La mort, les catastrophes naturelles, les tueries en
masse, les guerres, le terrorisme, les épidémies, simplifient la vie. Il faut
répondre à l’urgence. Ça arrive tous les jours sur le petit écran, dans la vie
quotidienne, ça arrive rarement. Les événements qui simplifient la vie sont si
rares que vivre au jour le jour devient très compliqué.
Comme la pente naturelle est de rechercher le simple
plutôt que le complexe, nous traquons avec avidité les éléments de notre
environnement qui prennent un caractère d’urgence car ils nous permettent de
dormir tranquillement sur les deux oreilles. Individuellement, la maladie, la
drogue, la passion, imposent leur itinéraire lancinant. Collectivement, les
révolutions, les guerres réelles ou symboliques sont des aimants qui ordonnent
la limaille.
Nous vivions dans la Goutte d'Or une situation d’une
extrême complexité. Un quartier commerçant qui attire les foules du Bassin
parisien vers un mouchoir de poche. Des habitants descendants d’immigration
relogés sur place dont les enfants devenus français de souche scrutent l’avenir.
Des habitants intégrés, salariés, diplômés ont acheté en plein Paris un logement à un
prix raisonnable. Des immigrants qui trouvent ici des réseaux d’accueil et de
solidarité, des réseaux de vente de produits contrefaits ou volés, des réseaux
de prostitution, des moyens primitifs de survie. Des usagers de drogues qui
consomment dans la rue, dans les halls d’immeuble, qui sont accueillis et
parfois soignés dans des établissements spécialisés. Des mosquées, des églises,
des synagogues, des boucheries hallal, des restaurants kasher, des boutiques de
téléphone et de coiffure, des vendeurs à la sauvette qui occupent l’espace déjà
réduit, une station de métro au bord de l’asphyxie, des prophètes religieux et
politiques qui annoncent des révolutions futures ou des bonheurs éternels. Des bibliothèques,
des centres culturels, des boutiques de
mode et des friperies, des restaurants de tous les continents. Des crèches, des
écoles, des collèges, des rues impossibles et des jardins protégés du bruit et
de la fureur. Rêveur celui qui veut simplifier ces tourmentes, insensé celui
qui ne cherche pas à les réduire.
Le classement du quartier en Zone de sécurité prioritaire
agit comme un Grand Simplificateur. La guerre est déclarée. Le territoire doit
être reconquis. La police est en ordre de marche et les habitants doivent se
mobiliser. Si Daniel Vaillant a demandé à Manuel Valls le classement en Zone de
sécurité prioritaire, c’est que, dit-il, les habitants n’en peuvent plus, ils
n’en peuvent plus des agressions, des vols à la tire, du bruit en bas de chez
eux, des bagarres entre prostituées, de l’occupation de l’espace par la vente à
la sauvette, les agressions. La sécurité, dit Daniel Vaillant, est la première
des libertés. Qui peut lui donner tort ?
Les habitants sont mobilisés. Le préau de l’école Pierre
Budin est plein, il faut rajouter des chaises. Le public se compose de
personnes de toutes les générations, de toutes origines, des élus de tous
bords, Roxane Decorte pour l’UMP, Alain Brossat pour le PC, qui ne prendront
pas la parole. Des militants associatifs, politiques, du Front de gauche. A la
tribune, le nouveau commissaire de police, Nelson Noir ( ?), Dominique Lamy
et Myriam el Khomri, élus socialistes. Dominique Lamy, dans ses conclusions,
remarquera que depuis longtemps, les discussions n’avaient été aussi calmes sur
le sujet de la sécurité. C’est peut-être l’un des effets du classement de la
Goutte d'Or. On ne s’écharpe plus dans les réunions entre les peurs des uns,
les colères des autres, les plaintes rejetées et les attentes toujours urgentes
et légitimes.
