samedi 22 décembre 2012

ZSP


            La mort, les catastrophes naturelles, les tueries en masse, les guerres, le terrorisme, les épidémies, simplifient la vie. Il faut répondre à l’urgence. Ça arrive tous les jours sur le petit écran, dans la vie quotidienne, ça arrive rarement. Les événements qui simplifient la vie sont si rares que vivre au jour le jour devient très compliqué.

            Comme la pente naturelle est de rechercher le simple plutôt que le complexe, nous traquons avec avidité les éléments de notre environnement qui prennent un caractère d’urgence car ils nous permettent de dormir tranquillement sur les deux oreilles. Individuellement, la maladie, la drogue, la passion, imposent leur itinéraire lancinant. Collectivement, les révolutions, les guerres réelles ou symboliques sont des aimants qui ordonnent la limaille.

            Nous vivions dans la Goutte d'Or une situation d’une extrême complexité. Un quartier commerçant qui attire les foules du Bassin parisien vers un mouchoir de poche. Des habitants descendants d’immigration relogés sur place dont les enfants devenus français de souche scrutent l’avenir. Des habitants intégrés, salariés, diplômés  ont acheté en plein Paris un logement à un prix raisonnable. Des immigrants qui trouvent ici des réseaux d’accueil et de solidarité, des réseaux de vente de produits contrefaits ou volés, des réseaux de prostitution, des moyens primitifs de survie. Des usagers de drogues qui consomment dans la rue, dans les halls d’immeuble, qui sont accueillis et parfois soignés dans des établissements spécialisés. Des mosquées, des églises, des synagogues, des boucheries hallal, des restaurants kasher, des boutiques de téléphone et de coiffure, des vendeurs à la sauvette qui occupent l’espace déjà réduit, une station de métro au bord de l’asphyxie, des prophètes religieux et politiques qui annoncent des révolutions futures ou des bonheurs éternels. Des bibliothèques,  des centres culturels, des boutiques de mode et des friperies, des restaurants de tous les continents. Des crèches, des écoles, des collèges, des rues impossibles et des jardins protégés du bruit et de la fureur. Rêveur celui qui veut simplifier ces tourmentes, insensé celui qui ne cherche pas à les réduire.
            Le classement du quartier en Zone de sécurité prioritaire agit comme un Grand Simplificateur. La guerre est déclarée. Le territoire doit être reconquis. La police est en ordre de marche et les habitants doivent se mobiliser. Si Daniel Vaillant a demandé à Manuel Valls le classement en Zone de sécurité prioritaire, c’est que, dit-il, les habitants n’en peuvent plus, ils n’en peuvent plus des agressions, des vols à la tire, du bruit en bas de chez eux, des bagarres entre prostituées, de l’occupation de l’espace par la vente à la sauvette, les agressions. La sécurité, dit Daniel Vaillant, est la première des libertés. Qui peut lui donner tort ?
            Les habitants sont mobilisés. Le préau de l’école Pierre Budin est plein, il faut rajouter des chaises. Le public se compose de personnes de toutes les générations, de toutes origines, des élus de tous bords, Roxane Decorte pour l’UMP, Alain Brossat pour le PC, qui ne prendront pas la parole. Des militants associatifs, politiques, du Front de gauche. A la tribune, le nouveau commissaire de police, Nelson Noir ( ?), Dominique Lamy et Myriam el Khomri, élus socialistes. Dominique Lamy, dans ses conclusions, remarquera que depuis longtemps, les discussions n’avaient été aussi calmes sur le sujet de la sécurité. C’est peut-être l’un des effets du classement de la Goutte d'Or. On ne s’écharpe plus dans les réunions entre les peurs des uns, les colères des autres, les plaintes rejetées et les attentes toujours urgentes et légitimes.

