mercredi 1 août 2018

urgence de la compassion


Urgence de la compassion




 Les drames, les catastrophes, les massacres, les souffrances collectives, les épidémies, les glissements de terrain, les victimes d’attentats qui dépassent les deux chiffres, exigent de chacun d’entre nous des réponses, ou encore, si elles sont impossibles ou tardives, au moins des paroles de compassion, des soupirs entendus, des postures, des discours pour ceux qui disposent de pouvoir politique, des signatures de chèque. Personne ne passe devant un lieu de visibilité des malheurs humains en révélant tout haut son indifférence. Un candidat à une fonction politique qui trinquerait au champagne devant un monument aux morts n’aurait aucune chance d’être élu. Il est arrivé qu’une personne utilise la flamme du souvenir de l’Arc de Triomphe pour frire des œufs, mais cette personne a signé par son geste une renonciation à toute carrière politique. La compassion est aussi contraignante que l’interdiction de fumer à l’intérieur d’un caisson à oxygène où se joue la vie d’un prématuré comateux.

                   L’urgence de la compassion est récente. Il faut pleurer et déplorer dans l’instant. Nos ancêtres avaient le temps de la réflexion. Ils ne disposaient pas des instruments de communication, de transports d’images et de sons qui nous entourent et nous submergent. Les catastrophes leur arrivaient au pas, la peste se déplaçait à l’allure d’un chemineau, les massacres se propageaient à la vitesse des chevaux. Les nouvelles circulaient lentement et pour peu que les conteurs manquent de talent, les histoires qu’ils racontaient laissaient les auditeurs de marbre. D’autre part, les principes moraux étaient différents. On ne pouvait pas comparer. Dans un village où l’on mourait de faim, les villageois étaient convaincus que tout le monde mourait de faim. On ne voyait pas dans les chaumières des images de plantureux banquets pendant que les paysans rongeaient des racines. Les chances pour les meurt-la-faim irlandais ou ukrainiens de se trouver face à un tableau d’agapes peint par Breughel étaient minces. La mort était la fin de la vie, les femmes allaient travailler aux champs avec leur nouveau-né sur le dos et s’il mourait au bout de quelques heures, elle déposait le cadavre devant la porte pour qu’une charrette le ramasse. Imaginez qu’il nous reste de cette société cruelle des documents audio-visuels. Ils seraient insupportables.

Nous sommes donc dispensés des horreurs de l’histoire. Mais l’éloignement de la barbarie rend les catastrophes et les atrocités contemporaines beaucoup moins supportables. Elles dépassent les capacités de consommation et de digestion. C’est pourquoi il y a concurrence et compétition. Le régime de production et de distribution des calamités est celui du grand commerce. Il faut constamment des produits nouveaux, soit par leur ampleur, soit par leur singularité. Il faut les faire connaître par une publicité incessante. Le produit qui l’emporte est celui qui fera couler le plus de larmes ou provoquera le plus d’indignations.

                   Ces choses-là sont connues et en quoi puis-je vous être utile ? En vous aidant à vous situer dans ce maquis de fléaux, à réagir au bon moment, à vous comporter en bons citoyens, ceux qui pleurent quand il faut, qui déplorent quand il faut, qui ne se trompent pas, qui ne plaignent pas les bourreaux alors qu’il faut soigner les victimes. Le  nombre de manuels de savoir-vivre qui vous indique comment vous comporter dans un dîner de famille, à un mariage, un enterrement, un deuil, un divorce, un anniversaire, est considérable, mais rares sont les auteurs qui se sont penchés sur les règles de savoir-vivre devant la catastrophe de Tchernobyl, l’attentat contre le World Trade Centre ou le Tsunami de l’Océan Indien.

