dimanche 3 juillet 2011

nicole et fadhia

Nicole et Fadila





           

            Elle porte des lunettes sur un corps mince et de dessous les lunettes sort une voix embrumée. Son chemisier, sobre, est souvent de couleur blanche.  Elle parle calmement, me raconte tous les dossiers qu'elle traite. Elle est avocate, une employée de la préfecture de police de Paris m'a retiré ma carte d'identité. Sans ce papier, je me sens vulnérable. Le passage des frontières est-il encore possible? Ma participation aux grandes joutes électorales me sera-t-elle refusée? Nicole, appelez-moi Nicole, elle m'appelle par mon prénom. Nicole m'annonce la multiplication de ces retraits de carte d'identité. Comme on retire le permis de conduire, en retirant des points. Mais dans ce cas précis, c'est d'un seul coup, et la seule infraction est d'avoir fait naître les parents dans un pays étranger et comment puis-je faire naître mes parents autre part que là où ils sont nés? L'employée de la préfecture de police me regarde froidement, c'est comme ça, vous auriez-dû, vous auriez pu, je n'y peux rien, si vous avez possédé une nationalité pendant si longtemps, je vous annonce aujourd'hui qu'elle fut usurpée, que vous n'y avez pas droit, et fonctionnaire de l'État devrais-je rembourser mes salaires, puis ma pension et annuler tous les bulletins de vote que j'ai mis dans l'urne légalement, peut-on porter plainte contre les partis qui ont reçu mon bulletin et l'ont utilisé pour affirmer qu'ils parlaient au nom des Français, alors que je ne l'étais pas? L'environnement est hostile, les angles des guichets rentrent dans l'estomac et la voix ne porte guère. Je suis rentré dans la salle français, je ressors apatride. Dehors, je hurle dans mon téléphone portable comme si j'avais perdu un être cher ou qu'on venait de m'annoncer une maladie grave. Votre identité est atteinte de leucémie, vous n'en avez plus que pour trois mois à vivre sans elle. Un remède? Non. Essayez peut-être un certificat de nationalité? Les gens se retournent sur mon passage, encore un cinglé qui hurle sur le trottoir de la rue Achille Martinet, un nom bien français, ils m'ont retiré ma carte d'identité . Je le dis à ceux que j'aime, par parenté ou par rencontre fortuite, par appartenance à la même tribu ou par relations construites culturellement, socialement, politiquement. A Nicole, dans son cabinet d'avocate qui défend le droit des hommes et des femmes, sans distinction de race, de religion, d'ethnie, de couleur de peau, de sexe, d'identité sexuelle. En voici encore une nouvelle, l'identité sexuelle.  Peut-on la perdre aussi comme on perd une carte? Un coup de bistouri et on coupe les testicules, castration, on coupe le clitoris, excision, ou retire de l'identité la carte, exclusion.

            Plus une personne dispose de lieux, de liens, de définitions, de papiers, de frontières, de limites, de noms et de prénoms, plus cette personne peut chanter les pertes de repères comme un bonheur souhaitable. La même personne qui trompette l'anonymat et l'errance, qui clame sa citoyenneté mondiale, la même personne introduit un carte bancaire dans la fente du distributeur et la machine engloutit le rectangle de plastique qu'on voit dans les films utiliser pour aligner de la poudre blanche. Cette personne qui loue l'inconnu et les terres vierges inexplorées va se mettre à hurler dans un téléphone portable pour protester contre la privation d'un élément important de son territoire personnel. Comme un homme qui introduit la preuve de son identité sexuelle dans une autre preuve d'identité sexuelle et la seconde preuve ne lui rend pas sa preuve à lui, l'engloutit dans les profondeurs inconnues et la première personne sort alors un téléphone portable et hurle dans le haut-parleur qu'elle a perdu son identité sexuelle. Tel était ma confusion, mon état d'esprit, quand j'ai rencontré Nicole et son chemisier blanc.

            Grâce aux efforts conjugués d'associations de défense et d'attaque, de personnalités éperdues d'avoir égaré leurs certitudes comme on laisse tomber une boucle d'oreille, de journalistes flairant les blessures, j'ai récupéré un rectangle plastifié dont la photo révèle beaucoup plus sur moi que des pages et des pages de confession. Malheureusement, le mal était fait. De même que la fracture du péroné fragilise les descentes sur les pistes de ski, de même l'arrachement d'une carte rend les démarches ultérieures hésitantes. Dépouillé de mon identité révolutionnaire, lessivé de mon statut d'époux, fils orphelin et père instable, amoureux inquiet, je me suis vite rendu compte que l'employée de la préfecture m'avait arraché les fils d'une cicatrice que je croyais refermée. Avant cet épisode, je racontais mon enfance avec assurance et fierté. Depuis, je parle de mon exil en Creuse avec des larmes dans la voix et je m'effondre en sanglotant quand des cinéastes viennent m'interviewer pour un documentaire sur les sans cartes qu'ils préparent en ce moment et je leur raconte en sanglotant, excusez-moi, les péripéties de mon aventure.