Nous RAPGO, Stéphane, Virginie, Gilles, Maurice et Philippe, nous participons activement à la discussion et au théâtre. Quand les interventions fusent, nous connaissons les images. Les mots que disent les présents ne sont pas un décor construit pour un soir. Nous avons traversé la scène pour venir ici et nous la retrouverons à la sortie. Nous avons vu les forces de police présentes à Château Rouge, rue Myrha, un peu partout. Et le marché Dejean à moitié libéré –vers le métro- et l’autre moitié, vers la rue des Poissonniers, entièrement occupé par des camions et des vendeurs à la sauvette dont le regard se tourne vers la partie libre du marché comme s’ils étaient certains que les agents viendront de là-bas, alors qu’une camionnette de police stationne à l’angle Poissonniers Myrha. Nous poursuivons vers la rue Budin et nous longeons l’attroupement compact d’un marché biffin, les marchandises étalées sur le trottoir, devant le collège Clémenceau, le bruit monte, le trottoir est inaccessible. Au retour, des prostituées africaines racolent sans bruit au carrefour Doudeauville-Poissonniers et rue de Suez, nous passons devant un restaurant qui a été fermé. Injustement d’après la patronne, qui est là dans la salle, et s’explique longuement. Devant mon établissement, les Congolais ou les Maliens, je ne sais plus bien, boivent, parlent fort et stationnent jusqu’à trois heures du matin ou plus tard. Je leur dis, je leur demande, je les supplie de circuler. Ils ne bougent pas. Je leur dis que je vais appeler la police. Ils s’en fichent. Et finalement, la police ferme mon établissement et eux ils sont toujours là. Effectivement, à dix heures du soir, ils sont là, ils boivent devant le restaurant fermé, ils boivent à l’américaine, la bouteille cachée dans un sac en papier, ils parlent ou plutôt ils hurlent. Quand ils sont de bonne humeur, ils crient. Quand ils sont de mauvaise humeur, ils se bagarrent. Et il est évident que si vous habitez dans l’immeuble au-dessus, il ne vous reste qu’une solution, c’est de déménager. La police a fermé le restaurant, se plaint la patronne et eux ils sont toujours là.  Une dame se lève et d’une voix douce et ferme dit la même chose : vous me connaissez, elle dit son nom, je téléphone tous les soirs, toutes les nuits, entre onze heures et quatre heures du matin, je ne peux pas dormir, vous ne venez jamais, qu’est-ce que je peux faire ? Une autre dame habite bd de la Chapelle, elle décrit un immeuble squatté par une bande de jeunes dealers, c’est l’enfer, chaque fois qu’elle passe on la traite de putain, ils se bagarrent entre eux. De la salle, les questions fusent. Devant le collège Clémenceau, les vendeurs sont tranquilles. Devant la mosquée aussi. La prostitution continue. Ça se dégrade. Les services publics sont crades, le métro est crade, la charcuterie de la rue Dejean a fermé ; Un restaurateur : je ne peux plus travailler. Toujours le square Léon, les immeubles abîmés, les portes cassées. J’aime bien l’hiver, j’aime la pluie, dit une habitante, quand il fait beau, les groupes se rassemblent, boivent, crient, ça devient impossible de dormir. Et la saleté de la rue des Poissonniers, quand même...

Des plaintes de ce type, il y en a beaucoup. Elles proviennent de gens raisonnables, pas énervés mais qui n’en peuvent plus. Qui subissent  de plein fouet des dérèglements insupportables. D’autres interventions parlent de disfonctionnements, des bandes du square Léon, de la prostitution ou de la vente à la sauvette, mais en parlent comme des scènes déplaisantes, mais qui ne mettent en jeu leur vie quotidienne, qui ne l’a pas transformé en enfer. Pour ces cas d’extrême urgence, le classement en ZSP ne résout rien. La seule solution est-elle la fuite ? Impossible pour une bonne partie des concernés. Ils pètent les plombs, jettent de l’eau par la fenêtre, appellent la police impuissante. Certains ont essayé d’aller discuter, en vain. Plus généralement : les questions et les interventions portent sur l’efficacité de la police, on cite les stationnements de voitures de police à côté des vendeurs à la sauvette. On demande une police de proximité, des gens qui connaissent les commerçants par leur nom, qui connaissent les habitants.