                   Comment choisir, comment hiérarchiser ? Je ne m’adresse pas ici aux acteurs et aux professionnels de l’information. Ils savent très bien que la mort accidentelle d’une princesse royale dans un tunnel parisien, alors qu’elle fuyait les photographes de presse qui voulaient la surprendre avec son amant, lui-même fils d’une famille richissime, peut provoquer, si elle est activement et intelligemment mise en scène, une émotion mondiale dont la mesure est le nombre de coups de téléphone qui réveillent les interlocuteurs pour être les premiers à leur apprendre la nouvelle. Si le grand-oncle plongé dans le coma depuis plusieurs mois vient à trépasser, vous serez mal reçu d’annoncer la nouvelle à un ami à quatre heures du matin, parce qu’il estimera à juste titre que vous pouviez attendre l’heure du petit déjeuner, rien ne pressait, sauf votre envie de vous venger en réveillant à quatre heures du matin cet ami qui lui-même vous avait réveillé cinq années plus tôt pour vous annoncer la mort accidentelle d’une nièce que vous n’aviez jamais rencontrée et vous vous étiez promis de lui rendre la pareille. Alors que.

                   Alors que, si vous êtes le premier à annoncer la mort de la princesse dans son tunnel, ceux à qui vous l’annoncerez vous en garderont une éternelle reconnaissance, car ainsi réveillés, ils allumeront d’un seul coup d’interrupteur la machine à café et le poste de télévision et pourront ainsi voir en boucle les images de l’entrée du tunnel, les premiers bouquets de fleurs déposés près du pont de l’Alma, les premières interviews de femmes éplorées, pendant que coule le café. De même que vos amis vous seront reconnaissants de les avoir réveillés pour assister en direct à la deuxième attaque aérienne contre la deuxième tour de New York. Les professionnels connaissent tout ça et s’ils ne le savent pas encore, ils feraient bien de changer de métier. Mais vous, qui n’êtes pas professionnel, qui cherchez dans ces lignes des réponses aux grandes questions, vous savez bien que les émotions universelles mesurent plus les émotions des professionnels de l’information que celle des gens à qui ils s’adressent.

                   J’ai appris à hiérarchiser les catastrophes. D’abord, plus c’est près, plus c’est grave. Le décès d’un  proche, d’un membre de la famille, ne requiert aucun conseil  particulier. Il suffit de se laisser aller à votre chagrin. L’incendie d’un appartement dans l’immeuble que vous habitez demande des gestes de solidarité morale et matérielle. Par exemple, une tasse de café chaud si l’incendie se déclare la nuit en hiver, ainsi que le sacrifice d’une couverture de laine, la couverture kaki que vous avez conservée de votre service militaire justement pour ne pas sacrifier une bonne couette à cette occasion. Si l’incendie s’est déclaré dans l’immeuble voisin, ouvrir les volets et les fenêtres, agiter la main pour dire bonjour, suffira. À l’autre bout de l’échelle des catastrophes, les plus hauts niveaux ne posent pas de graves difficultés. Le tsunami de l’Océan Indien, l’attentat contre le Centre Mondial du Commerce, les massacres de Londres et de Madrid, ne souffrent aucune réticence dans l’expression d’un regret et d’une sympathie pour les victimes, pour leur famille et le peuple ainsi frappé. Dans l’entre-deux, les réponses ne sont pas aussi claires. Tous les jours, l’auditeur ou le téléspectateur est sollicité par les nouvelles de massacres, d’attentats, de bombes humaines, de voitures piégées, de vols à main armée, d’attentats à la pudeur, de viols à la tronçonneuse, des accidents de voiture en veux-tu en voilà, des avions qui s’écrasent, des épidémies nosocomiales, des avalanches, des inondations, des noyades dans les piscines privées, des éboulements de terrain, des coulées de boue, sans compter Tchernobyl, les famines, les massacres inter-ethniques , les noyades des migrants, les cancers du poumon, les cirrhoses du foie, les incendies de voitures en hiver et les incendies de forêt en été, les vols de portables, les rackets, les défaites sportives dues à la partialité d’un arbitre étranger. Inutile de tourner autour du pot : si vous réagissez même modérément à tous ces événements, vous serez pris dans une spirale descendante, dans un monstrueux maelström qui vous empêchera de vivre une vie normale. Comment faire pour conserver l’image tant désirée d’un être sensible et généreux tout en injectant dans l’âme et l’esprit la dose vitale d’indifférence à l’égard des malheurs de l’humanité ?

