jeudi 2 janvier 2020

la niche


Qui ne se pose pas la question ? La seule question, l’unique. La disparition, l’absence, le silence, le trou, le blanc, le noir, la vacance, la gomme, la broyeuse, le déménagement, l’oubli, la perte, toutes ces entreprises de déracinement d’un être vivant qui souhaite traverser les radars, toutes ces subtilisations de cartes vitales, de cartes bancaires, ces râpes à empreintes digitales, ces opérations esthétiques qui se jouent des reconnaissances faciales, l’acide qui ronge le nom le prénom la date de naissance, l’adresse, le numéro d’INSEE, le numéro de sécurité sociale, toutes ces crémations minuscules qui préparent la grande. Quand ces entreprises d’éradication auront fait leur œuvre, quand la corbeille à papier aura été vidée du dernier relevé bancaire, quand l’héritier aura en vain supplié la bibliothèque municipale d’accueillir l’œuvre du disparu, quand les vêtements garniront les étagères des magasins de la Croix Rouge ou d’Oxfam, quand le dernier titre aura glissé d’une note en bas de page, aura raccourci les pages de références. Quand le disque dur sera vide, les corbeilles informatiques dûment nettoyées. Alors que reste-t-il ?

La vie consiste à créer une niche irremplaçable qui rien ni personne ne peut combler. Le nouveau-né le sait bien, lui qui sans se donner d’autre peine que de naître, est immédiatement irremplaçable pour le cercle de famille et leur amis qui sont leurs amis pour une part parce qu’ils considèrent que les descendants de leurs amis sont irremplaçables. Les adolescents deviennent des êtres humaines à part entière quand ils sont irremplaçables pour d’autres personnes que leur famille proche puisqu’ils sont vite conscients que leur irremplaçabilité n’est dû qu’à leur naissance et non à d’autres qualités. Ils cherchent donc un statut de nécessité dans les amitiés de groupe, dans l’amour qui est un excellent moyen de se rendre irremplaçable, puis dans l’occupation de positions de compétence, de pouvoir, d’influence.

Donc évidemment, comme tout le monde je me pose la question. La famille bien sûr, avec ses hauts et ses bas, composée, recomposée, décomposée, complexifiée. Les amis de la famille qui composent un groupe d’une certaine unité. Des anciens de, des anciens du séminaire, de l’armée, de l’école, des cabinets, des constructions, des expéditions. Des partis politiques, des engagements, des religions, des athéismes. Mais il faut creuser davantage. En effet, dans cette longue liste, le lecteur attentif distinguera rapidement que l’irremplaçabilité est dûe à l’appartenance au groupe et non pas à des distinctions personnelles. C’est l’appartenance au groupe qui permet de survivre, puisque le groupe survit à ses membres. C’est ainsi que l’appartenance à ceux qui sont morts pour la patrie assure un avenir aussi durable que le marbre qui se creuse de leur nom.

Évidemment, ce n’est pas rien. C’est quelque chose. Pourtant, l’ambition dévorante ne cesse de dévorer et l’esprit narcissique et pervers cherche une irremplaçabilité idosyncrasique. J’ai réfléchi et j’ai trouvé.

Dans ce petit coin de territoire saisi d’une folie collective qui consiste à lancer des fleurs à ceux qui ont lancé des bombes, où élus, partis, associations, chantent et dansent pour célébrer les crimes patriotiques, où les demi-soldes du terrorisme basque trouvent chaleur, sympathie, coopération, soutien. Dans ce petit coin de territoire où ceux qui ne sont pas d’accord avec ces célébrations humiliantes pour les victimes, insultantes pour leur famille,  se taisent. Dans ce petit coin de territoire, je me suis taillé une niche assez particulière. On me dit : tu ne penses qu’au terrorisme basque. Tu es complètement obnubilé ». Parbleu ! C’est tout ce que j’ai trouvé ici pour me distinguer. Tout le reste est pris, occupé, familier. Mais la lutte contre le séparatisme, contre le blanchissage des crimes terroristes, contre les slogans nettoyants (« des victimes des deux côtés »), entraîne si peu de monde qu’elle permet de se creuser une niche personnelle que peu de gens se disputent.

Telle est  ma réponse à la question ci-dessus.

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