D’autres cris véhéments qui n’ont rien à voir avec la Zone de sécurité prioritaire. Le métro, dangereux. L'arrestation de distributeur de tracts fait aussi problème, et sur ce point, aucune réponse du commissaire. Un militant qui parle Front de gauche est véhément contre la présence de la police, qui ne fait rien d’autre que de poursuivre l’œuvre de Sarkozy, de faire la guerre aux sans-papiers et chasser les pauvres qui vendent des boîtes de conserve pour survivre. Le principal problème du quartier, c’est la pauvreté

            Le nouveau commissaire présente un bilan comptable de l’action de la police. Des dizaines de commerces ont été verbalisés pour occupation illicite du trottoir, manque d’hygiène ou vente illégale d’alcool. 300 PV pour épanchement d’urine. Sur mille commerces recensés, trois cents ont été contrôlés. Une douzaine de fermetures administratives ont été prononcées. Quand les prostituées sont contrôlées, elles sont verbalisées et interdites de séjour dans le quartier. Si elles reviennent, elles risquent la prison. Des réseaux de trafiquants de drogue et de contrefaçon ont été démantelés. Tous les jours, une demi-compagnie de CRS, le samedi, une compagnie complète. Des policiers dans les stations de métro. Une procédure simplifiée pour la saisie des objets vendus.

            Le groupe « Chateaubouge » est ravi. Enfin cesse ce qu’ils ont toujours dénoncé : la drôle de guerre qui ne mène à rien. La vraie guerre commence. Mais il faut mobiliser les habitants. Tous doivent se battre contre les consommateurs d’alcool, les buveurs pisseurs, le marché à la sauvette, le vol à l’arraché. Tous ensemble. La police ne peut pas agir sans les habitants. Encore moins contre eux. Bombardons nos élus de courriels et de pétitions. « Feu à volonté ». Feu sur le quartier général. Envoyons des courriels, des lettres, téléphonons au commissariat, offrons de collaborer avec la police. Qu’on permettre aux habitants et au conseil de quartier de donner un avis sur les licences de boissons alcoolisées, les permis d’ouverture tardive, l’installation de terrasse. Déposons des mains courantes, des plaintes contre les buveurs pisseurs, contre les vendeurs à la sauvette, les toxicos. Chateaubouge propose une collaboration active : surveiller les scènes de buveurs pisseurs, filmer les scènes pour fournir des « preuves filmées » des infractions des boutiques qui sont des lieux de boisson, qui déposent leurs ordures dans la rue, de dealers qui vendent ouvertement. Ces « caméras privées » sont plus efficaces que les caméras de surveillance. « Nous sommes prêts et organisés ». la balle est dans le camp de monsieur Clouzeau, l’ancien commissaire. On peut rire, reprocher, condamner, combattre ces tentatives de constituer des patrouilles de vigile citoyenne à la mode anglo-saxonne, par loin de l’auto défense. Mais ces offres, ces énervements sont dans la logique du classement de la Goutte d'Or en Zone de sécurité prioritaire. D’abord la sécurité. Il faut des résultats visibles. Le reste peut attendre. D’abord la guerre à la prostitution, la guerre aux incivilités, la guerre à la prostitution. On prépare un questionnaire qui prendra mieux en compte les demandes des habitants. Le monde à l’envers. On agit d’abord, on réfléchit ensuite. C’est la prime à l’urgence, la prime au spectacle. Les patrouilles de soldats dans les gares ne servent à rien dans la lutte contre le terrorisme. Elles rassurent. Les questionnaires font partie d’une « enquête de victimisation ». le nom déjà. Avez-vous peur ? Avez-vous été agressé ? Faisons nous peur les uns les autres.

            On a nettoyé Stalingrad de ces fumeurs de crack. Pour Stalingrad, c’est bien. Les lieux de deal se sont dispersés dans les petites rues autour, y compris à la Goutte d'Or. Les lieux de consommation se sont multipliés. Si l’objectif était l’augmentation de la consommation de crack, il a été atteint. On chasse les dealers de cannabis, on emprisonne les usagers. Si l’objectif est de faire de la France le premier consommateur de cannabis, il est atteint. Quel est l’objectif des activités policières à la Goutte d'Or ?

