jeudi 2 juin 2016

vincennes


Vincennes, film de Virginie Linhart Arte, 1 juin 2016

 

Chacun sa vie, chacun son histoire et le film de Virginie Linhart ne correspond pas à la mienne, qui ai travaillé à l’Université de Vincennes (Paris VIII) de 1969 à 1997. Vingt-huit ans. Dont dix ans dans les bois. Le point de vue de la réalisatrice est clair dès les premières images. Il ne reste de Vincennes qu’une pelouse et quelques arbres. Vincennes est morte avec le déménagement à Saint-Denis. L’université de Saint-Denis qui porte le nom de « Vincennes à Saint-Denis » usurpe le premier nom. J’ai du mal à sauter de joie d’apprendre que pendant quinze ans, j’ai travaillé dans un château hanté.

Mais l’essentiel n’est pas là. Pour moi, la leçon de Vincennes est politique. Premièrement, quand on gouverne, il faut choisir. La coexistence de plusieurs objectifs irréconciliables a tué le rêve de Vincennes et le déménagement n’a été que l’acte final de cette descente aux abîmes.

Pour une partie d’entre nous (quand je dis nous, je dis les enseignants, le personnel, les étudiants), Vincennes a d’abord été une université ouverte aux salariés, où des adultes engagés dans la vie professionnelle, ayant arrêté leurs études, souhaitaient reprendre le cours d’une formation soit intellectuelle, soit politique soit professionnelle. Reprendre des études universitaires, c'est à dire dans un établissement où les enseignants étaient aussi des chercheurs.

Pour d’autres (et là je ne dis pas nous), Vincennes devait être un Collège de France populaire, sans préoccupation de formation, de diplôme, d’évaluation. Les grands noms de la pensée française et mondiale pouvaient disposer d’un public jeune et populaire, militants engagés, avides de sens.

Pour d’autres encore, (pas nous non plus), Vincennes était le terrain de pratiques révolutionnaires où pouvaient se construire des modes de gouvernement : l’autogestion, le pouvoir aux assemblées générales, un pouvoir partagé entre enseignants, personnel et étudiants.  Les différents courants gauchistes se sont affrontés dans ce domaine et ont joué avec l’université des jeux joyeux et mortifères comme si le monde extérieur n’existait pas.

Enfin, pour d’autres encore, (plus du tout nous), Vincennes était un lieu de tous les trafics, livres volés chez Maspéro, drogue, grillades, friperies, un marché aux puces ou les produits illicites coexistaient avec les produits licites dans le déploiement d’un commerce totalement illicite.

Le miracle est que tout ce monde ait coexisté pendant plusieurs années. Les enseignants et le personnel administratif, qu’ils enseignent, qu’ils administrent, ou qu’ils soient en grève, ont régulièrement été payés par un État dénoncé comme répressif, policier et fasciste. Des enseignants délivraient des diplômes sans contrôle à côté d’enseignants d’une grande exigence. Les étudiants apprenaient vite, jonglaient avec les exigences des uns et les vacances des autres. De grands noms étaient d’une farouche sévérité dans leurs jurys de thèse ou dans les concours de recrutement et se relâchaient dans les classes de Vincennes.

Les révolutionnaires organisaient des grèves (payées, naturellement, comment voulez-vous que des grèves durent des mois sans être payées par l’État fasciste) et ces grèves prolongées chassaient de l’université, massivement, les salariés étudiants qui n’en pouvaient plus de faire le chemin du soir ou du samedi pour se heurter à des assemblées générales répétitives. D’autres étudiants ayant terminé leurs études affrontaient le scepticisme ambiant sur la validité de leur diplôme.

Les tensions entre ces différentes conceptions ont été vives et permanentes. Chacun a appris dans ces affrontements, ces luttes, politiques, idéologiques, physiques parfois. Vincennes est devenue pour partie une université comme les autres, mais son histoire a partout laissé des traces.

Il n’y eut pas d’accord ni mouvement assez vigoureux pour faire de Vincennes un centre d’excellence pour ceux qui sont exclus des centres d’excellence. Mais ce fut une étape vers cet objectif toujours urgent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire