Parmi les plaisirs de la vie, d’une vie qui quoi qu’on
en dise, est désormais bornée par un nombre d’années qui ne dépasse pas les doigts
de mes deux mains, le plaisir de la parole. Celle qui partage ma vie n’aime pas
que je compte ainsi. Qu’elle se console. Si j’étais manchot, le décompte serait
plus funeste. Et si j’avais perdu deux ou trois doigts de la main qui me
resterait pour avoir ramassé une grenade dans une manifestation… Or, j’ai
toujours deux mains et chacune possède cinq doigts.
Donc le plaisir de la parole. Tous les jours ou
presque, je lance dans l’éther informatique des paroles dont certaines
provoquent des réactions positives. Ou négatives. Je préfère évidemment les
premières. Pour des réunions de personnes rassemblées pour un objectif
politique ou intellectuel ou culturel, je
prépare soigneusement mes interventions, politique, intellectuelle ou
culturelle. J’imprime ces interventions sur une feuille de papier que je relis
plusieurs fois avant le jour J, je corrige, j’ajoute, je retranche, je précise,
je nuance. Quand les corrections dépassent un quart du texte, je le retape et
je l’imprime à nouveau. Puis vient le jour où je lève la main, je demande la
parole, j’apprécie le silence qui s’installe, l’attention qui me soutient, les
applaudissements qui suivent parfois. Rarement.
Depuis toujours, j’ai apprécié. Je récitais un poème
et dans mes veines coulait un feu allumé par le silence dans la classe. Mieux
encore, quand l’instituteur lisait un chapitre d’une rédaction dont le sujet
était « racontez vos vacances », des vacances inventées, les
meilleures. Puis j’ai essayé les discours politiques dont les premiers
consistaient à répéter avec d’autres mots les idées du dirigeant qui nous
donnait la ligne et je me suis rendu compte assez vite que la simple répétition
provoquait des bâillements cachés derrière la main, alors qu’en répétant les
mêmes idées avec d’autres mots, la salle se réveillait. Le danger se cachait
dans cette recherche. A force de vouloir répéter les mêmes idées avec d’autres
mots, les mots différents changeaient les idées et je devais alors retrouver
les mots familiers pour faire mon autocritique.
Vous vous rendez compte qu’à trop attendre des
réactions à vos paroles, et à prêter trop d’attention aux mots, en imaginant
que les mots seuls peuvent provoquer des réactions, vous perdez le sens de
votre intervention. Seuls comptent l’attention soulevée ou le sourire attendu.
Vous vouliez parler des replis identitaires, de la violence politique, du
nationalisme guerrier et tout s’est englouti dans des chemins de traverse.
J’admire ceux qui ne pensent qu’à leur chemin, qu’à leur démonstration, qui
tracent ainsi leur sillon sans se soucier de leur effet sur la foule, sans
chercher dans la forme du sillon un plaisir adultère.