Madrid
2012-2013
À quoi bon
voyager ? Plus on voyage, plus on se pose la question, forcément. Déplacer
la vie quotidienne dans l’espace d’une valise à roulettes où doivent tenir le
linge de corps, sous-vêtements et survêtements, le linge de cœur, produits
d’hygiène buccale, pastilles, linge de l’âme, téléphone portable, livre
imprimé, un appareil photo. Dans le train qui nous attend à Irun, nous posons
nos articles vitaux et le siège se replie. Les voyageurs nous regardent comme
si nous n’avions pas le droit d’être ici, Pour autant que je sache, autant
qu’eux.
Arrivée à
Madrid, à la gare Chamartin, excentrée, alors que la gare Atocha est tout près
du Musée du Prado, mais on ne choisit pas. Le chauffeur nous regarde avec
respect quand nous lui indiquons l’adresse, mais s’il voyait la taille de notre
chambre, il nous aurait regardés autrement. La caisse commune paie la course,
nous nous regardons en souriant, personne d’autre ne paie que la caisse
commune, c’est une invention personnelle, aussi ravageuse financièrement que
l’exil fiscal complètement légal. Personne ne paie, c’est la caisse, et plus
vous mettez d’argent dans la caisse commune, plus vous échappez aux nécessités
fiscales.
Du point de
vue politico-sociologique, il n’y a pas grand-chose à dire car la lecture
assidue, avant le voyage, des tarifs du Prado, du Musée Thyssen et de la Reine Sofia , ainsi que des
statistiques du chômage qui nous informent qu’un Espagnol sur quatre n’a pas
d’emploi. Ou plutôt est inscrit dans un bureau de chômage, ce qui ne vaut pas
dire qu’il ou elle ne travaille pas, mais qu’il ou elle travaille, si il ou
elle travaille, je dis il ou elle parce que le chômage frappe plus les hommes
que les femmes, les emplois dits masculins sont plus touchés par la
crise : industrie, bâtiments, alors que les emplois traditionnellement
féminins, emplois de soins et de service, sont moins touchés par le chômage.
Heureusement qu’il y a ce travail au noir, sinon, si un quart de la population
adulte se trouverait sans emploi du tout, ça se verrait dans les rues, six
millions de personnes agglutinés devant les offres d’emploi, on ne pourrait
plus se déplacer. Or, honnêtement, à passer ainsi trois ou quatre jours dans la
capitale, Madrid, on ne remarque pas plus la misère qu’à Paris, ou il n’y a que
dix pour cent de chômeurs, presque trois fois moins, et que la mendicité est plus
spectaculaire qu’à Madrid. Je ne dis pas qu’à Madrid, il n’y a pas de
mendicité, je dis qu’elle est moins spectaculaire. Nous avons pris le métro six
fois à nous deux, c'est à dire chacun trois fois, ça fait bien six fois, non,
nous n’avons croisé aucun mendiant dans le métro, ni aucun chanteur ou musicien de la Manche. Nous avons croisé dans
les rues beaucoup de violonistes, d’accordéonistes, de comédiens grimés qui
imitent des nouveau-nés, des chiens, des chevaliers, des pères Noël, des anges,
tendent les bras, se font photographier avec des tout-petits. Autre indication
de la misère : les taxis. Il y a un grand nombre de taxis. Il y a plus de
taxis à Chamartin que de voyageurs qui débarquent en provenance d’Irun ou de
San Sebastien ou de Tolosa, ici à la gare de Chamartin, ce sont les taxis qui
font la queue et pas les voyageurs, du point de vue des voyageurs, c’est une
bonne chose, c’est sans doute moins bien pour les taxis, celui qui nous a pris
a sifflé d’admiration quand nous lui avons donné l’adresse, mais nous n’allions
pas lui expliquer que c’était un package, trois nuits pour une misère, associé
au voyage Renfe et à l’entrée de quelques spectacle Flamenco. Je me rappelle
Liverpool en crise, on levait la main pour se gratter la tête, à cause des
pellicules, et quatre ou cinq taxis s’arrêtaient comme des agneaux autour de
leur mère. Il est donc malaisé de se rendre compte de la crise, une personne
sur quatre qui cherche du travail, c’est aussi abstrait que de dire une
personne qui naît aujourd’hui est chinoise, ça ne vaut pas dire qu’un bébé sur
quatre a les yeux bridés dans les
maternités parisiennes.