Nous
RAPGO, Stéphane, Virginie, Gilles, Maurice et Philippe, nous participons
activement à la discussion et au théâtre. Quand les interventions fusent, nous
connaissons les images. Les mots que disent les présents ne sont pas un décor
construit pour un soir. Nous avons traversé la scène pour venir ici et nous la
retrouverons à la sortie. Nous avons vu les forces de police présentes à
Château Rouge, rue Myrha, un peu partout. Et le marché Dejean à moitié libéré
–vers le métro- et l’autre moitié, vers la rue des Poissonniers, entièrement
occupé par des camions et des vendeurs à la sauvette dont le regard se tourne
vers la partie libre du marché comme s’ils étaient certains que les agents
viendront de là-bas, alors qu’une camionnette de police stationne à l’angle
Poissonniers Myrha. Nous poursuivons vers la rue Budin et nous longeons
l’attroupement compact d’un marché biffin, les marchandises étalées sur le
trottoir, devant le collège Clémenceau, le bruit monte, le trottoir est
inaccessible. Au retour, des prostituées africaines racolent sans bruit au
carrefour Doudeauville-Poissonniers et rue de Suez, nous passons devant un
restaurant qui a été fermé. Injustement d’après la patronne, qui est là dans la
salle, et s’explique longuement. Devant mon établissement, les Congolais ou les
Maliens, je ne sais plus bien, boivent, parlent fort et stationnent jusqu’à
trois heures du matin ou plus tard. Je leur dis, je leur demande, je les
supplie de circuler. Ils ne bougent pas. Je leur dis que je vais appeler la
police. Ils s’en fichent. Et finalement, la police ferme mon établissement et
eux ils sont toujours là. Effectivement, à dix heures du soir, ils sont là, ils
boivent devant le restaurant fermé, ils boivent à l’américaine, la bouteille
cachée dans un sac en papier, ils parlent ou plutôt ils hurlent. Quand ils sont
de bonne humeur, ils crient. Quand ils sont de mauvaise humeur, ils se
bagarrent. Et il est évident que si vous habitez dans l’immeuble au-dessus, il
ne vous reste qu’une solution, c’est de déménager. La police a fermé le
restaurant, se plaint la patronne et eux ils sont toujours là. Une dame se lève et d’une voix douce et ferme
dit la même chose : vous me connaissez, elle dit son nom, je téléphone
tous les soirs, toutes les nuits, entre onze heures et quatre heures du matin,
je ne peux pas dormir, vous ne venez jamais, qu’est-ce que je peux faire ?
Une autre dame habite bd de la Chapelle, elle décrit un immeuble squatté par
une bande de jeunes dealers, c’est l’enfer, chaque fois qu’elle passe on la
traite de putain, ils se bagarrent entre eux. De la salle, les questions
fusent. Devant le collège Clémenceau, les vendeurs sont tranquilles. Devant la
mosquée aussi. La prostitution continue. Ça se dégrade. Les services publics
sont crades, le métro est crade, la charcuterie de la rue Dejean a fermé ;
Un restaurateur : je ne peux plus travailler. Toujours le square Léon, les
immeubles abîmés, les portes cassées. J’aime bien l’hiver, j’aime la pluie, dit
une habitante, quand il fait beau, les groupes se rassemblent, boivent, crient,
ça devient impossible de dormir. Et la saleté de la rue des Poissonniers, quand
même...
Des
plaintes de ce type, il y en a beaucoup. Elles proviennent de gens
raisonnables, pas énervés mais qui n’en peuvent plus. Qui subissent de plein fouet des dérèglements
insupportables. D’autres interventions parlent de disfonctionnements, des
bandes du square Léon, de la prostitution ou de la vente à la sauvette, mais en
parlent comme des scènes déplaisantes, mais qui ne mettent en jeu leur vie
quotidienne, qui ne l’a pas transformé en enfer. Pour ces cas d’extrême
urgence, le classement en ZSP ne résout rien. La seule solution est-elle la
fuite ? Impossible pour une bonne partie des concernés. Ils pètent les
plombs, jettent de l’eau par la fenêtre, appellent la police impuissante. Certains
ont essayé d’aller discuter, en vain. Plus généralement : les questions et
les interventions portent sur l’efficacité de la police, on cite les
stationnements de voitures de police à côté des vendeurs à la sauvette. On
demande une police de proximité, des gens qui connaissent les commerçants par
leur nom, qui connaissent les habitants.