            Justement, Nicole aurait bien aimé assister à cet entretien mais elle avait des dossiers urgents et des devoirs envers une petite fille de sept ans. Elle aimerait me revoir dit-elle et quand une jeune femme aime me revoir, je réponds volontiers et je l'invite à déjeuner chez moi en espérant lui raconter ma vie et m'effondrer en larmes, avec l'âge, après les rides et les cheveux poivres et sel comme instruments de séduction, plus on avance et il ne reste plus que les larmes. J'ai à peine commencé à raconter mon entretien avec les deux cinéastes documentaristes et journalistes, je suis à peine arrivé au moment où je m'effondre en larmes que je me rends compte de mon immense erreur. Ce que je raconte, Paris 1942, la fuite en zone libre, la perte de la nationalité, sont des événements que partagent des centaines de millions de personnes sur notre planète Terre alors qu'en face de moi, quand Nicole commence à parler, ce n'est pas le passé qui se dégurgite, c'est l'avenir qui s'invente, le nouveau qui se dessine.  Un continent inexploré, une forêt vierge, une cascade inconnue. J'étais sur le point de rabâcher dans les écoles une histoire familière alors que s'ouvre devant moi une nouvelle page d'histoire.

            L'humanité se partage entre hommes et femmes. Très tôt, dès la naissance, les enfants se partagent entre filles et garçons, selon le sexe qu'ils possèdent. Ensuite, ils seront ainsi regroupés. Quand dans la famille il n'y a que des filles, les parents les appellent "les filles". Allons, en voiture, les filles. Je suis moins certain qu'on crient "en voiture les garçons!". Si les enfants sont mixtes, garçons et filles, les parents encouragent: "en voiture les enfants!". Quels que soient le territoire, la couleur de la peau, la langue partagée, la religion pratiquée, les êtres humains se partagent entre sexe masculin et sexe féminin. Un pénis et un vagin. A l'origine du monde. Le sexe biologique ne dit rien sur la fonction sociale, la place dans la famille, les carrières, les responsabilités. Il est la première différence. La différence absolue. Biologie visible et assurée, argument massue, démonstration irréfutable, la différence des sexes est le socle en béton de toutes les autres identités acquises, religion, nationalité, ethnicité, engagement politique, croyances. C'est pourquoi le chamboulement suprême du monde porte sur l'indifférenciation des sexes. Le bouleversement insupportable. Quand un garçon porte une robe ou pratique des activités habituellement attribuées aux filles, le ciel lui tombe sur la tête.   

            La nation est une famille naturelle sur le modèle de patriarcal: un chef de famille qui gagne le pain, et une épouse qui le distribue. La femme doit aimer son mari qui gagne le pain et se sacrifie pour la nation lorsqu'elle est menacée. En cas de conflit, les femmes doivent envoyer des colis à leur mari soldat, lui procurer tous les plaisirs qu'il veut quand il rentre en permission, le soigner s'il est blessé, pleurer s'il est tué, pleurer en privé, car le jour de l'enterrement, la veuve doit rester digne et courageuse. D'ailleurs, un monsieur décoré montera tout à l'heure à la tribune pour saluer le sacrifice du mari et le courage de son épouse sans laquelle. Les systèmes politiques les plus solides sont ceux qui s'organisent à l'image de la famille: le chef, le monarque, le président, est le pater familias, l'épouse du chef se dévoue pour le maintenir en activité et lui faire des enfants. Les religions renforcent ces divisions dites naturelles. Les chefs religieux sont généralement des hommes et le jour de l'inauguration d'un nouveau bâtiment religieux, les sœurs des couvents sont debout et les évêques assis. Ces choses là sont connues, célébrées ou critiquées. La femme qui couche avec un soldat ennemi pendant que son mari est au front est la pire des salopes. Elle ne trahit pas seulement son mari, elle trahit sa patrie. On la tond parce qu'on n'ose pas la brûler au fer rouge avec la lettre A pour adultère, comme dans l'Amérique puritaine. Mais on le ferait avec plaisir.

            Comme transgressions, on aura tout vu. Les produits contraceptifs, les avortements, les bébés éprouvettes, les mariages homosexuels les amours homosexuels. Et tranquillement, de sa voix embrumée, Nicole m'annonce qu'elle est homosexuelle, qu'elle vit avec une compagne homosexuelle, qu'elles sont mères d'une petite fille de sept ans, que Nicole a portée suite à une fécondation artificielle, en Belgique parce qu'en France, on traîne de l'éprouvette. La petite fille est évidemment reconnue par la compagne qui s'appelle Fadhila. Elle a tout trahi. Tout. Nicole a trahi la France en vivant avec une Algérienne, elle a trahi son sexe en s'unissant avec une femme, elle a trahi la famille en portant un enfant par fécondation artificielle et elle me dit que tout ça est simple, banal et que Fadhila, elle-même et leur petite fille sont accueillies dans la famille avec autant de chaleur que si Nicole était Paul et Fadhila, une Fadhila hétérosexuelle. Fadhila a trahi sa patrie en refusant à 15 ou 17 ans un mariage forcé, en s'unissant à une Française, en adoptant une petite fille née dans des conditions que la religion réprouve et quoi d'autres encore.  Et je demande, autocentré, si la petite N… devenue grande, perd sa carte d'identité, elle devra prouver sa nationalité, nom du père, Nicole, nom de la mère Fadhila, le père est une femme née en France, la mère est née en Algérie elle n'a pas porté l'enfant, c'est le père qui l'a porté, qu'est-ce que vous racontez, dites-moi, c'est votre faute, il n'y a pas assez de cases dans les formulaires, les temps changent, vous ne savez pas, demande l'enfant qui est avocate et vous croyez que les formulaires auront changé dans dix ans? Ou vingt ans?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire