Un sondage international mesure le pessimisme des peuples. La France est l'un des pays les plus pessimistes du monde, plus pessimiste que l'Afghanistan et le Kosovo. Quand on examine ces résultats, on peut se poser des questions sur le sens, la qualité, l'efficacité d'un tel sondage. Mais la question est là: pensez-vous que demain sera mieux qu'aujourd'hui? En France, les réponses pessimistes dominent plus que partout ailleurs: demain sera pire qu'aujourd'hui et aujourd'hui, ça ne va pas très fort. D'un même mouvement, la vente des tranquillisants est plus forte en France que dans les autres pays européens. La main droite écrit "pire" sur la colonne réponse et la main gauche saisit une pilule pour se tranquilliser.
Pour une part, le vieillissement de la population contribue au pessimisme général. Plus on est jeune, plus on est optimiste. La grande, l'immense majorité des nourrissons élevés en France sous leur mère savent qu'ils auront demain leur biberon à l'heure où l'estomac le réclamera et ils ont donc confiance en l'avenir. Plus on vieillit, moins on a confiance en l'avenir. L'avenir des septuagénaires et des octogénaires est forcément pire que le passé car les os craquent, la vue baisse, l'oreille se tend, la peau se craquèle et les dents se prothèsent. Donc, parce qu'un système de santé efficace augmente dans la durée de vie de la population le pessimisme sur l'avenir augmente. Mieux on soigne, plus on est inquiet sur l'avenir. Et je n'ai pas parlé des nonagénaires qui eux sont parmi les plus pessimistes sur le lendemain. Le pessimisme français serait donc une bonne indication de l'efficacité de notre système de santé.
Je ne crois pas un mot de ce que je viens d'écrire. Le pessimisme ou l'optimisme ne sont pas des catégories mesurables, de fragiles indices d'opinion. Les Français ont plus souffert de la faim dans les deux ou trois années qui ont suivi la libération et pourtant tous les survivants de cette époque se la rappellent comme une période d'euphorie. Le jugement sur l'avenir est politique et nul craquement des os et nulle pilule rose ne pourront remplacer ou défaire un espoir ou un chagrin collectifs. De ce point de vue, ça ne va pas très bien. Un suicide est le signe de rapports sociaux au travail dégradés et le fait que la majorité des suicides sont le fait des adolescents qui ne travaillent pas encore, ou de retraités qui ne travaillent plus, ne change rien à cette caractéristique: les rapports au travail sont devenus si brutaux qu'ils provoquent des suicides. Dans l'imaginaire collectif, les mineurs de fond et les fondeurs d'acier, les fileuses du Nord qui sortaient de l'usine à vingt heures, toutes avaient moins de raison de se suicider qu'aujourd'hui. Un fait divers, une agression dans le métro, sont des indicateurs d'une dégradation des rapports sociaux et jamais ne paraîtront au journal de vingt heures le geste de ce jeune cagoulé qui court après une vieille dame pour lui rendre le sac qu'elle a oublié dans le métro.
Dans les années d'après Seconde Guerre mondiale, se mirent en place un système de protection sociale, un enseignement secondaire généralisé, un système de santé, qui marquèrent un progrès considérable dans la situation des classes de salariés les plus modestes. Les gens vécurent plus longtemps, dans des appartements plus grands et plus confortables, partirent plus souvent en vacances et achetèrent des voitures. Pendant ce temps, moi, Maurice Goldring, membre du Parti communiste français, j'expliquais dans des tracts, des conversations, des discours, que la classe ouvrière française s'appauvrissait, pas seulement relativement (creusement des inégalités), mais absolument, c'est à dire que les gens vivaient moins bien dans tous les domaines. Et dans cette période où tout allait mieux, vingt-cinq pour cent des votants nous croyaient et nous accordaient une confiance électorale. Et dans l'ensemble, les gens étaient moins pessimistes qu'aujourd'hui: soit parce qu'ils vivaient mieux et qu'ils pensaient que leurs enfants seraient mieux éduqués, mieux formés et vivraient encore mieux, soit parce qu'ils pensaient que l'exploitation des masses laborieuses était si brutale que la révolution n'était pas loin et que demain chanterait sur toutes les ondes.
De cette époque, il ne reste plus grand-chose, mais le révolutionnarisme n'a pas disparu et je suis convaincu qu'il joue un rôle important dans l'état d'esprit général car il induit des comportements excessifs, à gauche comme à droite. Pour la gauche révolutionnaire, rien ne peut aller mieux. Pour la droite conservatrice, tout progrès social est ruine de l'économie. Pour la gauche révolutionnaire, toute arrestation de jeune est le signe d'un état policier. Pour la droite conservatrice, tout voleur de truffes doit être condamné à mort. Ce qui est excessif étant spectaculaire, car tout spectacle ne peut être qu'excessif, tout le monde recherche les événements qui vont confirmer l'excessif pour vendre du papier, vendre de l'écran ou vendre de l'intérêt. Personne n'est responsable. Les journalistes satisfont la curiosité des lecteurs ou l'avidité des téléspectateurs qui adorent les inondations, les voitures qui glissent sur le verglas, les tornades qui emportent les toits et les traces de sang sur le trottoir. Les politiques savent que la peur est un bon moyen d'être réélu.
En même temps, la société résiste. Elle résiste à la peur, à la colère destructrice, elle protège les plus faibles contre les agresseurs des beaux quartiers ou des laids. Elle n'accorde pas sa confiance, ou guère, aux discours de guerre civile, aux comportements de brutes, aux arrogances des puissants. Pour le moment.
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