D’autres
cris véhéments qui n’ont rien à voir avec la Zone de sécurité prioritaire. Le
métro, dangereux. L'arrestation de distributeur de tracts fait aussi problème,
et sur ce point, aucune réponse du commissaire. Un militant qui parle Front de gauche
est véhément contre la présence de la police, qui ne fait rien d’autre que de
poursuivre l’œuvre de Sarkozy, de faire la guerre aux sans-papiers et chasser
les pauvres qui vendent des boîtes de conserve pour survivre. Le principal
problème du quartier, c’est la pauvreté
Le nouveau commissaire présente un bilan comptable de
l’action de la police. Des dizaines de commerces ont été verbalisés pour
occupation illicite du trottoir, manque d’hygiène ou vente illégale d’alcool.
300 PV pour épanchement d’urine. Sur mille commerces recensés, trois cents ont
été contrôlés. Une douzaine de fermetures administratives ont été prononcées.
Quand les prostituées sont contrôlées, elles sont verbalisées et interdites de
séjour dans le quartier. Si elles reviennent, elles risquent la prison. Des
réseaux de trafiquants de drogue et de contrefaçon ont été démantelés. Tous les
jours, une demi-compagnie de CRS, le samedi, une compagnie complète. Des
policiers dans les stations de métro. Une procédure simplifiée pour la saisie
des objets vendus.
Le groupe « Chateaubouge » est ravi. Enfin
cesse ce qu’ils ont toujours dénoncé : la drôle de guerre qui ne mène à
rien. La vraie guerre commence. Mais il faut mobiliser les habitants. Tous
doivent se battre contre les consommateurs d’alcool, les buveurs pisseurs, le
marché à la sauvette, le vol à l’arraché. Tous ensemble. La police ne peut pas
agir sans les habitants. Encore moins contre eux. Bombardons nos élus de
courriels et de pétitions. « Feu à volonté ». Feu sur le quartier général.
Envoyons des courriels, des lettres, téléphonons au commissariat, offrons de
collaborer avec la police. Qu’on permettre aux habitants et au conseil de
quartier de donner un avis sur les licences de boissons alcoolisées, les permis
d’ouverture tardive, l’installation de terrasse. Déposons des mains courantes,
des plaintes contre les buveurs pisseurs, contre les vendeurs à la sauvette,
les toxicos. Chateaubouge propose une collaboration active : surveiller
les scènes de buveurs pisseurs, filmer les scènes pour fournir des
« preuves filmées » des infractions des boutiques qui sont des lieux
de boisson, qui déposent leurs ordures dans la rue, de dealers qui vendent
ouvertement. Ces « caméras privées » sont plus efficaces que les
caméras de surveillance. « Nous sommes prêts et organisés ». la balle
est dans le camp de monsieur Clouzeau, l’ancien commissaire. On peut rire,
reprocher, condamner, combattre ces tentatives de constituer des patrouilles de
vigile citoyenne à la mode anglo-saxonne, par loin de l’auto défense. Mais ces
offres, ces énervements sont dans la logique du classement de la Goutte d'Or en
Zone de sécurité prioritaire. D’abord la sécurité. Il faut des résultats
visibles. Le reste peut attendre. D’abord la guerre à la prostitution, la
guerre aux incivilités, la guerre à la prostitution. On prépare un
questionnaire qui prendra mieux en compte les demandes des habitants. Le monde
à l’envers. On agit d’abord, on réfléchit ensuite. C’est la prime à l’urgence,
la prime au spectacle. Les patrouilles de soldats dans les gares ne servent à
rien dans la lutte contre le terrorisme. Elles rassurent. Les questionnaires
font partie d’une « enquête de victimisation ». le nom déjà.
Avez-vous peur ? Avez-vous été agressé ? Faisons nous peur les uns
les autres.
On a nettoyé Stalingrad de ces fumeurs de crack. Pour
Stalingrad, c’est bien. Les lieux de deal se sont dispersés dans les petites
rues autour, y compris à la Goutte d'Or. Les lieux de consommation se sont
multipliés. Si l’objectif était l’augmentation de la consommation de crack, il
a été atteint. On chasse les dealers de cannabis, on emprisonne les usagers. Si
l’objectif est de faire de la France le premier consommateur de cannabis, il
est atteint. Quel est l’objectif des activités policières à la Goutte
d'Or ?
Une orientation se dessine. Myriam el Khomri insiste sur
les actions non policières : actions de responsabilités des parents en cas
d’absences scolaires répétées. Les travaux d’intérêt général pour les jeunes
qui abîment les velibs. Mais à la différence des actions policières, ces
actions ne sont pas comptabilisées, ne sont pas vraiment écrites. On a
l’impression de souhaits auto-réalisateurs : il suffit d’en parler pour
que ça existe. Mais aucun chiffre, aucun exemple. Myriam « croit » à
ce dispositif. Au dispositif contre la traite des femmes. Chiffres, résultats,
bilan : rien. Seule l’activité policière a droit à la parole. A
l’évaluation, au bilan. Les autres services ne sont pas là, éducation, santé,
culture, politique de la ville, sont muets ou absents. Pourtant Dominique Lamy
montre les changements du quartier, les rénovations, l’éradication du saturnisme,
les bâtiments culturels… Le quartier a changé. Les taudis éradiqués, des
logements sociaux, des établissements culturels, d’autres en projet. Des
solutions durables, pour assurer la mixité sociale. Des mesures qui ne sont pas
pour le bobos, comme on dit parfois, mais des mesures d’abord pour les plus
démunis, parce qu’ils sont l’affirmation visible, mesurable, qu’ils ne seront pas
abandonnés dans un quartier galère, dans un quartier ghetto, dans un quartier à
l’abandon. Et puis maintenant ce
progressif envahissement par des commerces illégaux, des ventes d’alcool, des
trottoirs réservés au racolage. Un sentiment de régression. De ce point de vue,
les efforts pour retrouver un quartier comme les autres sont bienvenus. Mais des
habitants posent la question de l’après Zone de sécurité prioritaire :
combien de temps va-t-elle durer ? Que se passera-t-il ensuite ?
Mais n’oublions pas que les difficultés de la Goutte d'Or
sont d’abord des difficultés internes : marché ethnique pour l’ensemble de
la région parisienne, scènes de la drogue, prostitution ethnique, bibliothèque
fermée trop longtemps, engorgement du métro château rouge, concentration de
chômage, de difficultés dues à l’exil et à ses contraintes, ghettoïsation
préoccupantes des écoles. Que ces difficultés n’entrent pas dans le concept de
sécurité prioritaire. Et que pour apaiser les inquiétudes que ce mot provoque,
il faut rendre visible, il faut faire connaître et partager, tout l’aspect
invisible du classement en zone spéciale. Les forces de police sont là très
bien. Nous voudrions connaître des dates pour la bibliothèque Goutte d'Or, pour
le métro château rouge, pour la brasserie Barbès. Engager une réflexion sur les
salles de consommation. Les actions d’insertion des jeunes, de reclassement des
prostituées, Sans cette réflexion collective, sans cette pédagogie, nous
nourrirons le fonds de commerce de ceux pour qui la politique se réduit à la
construction de murailles de plus en plus hautes.
On me dit, c’est un ensemble. Je ne vois que les
uniformes. Qui parle dans les réunions ? : le préfet, le procureur, les
magistrats, le commissaire de police. Faites le test : parlez aux
policiers qui se promènent dans les rues. Bonjour. Bonjour. Qu-est-ce que vous
faites ? Vous sentez-vous utiles ? Les réponses vont de non, à je
n’ai pas le droit de vous répondre. Pas terrible.
Si le travail d’ensemble est ignoré, s’il ne nous est pas
clairement présenté, la recherche de sécurité ne sera plus complémentaire, mais
contradictoire avec la recherche patiente de solutions durables.
Je retrouve avec une certaine appréhension, sur le site
dixhuitinfo.com, le compte-rendu d’une visite du ministre de l’intérieur Claude
Guéant dans la Goutte d'Or, le 25 mars 2011. Depuis une dizaine de jours, une
section de CRS patrouille tous les jours dans le cadre d’un « projet de
sécurité renforcé ». Les policiers ont dit au ministre que les vendeurs à
la sauvette avaient disparu grâce à ce dispositif.
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