Courrier
Notre groupe a reçu un échantillon de lettres des
habitants de la Goutte
d'Or, soigneusement anonymisées. Le vendredi 18 janvier 2013, nous discutons de
ce courrier. Certains réagissent de manière vive, comme si tous ceux qui se
plaignent étaient des ennemis de l’Eldorado. Des prostituées ? Où
ça ? comment les reconnaît-on ? Elles ont un grand P cousu sur leur
poitrine ? Des jeunes inquiétants ? Il suffit de leur dire bonjour,
ils vous embrassent. Regard violent sur ceux qui considèrent qu’ils ont le
droit de critiquer parce qu’ils ont investi. Parce qu’ils ont acheté, parce
qu’ils ont loué. Parfois cher. Regard
affectif sur le courrier, regard qui mène à l’impasse familière : il y a
plusieurs quartiers dans la
Goutte d'Or et seuls ceux qui adhèrent à l’une des visions
sont légitimes. Les autres sont des étrangers. Pas légitimes. Ils voient des
prostituées partout et tous les jeunes les inquiètent. Les critères qui
divisent peuvent changer et les frontières sont mouvantes. La présence de la
police est l’un de ces critères. Pour les uns, elle est nécessaire, jamais
suffisante, toujours en retard, pour les autres, elle est arme de guerre contre
les pauvres, les sans-papiers, les malheureux qui tentent de survivre en
vendant des babioles sur le trottoir. Ces réactions ne mènent nulle part, elles
bloquent la réflexion. Certains se sentent bien dans ce quartier et en louent
les qualités. Leurs réactions doivent être admises, comme les réactions de ceux
que beaucoup d’aspects de la
Goutte d'Or indisposent gravement.
L’une de ces visions s’appuie sur l’idée que la mixité
sociale est en fait la guerre aux pauvres. (citation d’une affiche collée sur
les murs du quartier). Le quartier cosmopolite et multiculturel, refuge des
pauvres et lieu de solidarité, est menacé par les opérations de rénovation qui
servent des intérêts privés et sous couvert d’un objectif d’intérêt
général : la mixité sociale, mène la guerre aux plus pauvres, aux
marginaux, aux immigrés, pour laisser place nette à une population parisienne
aisée, diplômé, salariée.
Cet objectif a comme moyen privilégié la sécurité.
Assurer la sécurité du quartier, c’est d’abord la tranquillité de ceux qui ont
les moyens de l’habiter, de s’y investir. Certains habitants le disent
clairement dans leur courrier. Un propriétaire écrit : j’ai payé mon
logement six mille euros le mètre carré et à ce prix, il me faut un quartier
propre, tranquille, bien entretenu. Les habitants dont les appartements
donnaient sur le Bois de Boulogne ne disaient rien d’autre sur la prostitution.
On peut s’indigner de cet égoïsme qui voudrait qu’une population intégrée
socialement et culturellement achète à prix raisonnable un logement dans un
quartier difficile en faisant le pari qu’à force, ce quartier difficile
deviendrait une nouveau Marais. Il faudrait aussi nuancer : d’une part,
les efforts pour « gentrifier » la Goutte d'Or ne cessent pas depuis une trentaine
d’années, avec des résultats mitigés. Les gens s’installent puis comme ils
constatent que le quartier prend du temps à se stabiliser, à se tranquilliser,
ils déménagent. Surtout quand il y a des enfants et qu’ils grandissent. Les
écoles et les échecs à les déghettoïser jouent un rôle majeur dans défaite relative
de la gentrification.
Une autre vision, non moins politique que la première, considère que les
efforts des nouveaux arrivants pour maintenir le quartier à flot, avec l’aide
des pouvoirs publics, ne servent pas seulement des intérêts égoïstes, mais permettent
le maintien et le développement d’institutions publiques (éducation, culture,
santé, aide sociale) qui profitent aux plus démunis. Ils permettent aussi à une
petite (et moins petite)bourgeoisie commerçante de poursuivre ses activités, à
s’intégrer davantage et de moins déserter le quartier dès que possible, car
quand même, la Goutte
d'Or c’est le quartier de leur galère. Du coup, le quartier qui ne sombre pas
continue de jouer à attirer les nouveaux arrivants à la recherche de réseaux,
de ressources, de solidarité.
Concrètement : le comité de suivi de la Zone de sécurité prioritaire
est composé pour partie d’habitants et de commerçants en colère, qui sont
invités à collaborer, à indiquer les zones chaudes (prostitution et buveurs
pisseurs, commerce illicite et ses nuisances) et à créer ainsi un climat
général qui va renverser la vapeur. Au lieu de sentir en insécurité, ce sont
les marginaux, les sans papiers, les commerçants à la sauvette qui vont se
sentir menacés, poursuivis. Les voyous ne feront plus la loi, ils la subiront. Pour
« calmer cette colère », pourquoi ne pas faire participer les
habitants les plus énervés, les plus militants, (associations droit au calme,
chateaubouge). Ces habitants les plus militants ne sont pas toujours d’accord
entre eux, car les intérêts divergents. Action Barbès est une association qui
sort de la Goutte
d'Or et donc n’accepte pas volontiers que le balai policier repousse la
poussière sous les tapis du bd Magenta. Mais dans l’ensemble, les lettres se
tiennent. Pas de stigmatisation ouvertement ethnique ou raciale. Les jeunes
voyous, les bande de racailles, les buveurs pisseurs, pour qui traîne un peu
dans les rues du quartier, ont généralement une origine visible, mais ils se
sont pas stigmatisés, ni dans les réunions ni dans le courrier, pour leur
appartenance ethnique.
Avant
de s’irriter du classement de la
Goutte d'Or en ZSP, se poser la question de l’effet à moyen
terme. Si les colères les plus extrêmes se calment avec ce classement, peut-être,
soyons optimiste, ce calme permettra de politiser les interrogations sur le
quartier. Actuellement, cette politisation peut conduire à droite, à l’extrême
droite ou l’extrême gauche, investisseurs contre prophètes.
Le suffrage universel n’a pas supprimé le suffrage
censitaire. Ceux qui votent, ceux qui décident, sont toujours propriétaires de quelque
chose. Soit de biens matériels, logement, commerce, soit de leur environnement,
du territoire, de leur avenir ou de ceux de leurs proches. Ceux qui ne sont
propriétaires de rien ne votent pas. Faire de la politique consisterait pour un
parti de gauche à rendre propriétaire de quelque chose ceux qui n’ont
actuellement rien, ni papier, ni travail, ni logement, ni avenir. Il ne faut
pas stigmatiser l’engagement de ceux qui sont propriétaires, il faut rendre
possible l’engagement des autres.
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