Festival d’Avignon 10 juillet 14 juillet
Le train Biarritz-Bordeaux part en gare
à 6h05. Lever quatre heures et demie. Brume de chaleur. Très peu de voyageurs
sur le quai. Qui prendrait le train à Biarritz à 6h05 ? Pour
Bordeaux ? Personne. À mesure que nous approchons de la capitale régionale
d’Aquitaine, le TER inter cités train régional, prend la fonction de train de
banlieue, il ralentit l’allure, rétrécit sa zone de transport, multiplie les
arrêts, engouffre des voyageurs debout. Les gens qui montent à Pessac, par
exemple, ne sont pas des voyageurs, mais des banlieusards, ils vont travailler
et l’on remarque immédiatement qu’ils sont des commutants parce qu’ils n’ont
pas l’air effaré d’un voyageur occasionnel, ils ont la mâle assurance des
transhumants réguliers, des outre-périphériques du quotidien, ils n’ont pas de valise,
juste un sac à main ou une sacoche, ils se reconnaissent entre eux, parlent du
bureau, des potins de couloir, le chef a dit et ils échangent les adresses de
solde. Cette promiscuité est bizarre, étrange, perturbante. Qui a payé un
voyage dans l’espace déteste se retrouver dans un petit train touristique. Dans
un train de banlieue, les places ne sont pas réservées, tout le monde se
bouscule pour occuper les meilleures, tandis que les plus faibles, les plus
jeunes ou plus vieux des voyageurs, les femmes enceintes et les convalescents,
se retrouvent debout avec un pâle sourire de résignation. Dans un train de
grande circulation, les places sont réservées, les fesses des caïds de banlieue
se retrouvent reléguées sur les strapontins des sas et humiliées par les
contrôleurs qui les ont à l’œil. Ici, dans ce train hybride, transsexuel, un
train à voile et à vapeur, se mélangent banlieusards et grands voyageurs.
Le train arrive à Bordeaux à 8h15. Nous
changeons pour le TGV Bordeaux Marseille, les places sont numérotées, le nom
des villes sonne les vacances, la
Provence , le Languedoc Roussillon, le Lubéron, le soleil, les
plages, Palavas les Flots, Nîmes, Béziers, Montpellier, Narbonne. Par moment,
nous longeons le canal du Midi, des images qui nous rappellent l’enfer d’une
autre randonnée. Le train est envahi par des colonies de vacances. C’est le
départ, ils sont calmes, ils sont un peu inquiets leur avenir, qui seront les
copains, les monos sont-ils sympas. Au retour, ils seront tout excités, ils se
raconteront leurs vacances, les fêtes, leurs impressions, à voix forte, un peu
ternie par l’émotion de la séparation au bout de la ligne. Mieux vaut prendre
ces trains avant le 14 juillet, pendant l’époque des départs.
Le train se nomme TGV mais le bar est austère, sans place pour se
reposer, sans comptoir pour manger debout. Nous arrivons en Avignon, par la
gare TGV, distincte désormais de la gare centrale. Un bus fait navette vers le
centre. Un train vaut combien de navettes ? Elles sont vite remplies, mais
le public est festivalier, plutôt de gauche, les anciens renseignent les
nouveaux, on plaisante, poussez-vous vers le fond. Une voix dit à la
machiniste, démarrez et puis freinez brusquement, vous allez voir, ça va tasser
la marchandise. La canne permet une place assise. Le bus nous dépose sous les
remparts. La valise roule avenue de la République jusqu’à la Place de l’Horloge. La foule
est énorme, compacte, composée d’offres et de demandes. Je reconnais tout de
suite mon quartier, la Goutte
d'Or. On distribue des tracts qui ici se nomment fliers. À Paris, on propose
des coupes de cheveux, des téléphones, des marchandises contrefaites, des
séances de marabout, des cigarettes de contrebande, des promesses de bonheur.
Ici, on nous propose des spectacles à la sauvette. Des classiques, du cabaret,
du cirque, de la comédie et des drames. Du cul, mais « pas
vulgaire », de qualité. Et le bonheur sur terre, devant scène, sur scène,
du bonheur côté cour, du bonheur côté jardin. Les églises s’y sont mises aussi.
Elles ont leur parole à distribuer, comme au théâtre, au début était le verbe.
Dans les salles paroissiales, des spectacles montrent des gens dans la douleur
qui trouvent Dieu, des mal-croyants qui trouvent la lumière, sur les parvis se
trouvent des bougies comme des quinquets de théâtre. Les comédiens nous interpellent.