Pour le
reste, c’est pareil à pleurer. Les vendeurs à la sauvette ont des toiles en
forme de filets de pêche, quatre œillets et des cordages, il suffit de tirer
vers le haut pour que la toile tendue sur le trottoir devienne un baluchon, je
n’ai pas vu ça du côté de Barbès ça me semble beaucoup plus artisanal, ils
tirent à la main les quatre angles de leur toile et font un nœud, alors que le
principe d’un filet de pêche, c’est beaucoup plus pratique. Il pourrait y avoir
entre Barbès et Château-Rouge des vendeurs à la sauvette de baluchons
automatiques en forme de filets de pêche, ça ferait un malheur. Quand des
voitures de police apparaissent, les vendeurs à la sauvette tirent brusquement
sur le cordon central rattaché aux quatre œilletons des quatre angles de la
toile et en un seul mouvement, se retrouvent avec un baluchon légal
négligemment replié sur l’épaule comme une veste un jour de soleil. C’est
vraiment pareil à pleurer cette course éternelle, cette fuite devant les
patrouilles de police qui de temps en temps saisissent la plume d’un masque de
Noël ou une perruque d’un roux flamboyant. Ils se mettent à courir Plaza Mayor,
Puerta del Sol ou Gran Via. Plaza Mayor, sous les arcades comme celles de la
place des Vosges, les sans abris préparent leurs cartons pour passer le
réveillon du jour de l’an. La différence ici est que les gens qui font la
manche ou qui vendent à la sauvette sont moins étrangers qu’à Paris. Ici, ils
sont foncés de souche. Je n’ai pas vu à Madrid le marché de la misère, les
biffins, les marchands de cigarettes, les dealers. En revanche, oui, des
Africains vendent des contrefaçons Vuitton Gucci, Dior, autant qu’à Paris,
ainsi que des jouets d’enfants qui s’envolent dans les airs en sifflant et en
clignotant.
Deuxième
différence, la vente est mieux organisée à Madrid qu’à Paris. À Paris, c’est
l’offre qui crée la demande alors qu’à Madrid, dans les rues piétonnes du
centre, c’est la demande qui crée l’offre, à une stupéfiante rapidité. Les lois du marché s’adaptent aux calendriers,
aux heures de la journée, aux modifications météorologiques. Plus on s’approche
du réveillon, plus se vendent les perruques colorées brillantes, les chapeaux
en guirlandes lumineuses, les lunettes clignotantes. On s’approche de minuit,
on va manger la douzaine de raisins sur la Puerta del Sol, les marchands vous proposent sous
cellophane des grains de raisins par grappes de douze. Il se met à pleuvoir,
les vendeurs vous offrent des parapluies à trois euros. On imagine d’immenses
ateliers clandestins qui basculent leur fabrication à flux tendu, la
température baisse, voici des gants, il neige, voici des skis, le sida menace,
voici des préservatifs.
Madrid est une très belle ville avec
des grands parcs dont le Retiro, très animé tous les jours par des animateurs,
des guignols, (titeres), des fabricants de bulles de savon géantes. Nous
visitons la ville et nous admirons les façades à partir d’un fauteuil de bus touristique,
entre un parvenu russe et une jeune serbo-croate qui photographient à tour de
bras et en se penchant pour éviter leur appareil, on voit bien comment c’est
très beau.
Trois musées principaux, le Prado,
bien sûr, le musée de la Reine Sophia ,
le musée Thyssen. Le musée provoque du plaisir de la redécouverte plus que de
la découverte, il faut bien le dire avec une certaine honte. On apprécie
surtout de voir directement des œuvres très connues, les ménines de Velasquez,
l’homme au mouton de Picasso, les nus de Goya, les chairs de Rubens, les canaux
de Canaletto, j’ai déjà tout vu sur écran plat, au cinéma ou dans un autre
musée, Guernica, par exemple, je l’ai vu à New York au MOMA avant que le
tableau ne retourne en Espagne avec la démocratie.
Le musée Thyssen est d’une inouïe
richesse et mon plaisir est gâché par deux inconvénients. D’une part, ma
sciatique est douloureuse quand je piétine et marche lentement devant des chefs
d’œuvre, d’autre part, je me demande en regardant ces Cézanne, Courbet, Kandinsky,
lesquels proviennent des ventes de l’Hôtel Drouot après saisie des biens juifs,
et franchement, il y a prescription et c’est de mauvais goût,, mais autant je
ne demande pas qu’on distribue des dafalgan en même temps que le plan du musée,
je ne serais pas contre l’idée que sur les tableaux volés aux Juifs pendant la
guerre, il y ait une petit mot d’information qui dirait simplement
« tableau volé aux Juifs pendant la Seconde Guerre
mondiale » et racheté par la famille Thyssen qui n’a pas volé tous le
tableaux de cette collection, parce que beaucoup de ces tableaux ont été achetés
grâce aux bénéfices des tanks vendus à l’armée allemande pendant la guerre.
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