                   Réfléchissons ensemble, voulez-vous et prenons exemple et leçons auprès de personnalités connues pour leur sentiment humanitaire et leur engagement public et notoire dans l’aide aux malheureux et les soins aux malades. Dans la mesure où ces hommes et ces femmes sont des êtres humains, ils vous pouvoir nous aider, forcément. Seul Dieu, pour les croyants, peut prendre en charge toutes les souffrances humaines et depuis qu’il a envoyé son fils Jésus sur terre, par amour pour nous et pour soulager toutes nos souffrances, il peut assister l’esprit tranquille à toutes les catastrophes terrestres puisque chaque fois que se déclenche une guerre ou un tremblement de terre, il se servira du voyage de son fils sur terre pour montrer qu’il n’est jamais indifférent à la souffrance. Grâce à Jésus, Dieu conserve l’âme en paix pour l’éternité. Mais nous, qui n’avons jamais sacrifié un animal de compagnie, encore moins un enfant pour sauver le monde – encore que, si nos avions la certitude d’une résurrection après trois jours de séjour inconfortable, pourquoi pas, après tout. Mais comme on n’est pas sûr, on persiste à consulter le médecin à la première rhinopharyngite du petit chéri. Donc, restons humains, nous ne pouvons pas devenir des Dieux, il n’en reste plus qu’un seul et la place est déjà prise.

       En revanche, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre, Sœur Thérésa, voilà des hommes et des femmes sur terre, des corps vivants, dont personne ne peut dire qu’ils sont indifférents à la souffrance humaine. Que constatons-nous ? Et bien, comme tout un chacun, ils font des tris, ils établissent des urgences, ils fabriquent des hiérarchies. Sœur Emmanuelle, on ne s’en rend pas compte en visionnant les images, lave les pieds des malheureux, d’accord, mais les pieds les plus sales, les plus odorants, les plus scrofuleux, sont dégrossis par une cohorte d’aides médicales qui lui sont entièrement dévoués et rendent présentables les pieds que va laver la future sainte. Il n’est pas interdit de penser que les aides médicales éliminent même entièrement les candidats à la péditoilette dont les pieds sont au-delà du supportable. L’Abbé Pierre et Sœur Theresa sont eux aussi entourés de trieurs professionnels. Si les meilleurs sont ainsi contraints de choisir, c’est que leur ancêtre à tous, Jésus-Christ, leur a montré l’exemple. Et l’équipe de Lourdes constitue l’un des jurys les plus sévères du monde, puisque sur des centaines de milliers de candidats à la guérison, elle sélectionne un élu tous les dix ou vingt ans. Pensez-vous que les milliers de sélectionneurs qui se pressent autour de la grotte sainte en éprouvent des remords ?

À ce point vous aurez le droit de me faire remarquer que les exemples choisis relèvent du religieux et ne prouvent rien du tout puisque les croyants sont convaincus qu’ils peuvent trier les malheurs impunément, Dieu faisant office de voiture-balai. Tout  le monde se trouve sur une liste d’attente et personne ne sera oublié. Les non-religieux, les athées, les esprits forts, les rationalistes, les libre-penseurs, tous ceux qui pensent que Dieu n’existe pas, que les hommes et les femmes doivent se débrouiller avec les moyens du bord, ne partagent pas ces convictions. Les victimes qu’ils rejettent sont plongées dans un grand trou noir sans espoir de remontée. Ils doivent  donc se construire une morale et établir des principes qui leur permettront de continuer à vivre tout en manifestant une compassion de bon aloi. Pour atteindre cet objectif, je suggère d’observer les transporteurs de malheur, ceux qui tiennent les micros et les caméras. Leur système est au point. Le malheur méritant est celui qui attire les regards et provoque de la pitié. Les deux points sont nécessaires. Un malheur qui attire les regards mais ne provoque pas de pitié ne mérite pas d’être enfermé dans une boîte. Par exemple, les accidents de voiture des fins de semaine, on tourne les yeux, mais on ne va pas des centaines de fois dire « c’est affreux ». Un malheur qui provoque de la pitié, mais n’attire pas les regards, par exemple l’incendie d’un camp de caravanes roumaines sous le pont d’un périphérique laisse indifférent car ils sont tous laids et malhonnêtes. Un cas particulier est celui des inondations. Curieusement, les personnes interviewées par les journalistes, notamment les femmes, sont laides, mal habillées, sans maquillage. On ne nous fera pas croire que dans tout un quartier inondé, où quelques centaines de familles doivent fuir les lieux, il n’y ait aucune jolie femme à montrer. Pourquoi est-ce que les journalistes ne nous montrent que les moches ? Sans doute pour se racheter de la princesse du souterrain de l’Alma, non monsieur, nous ne montrons pas que les paillettes, les bijoux, les voitures de luxe, les tailleurs Chanel, nous montrons aussi, quand c’est nécessaire, des femmes habillées de pilou pilou, aux cheveux gras, à qui il manque parfois des dents, celles qui ont toute leur vie été enduites de malheur.