Vous êtes ensemble, je vous félicite. Que faites-vous cet après-midi. Venez
rire et venez pleurer. Au milieu des acteurs grimés, un monsieur déclame. Il me
regarde, il remarque ma canne. Il me demande si je veux être guéri tout de
suite, et gratuitement. Je réponds, non, surtout pas. Parce que s’il réussit à
me guérir de ma sciatique, je deviendrais croyant et toute ma vie d’athée
serait à reconsidérer.
Les mendiants et les SDF avec des
chiens ou des enfants sont aussi n nombreux que dans mon quartier. Ici, les
agents de police les font circuler. Ils n’ont pas le droit. Les SDF qui dorment
près des hôtels de luxe ou du Palais des Papes se voient offrir des couvertures
propres, ce sont des SDF quatre étoiles.
En Avignon, le seul bâtiment ou rien ne
se joue est celui qui porte le nom de théâtre. Les comédiens continuent de
s’activer. Ils distribuent des dépliants et on les reconnaît parfois sur la
photo tendue. Ils doivent tout faire, la publicité, la billetterie. Faire rire
si le spectacle fait rire, faire pleurer s’il fait pleurer. Une dame âgée nous
tend un flier : C'est une
vieille dame qui raconte sa vie pendant la guerre, elle était cachée dans un
petit village, c’est drôle et émouvant à la fois, elle en a la chair de poule
rien qu’en nous parlant. C’est elle qui tout à l’heure nous jouera la vieille
dame si nous allons la voir. Une autre vieille dame joue une vieille dame pas
drôle, qui tend un journal des sans-abris, suivi d’une jeune enfant, elle nous
joue sa pièce et veut se faire payer tout de suite, la publicité pour le
spectacle et le spectacle se confondent. C’est du théâtre de rue. Une
guillotine, un vélo, des danseurs, des affiches.
Le soir, cour d’honneur, Par les villages de Peter Handke, mis en
scène Stanislas Nordey. Les martinets fendent l’air et ne se tairont plus de
toute la soirée. Je me rappelle Gérard Philippe qui joue le Cid, les escaliers
sonores, les débats à l’ombre des vergers. Le décor qui est l’histoire de
France. Les acteurs bougent peu, ils déclament tous sur le même ton, sur la
musique monocorde d’un prophète dénonciateur. Tous les personnages sont en
colère, on ne sait pas toujours contre qui et contre quoi car parfois la
musique vient couvrir les paroles. L’auteur et ses personnages sont en colère
contre le monde entier. Les poètes sont partout en colère contre les dictatures
qui les bâillonnent, les exilent, les censures, les fusillent, les
emprisonnent. Handke est en colère
parce que personne ne le persécute, parce qu’on lui offre le lieu le plus
convoité de tout auteur de théâtre, le plus fabuleux de toute l’Europe, qu’il
peut y montrer ses colères en braille, en trois dimensions, et il peut ainsi
crier ses colères qui rebondissent sur les murs du Palais des Papes. Les
spectateurs ont le droit de quitter la cour d’honneur à l’entracte sans
craindre de perdre leur emploi.
Nous
avons vu neuf pièces, Kss kss, deux clowns qui savent tout faire sans rien
dire, Projet Luciole, dramatisation
de textes philosophiques qui tombent en neige des ceintres, Colorature, une dame que la fortune
permet de chanter faux, mais de manière juste, Motobécane, drame paysan picard ou un ouvrier agricole légèrement
demeuré mais avec un gros cœur, aide une petite fille en détresse et
en paie le prix fort, Oléanna, de
David Mermet place face à face un professeur macho moyen et une étudiante
féministe radicale. Le prof paie pour tous les autres. Comme l’ouvrier agricole
paie pour les autres. Une porte doit être
ouverte ou fermée, de Musset. Dîner avec Mirène, théâtre et famille.
L’année prochaine, en Avignon, nous louerons un grand appartement, les enfants
viendront et le soir, nous parlerons théâtre et famille.
Si
toute l’année ressemblait à un festival de théâtre… Nous serions tour à tour
auteur, comédien, distributeur de tracts, éclairagiste, décorateur, spectateur,
metteur en scène, menteur, déçus, émus, des permanents du théâtre. Les affiches
orneraient les murs de notre chambre et les restaurants joueraient la musique
de Lulli. Nous ne prendrons plus le train pour venir, ni le train pour
repartir, nous serions tous les jours en scène.
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