ni les écouteurs, n’ont
ce privilège. D’accord. Mais le double est resté pendant des années dans une boîte
de plastique blanc, immobile, éternel. Alors que votre palais votre voute
plantaire, vos gencives, ont bougé, comme bouge tout ce qui vit. La prothèse de
secours est très inconfortable et vous imaginez l’avenir à aspirer des soupes
avec une paille. Le jour même, mon dentiste et son prothésiste m’ont sauvé la
vie et la tartine de pain avec le bâté basque m’ont réconcilié avec le monde.
Je signale quand même
à ceux qui pourraient se plaindre que la prothèse n’est pas liée à l’âge. Elle s’installe
dès la première année quand on remplace le sein maternel par des tétines en caoutchouc.
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