Elites
Entre
l’heure où je me lève, entre cinq heures et sept heures du matin, j’écris des
mots dont certains se retrouveront sur le livre des visages, sur un journal
électronique. Sur mon journal électronique, quelques dizaines de lecteurs dont je
connais le nom. Mes textes sont comme un voyageur de métro aux heures de
pointe, perdu dans la masse, parmi des photos d’animal familier, des paysages du soir et des nouvelles de l’appendicite
du petit avant-dernier.
Certains
de mes lecteurs disent « j’aime ». Je n’arrive pas, je n’arriverai
pas, même sous la torture, à dire « me likent ». Pourtant il suffit
de remplacer le k par un s pour que la phrase prenne sens. Quand j’écrivais des
articles dans la presse communiste, puis dans la presse anticommuniste, puis
dans des revues universitaires en français et en anglais, j’avais moins de
j’aime. Moins de réactions que sur le livre des visages. Et depuis que j’écris
sur le livre des visages, j’ai retrouvé des lecteurs de mes articles qui me
disent qu’ils aimaient mes articles, mais ils me le disent maintenant,
remarquez, il n’est jamais trop tard.
Des
livres que j’ai écrits, certains ont été suivis de bonnes recensions, d’autres
sont restés confidentiels. Tout ça pour dire que cette plage horaire de cinq à
sept, quand j’écris au minimum une page parfois plus, est celle qui me rattache
au monde. Ensuite, je lis, je dors, la presse, des livres, je dis bonjour.
Je
fais partie d’une élite qui sait que la terre est ronde et qu’elle tourne
autour du soleil et pas l’inverse. Une élite qui ne croit pas en Dieu. Je suis
entouré de gens qui croient en Dieu, qui croient en une équipe de football ou
de rugby, qui pleurent quand une chanson s’arrête. Ils pensent que je les
méprise. Pas du tout. Une élite n’existe qu’en relation. L’élitisme est un
rapport, une opposition, une façon de faire face. Tout le monde fait partie
d’une élite. Par rapport.
Je
ne vais pas demander pardon d’avoir travaillé, réfléchi, confronté, discuté,
cherché dans les archives de Paris, Londres, Dublin, Belfast, New-York,
participé à des colloques où l’on me demandait des preuves, des traces, des
hypothèses, écrit des articles acceptés ou refusés. D’être un intellectuel dont
la carte d’identité est d’avoir des activités intellectuelles.
Il
y a des gens qui méprisent les élites, qui disent qu’elles ne connaissent pas
le peuple, qu’elles ne prennent jamais le métro, qu’elles n’ont jamais des fins
de mois difficiles. Des démagogues de l’extrême vacuité, à gauche ou à droite. Ceux
qui méprisent les élites méprisent le peuple. Ils pensent que le peuple n’est pas
capable de penser.
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