La
maman de Juliette est morte au Cameroun. Une messe et une veillée en son honneur
se dérouleront dans une église évangéliste du 15ème arrondissement
rue Quinault. Juliette est l’auxiliaire de vie de ma sœur Marcelle qui à 89 ans
et a besoin d’une auxiliaire de vie. Juliette nous accueille quand je vais voir
ma sœur et quand sa mère est morte, elle nous a envoyé une invitation, à moi et
à Brigitte, en signe de sympathie à notre égard. Nous avons décidé de répondre
à l’invitation car nous pensions cela lui ferait plaisir.
La
soirée est prévue de 18 heures à 23 heures. Nous consacrons l’après-midi à la
vision d’un film roumain, Au-delà des
collines, qui dure deux heures et demi, un beau film sur la folie
religieuse dans un couvent orthodoxe. En sortant du cinéma, nous nous dirigeons
vers l’arrêt du bus 80. La Place Clichy est complètement bouchée, tous les
véhicules sont à l’arrêt, aucun bus 80 à l’horizon. Nous attendons, nous
discutons, faut-il prendre le métro ou encore attendre ? Nous n’avons pas
d’heure fixe, la cérémonie dure jusqu’à 23 heures, nous attendons, dans le
froid. Il ne pleut pas, nous avons de la chance. Au moment où nous nous lassons
et nous dirigeons vers le métro place Clichy, la place se débloque et nous
apercevons le numéro 80 sur un autobus double. Nous rebroussons chemin. Nous
montons dans le bus. IL avance lentement, très lentement, descend la rue que j’ai
connue jadis sous le nom de Leningrad et qui porte maintenant le nom de Saint-Pétersbourg
comme si on pouvait effacer l’histoire. Pourquoi cet acharnement contre Lénine
alors que le métro Stalingrad conserve le nom d’un homme qui a fait plus de mal
que Lénine ? L’embouteillage permet le long déroulement d’une réflexion
politique et historique. La gare Saint-Lazare se passe sans encombre, mais à l’approche
des Champs-Elysées, décorés pour les fêtes de fin d’année, nous roulons au pas.
Non seulement nous roulons au pas, mais quand l’une de notre groupe va vérifier
sur la plan où se trouve la station Peclet, où nous devons descendre, selon l’invitation
(ou station de métro Commerce), la personne désignée pour rechercher l’arrêt
constate avec mélancolie que l’itinéraire affiché est celui de l’autobus 95 et
non pas de l’autobus 80. Quelques paroles échangées nous mettent d’accord :
il est évident qu’il y a eu détournement d’autobus, qu’à l’origine ce bus était
un 95, un commando s’en est saisi, a affiché les chiffres 80 qui se commandent
manuellement, mais n’a pas eu le temps de remplacer l’itinéraire par celui du
80 que de toute manière, il ne possédait pas, on ne se déplace pas avec des
itinéraires de bus dans la poche, surtout pour les détourner. Confirmation de
notre inquiétude. Avant même de traverser l’avenue des Champs-Elysées reine des
lumières, paradis des appareils photo brandis à bout de bras pour apercevoir l’Arc
de Triomphe souligné de leds clignotants,
le chauffeur nous annonce tout de go que le terminus du bus ne serait
pas Porte de Versailles, cela nous le savions déjà, le terminus devait être Mairie
du 15ème, mais qu’il ne serait pas non plus Mairie du 15ème,
mais Ecole militaire. Et qu’à Ecole militaire il ferait demi-tour et que ce
serait le terminus. Les passagers protestent, s’exclament, se plaignent,
téléphonent à tout va pour dire leur déception, mais le chauffeur a le pouvoir
et il le sait. Il répète, terminus, Ecole militaire. Puis sous la pression, il
dit, bon d’accord, une station de plus, je vous amène à la Motte Piquet Grenelle,
où se trouvait jadis le Vel d’Hiv que tout le monde connait. Ou connaissait. Ce
qui nous rapproche de la station Peclet et de la rue Quinault. Nous avons
quitté le cinéma des cinéastes à 19 heures 15, il est vingt et une heures, une
heure trois quart de bus 95 déguisé en 80. Je consulte sur mon téléphone
intelligent l’itinéraire pour se rendre rue Quinault et le trajet se dessine,
rue de la Croix Nivert, à gauche, puis à droite. Malgré la netteté de la carte,
nous nous arrêtons plusieurs fois pour demander notre chemin car nous avons du
mal à imaginer qu’un petit écran sans prétention puisse à lui tout seul, sans
aide extérieure, nous indiquer le chemin. Mais l’écran avait raison. Nous nous
trouvons devant le 6 de la rue Quinault devant une porte qui reste fermée
malgré les tambourinements d’un couple avec enfant qui désire comme nous
participer à la veillée funèbre en l’honneur de la maman de Juliette. Je
téléphone à Juliette avec mon téléphone intelligent et elle me dit qu’il faut
rentrer au numéro 4. Le mystère s’épaissit. Pourquoi envoyer une invitation à l’adresse
du 6 rue Quinault alors que l’entrée est au 4 ? Pourquoi nous transporter
dans un bus 95 qualifié de 80 ? Juliette nous accueille, nous dit qu’elle
est ravie de nous voir, nous entrons dans l’église où des gens chantent des
cantiques que ma compagne reconnaît car entre protestants et catholiques s’est
constitué malgré les haines et les guerres de religion un terreau culturel
commun qui permet aux et aux autres de chanter ensemble ou de mourir ensemble
quand ils s’entretuent. Le pasteur dénonce vivement Nietzsche qui avait écrit
que « Dieu est mort ». Nous nous levons et nous rasseyons, nous nous
levons pour chanter, et nous nous rasseyons pour écouter le sermon. Je pourrais
me dispenser de me lever puisque je ne chante pas les cantiques, mes cantiques
à moi ne correspondent pas, ceux que j’ai appris dans ma jeunesse, se levaient
les partisans dans l’ombre immense de Lénine, et la Jeune Garde sur le pavé, le
sang des prolétaires, nous ne sommes rien soyons tout, aucun de ces cantiques
ne figure dans la brochure distribuée aux présents. L’église n’est pas
chauffée, les pieds se glacent les chants s’en ressentent. La cérémonie se
termine avec « plus près de toi seigneur » dont mon accompagnatrice
me rappelle qu’elle figurait dans le film Titanic et que tout le monde, catholiques
et protestants chantaient ensemble en sombrant dans les eaux glacées du calcul
égoïste.
Le
repas fut convivial et nous fûmes traités comme des invités d’honneur en l’honneur
de la couleur de notre peau, je ne vois aucune autre raison. Mais si les blancs
sont positivement discriminés dans un enterrement noir, et que les noirs sont
négativement discriminés dans les société blanches, comment arriverons nous à l’égalité
entre les hommes ?
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