            Une orientation se dessine. Myriam el Khomri insiste sur les actions non policières : actions de responsabilités des parents en cas d’absences scolaires répétées. Les travaux d’intérêt général pour les jeunes qui abîment les velibs. Mais à la différence des actions policières, ces actions ne sont pas comptabilisées, ne sont pas vraiment écrites. On a l’impression de souhaits auto-réalisateurs : il suffit d’en parler pour que ça existe. Mais aucun chiffre, aucun exemple. Myriam « croit » à ce dispositif. Au dispositif contre la traite des femmes. Chiffres, résultats, bilan : rien. Seule l’activité policière a droit à la parole. A l’évaluation, au bilan. Les autres services ne sont pas là, éducation, santé, culture, politique de la ville, sont muets ou absents. Pourtant Dominique Lamy montre les changements du quartier, les rénovations, l’éradication du saturnisme, les bâtiments culturels… Le quartier a changé. Les taudis éradiqués, des logements sociaux, des établissements culturels, d’autres en projet. Des solutions durables, pour assurer la mixité sociale. Des mesures qui ne sont pas pour le bobos, comme on dit parfois, mais des mesures d’abord pour les plus démunis, parce qu’ils sont l’affirmation visible, mesurable, qu’ils ne seront pas abandonnés dans un quartier galère, dans un quartier ghetto, dans un quartier à l’abandon.    Et puis maintenant ce progressif envahissement par des commerces illégaux, des ventes d’alcool, des trottoirs réservés au racolage. Un sentiment de régression. De ce point de vue, les efforts pour retrouver un quartier comme les autres sont bienvenus. Mais des habitants posent la question de l’après Zone de sécurité prioritaire : combien de temps va-t-elle durer ? Que se passera-t-il ensuite ?

            Mais n’oublions pas que les difficultés de la Goutte d'Or sont d’abord des difficultés internes : marché ethnique pour l’ensemble de la région parisienne, scènes de la drogue, prostitution ethnique, bibliothèque fermée trop longtemps, engorgement du métro château rouge, concentration de chômage, de difficultés dues à l’exil et à ses contraintes, ghettoïsation préoccupantes des écoles. Que ces difficultés n’entrent pas dans le concept de sécurité prioritaire. Et que pour apaiser les inquiétudes que ce mot provoque, il faut rendre visible, il faut faire connaître et partager, tout l’aspect invisible du classement en zone spéciale. Les forces de police sont là très bien. Nous voudrions connaître des dates pour la bibliothèque Goutte d'Or, pour le métro château rouge, pour la brasserie Barbès. Engager une réflexion sur les salles de consommation. Les actions d’insertion des jeunes, de reclassement des prostituées, Sans cette réflexion collective, sans cette pédagogie, nous nourrirons le fonds de commerce de ceux pour qui la politique se réduit à la construction de murailles de plus en plus hautes.

            On me dit, c’est un ensemble. Je ne vois que les uniformes. Qui parle dans les réunions ? : le préfet, le procureur, les magistrats, le commissaire de police. Faites le test : parlez aux policiers qui se promènent dans les rues. Bonjour. Bonjour. Qu-est-ce que vous faites ? Vous sentez-vous utiles ? Les réponses vont de non, à je n’ai pas le droit de vous répondre. Pas terrible.

            Si le travail d’ensemble est ignoré, s’il ne nous est pas clairement présenté, la recherche de sécurité ne sera plus complémentaire, mais contradictoire avec la recherche patiente de solutions durables.

            Je retrouve avec une certaine appréhension, sur le site dixhuitinfo.com, le compte-rendu d’une visite du ministre de l’intérieur Claude Guéant dans la Goutte d'Or, le 25 mars 2011. Depuis une dizaine de jours, une section de CRS patrouille tous les jours dans le cadre d’un « projet de sécurité renforcé ». Les policiers ont dit au ministre que les vendeurs à la sauvette avaient disparu grâce à ce dispositif.


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