À observer ces transporteurs de catastrophes, on finit par trouver. La réponse se trouve dans la triomphante affirmation du jugement  personnel, dans le refus dramatiquement mis en scène de ne pas suivre le troupeau des pleureurs qui chaque matin nous crie « debout là-dedans ! », voici les catastrophes du jour. La réponse est dans la résistance à tous ces marchands arrogants qui vous crient dans les oreilles « elle n’est pas fraîche, ma catastrophe ? Venez me dire en face qu’elle n’est pas fraîche. » Comment mettre en œuvre ce refus ? Vous vous constituez un fichier de cataclysmes, des plus lointaines aux plus récentes. Quand la machine à mixer les émotions populaires se met en marche, vous cliquer sur votre dossier et vous choisissez une autre catastrophe en clamant haut et fort qu’elle mérite plus votre compassion que celle qu’on veut vous imposer aujourd’hui, en laissant entendre que si la catastrophe dominante est dominante, c’est pour des raisons qui sont étrangères à sa gravité, qu’il y a certainement des raisons politiques ou commerciales, ou stratégiques, pour faire grimper le prix du pétrole. Vous réussirez à convaincre votre entourage qu’il n’y a pas de catastrophe objective, que chacune d’entre elles est une construction et qu’avec un peu d’habitude, on peut la déconstruire, le temps de rôtir une tranche de pain de mie si vous aimez les toasts au petit déjeuner. Vous persuadez quelques personnes autour de vous, qui pourront en convaincre d’autres et ainsi grossissent les boules de neige. Chacun a droit à une catastrophe personnelle, bien à lui, personne n’a le droit de vous imposer un modèle standard avec des gens qui se jettent par la fenêtre d’un gratte-ciel, des landaus qui dévalent les escaliers, une main qui s’enfonce dans des sables mouvants. On vous parle d’un tsunami pendant des jours et des jours. Excusez-moi, rétorquez-vous, moi, je sais ce qu’il se passe au Darfour, et plus personne n’en parle, et pouvez-vous me dire pourquoi plus personne ne parle du Darfour ?  La semaine suivante sera celle de la lutte contre le tabac et ses conséquences meurtrières. Vous triompherez alors en citant les statistiques effarantes des conséquences de l’obésité sur la santé des enfants, mais personne n’en parle parce que le budget publicitaire des chaînes de télévision dépend des compagnies qui fabriquent boissons gazeuses et bonbons sucrés. Et  cette campagne contre le tabac, dites-vous, vise à construire un mur d’illusions et à masquer les dégâts des grandes sociétés agro-alimentaires. Ainsi, à chaque nouveau cataclysme, un coup d’œil à votre fichier vous permettra d’apparaître comme un être sensible aux malheurs du monde et un esprit aigu qui ne s’en laisse pas compter. Solidaire et lucide. Sensible, mais pas moutonnier. Votre liberté, c’est de déplorer les conséquences de la sécheresse à la saison des inondations.

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