mercredi 6 septembre 2017

hypermnésie et alzheimer


Hypermnésie ou Alzheimer


 


Le passé resurgit régulièrement comme problème politique. Les Indiens d’Amérique demandent réparation des spoliations par les colonisateurs venus d’Europe.  Les Noirs demandent réparation des dégâts de l’esclavage. La Pologne demande réparation des destructions de l’occupation allemande.

Dans un domaine plus personnel, les victimes d’agressions sexuelles demandent que soit reculé le temps de la prescription, car les dégâts de ces agressions continuent de leur pourrir la vie longtemps après les faits.

Ces souvenirs individuels et collectifs sont d’importants sujets politiques. Ainsi des secteurs d’opinion parlent d’hypermnésie quand on parle des persécutions subies par les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et d’amnésie pour les massacres infligés par les conquêtes coloniales. Les manuels scolaires turcs ne sont guère prolixes sur le génocide arménien. Les descendants des esclaves réclament leur part de manuels scolaires.

Dans ces remous, les historiens défendent leur travail. Sur le nombre de victimes. Sur les responsabilités des uns et des autres. Sur le fait que des Africains, Arabes ou Noirs, ont eux-mêmes participé au commerce des esclaves. Que des conseils juifs dans les ghettos ont parfois facilité l’extermination. Sans parler des lois qui obligent à oublier ou qui obligent à se souvenir. Ainsi l’édit de Nantes interdisait qu’on rappelât  les massacres de la Saint-Barthélemy alors que d’autres lois interdisent qu’on oublie les massacres des Juifs.

Du coup, je ne sais pas si toutes ces situations peuvent se retrouver sous le parapluie d’un paradigme unique concernant la mémoire. Ce que je sais et que je tiens à partager concerne des situations concrètes. L’exemple majeur est celui de l’Allemagne nazie, où les historiens, les pouvoirs publics, les pressions des vainqueurs de 1945, ont forgé une mémoire des atrocités nazies qui rend difficile jusqu’aujourd’hui la renaissance d’un parti proche des idées hitlériennes.

Inversement, l’URSS, la Chine, tous les pays du socialisme, n’ont pas de politique mémorielle, ni monuments aux victimes, ni musée de la terreur stalinienne (avec une exception à Budapest). Staline et Mao conservent leur statut de sauveur et de patriotes. Les travaux des historiens sont entravés, parfois même interdits.

Les résultats de ces politiques contradictoires sont là : en Allemagne, l’émergence d’un parti héritier du nazisme semble malaisée sinon impossible. En Russie, Poutine, un ancien du KGB, peut célébrer sans dégât politique la grandeur d’une ancienne Russie stalinienne.

La question de la mémoire revient avec force à propos des situations de sortie de terreur : l’IRA en Irlande du Nord, l’ETA en Espagne et en France, le FNLC en Corse, les FARC en Colombie. Comment peut-on faire la paix si on se rappelle les atrocités commises ? Comment peut-on faire la paix si on les efface ?

Dans ces dernières situations, il ne s’agit pas seulement de mémoire, mais d’expérience. Les blessures sont fraîches, pas encore cicatrisées. Les survivants des attentats, les familles des victimes, sont vivantes, ils sortent faire des courses se trouvent nez à nez, avec un prisonnier amnistié qui a tué le fils ou le mari. Parfois, au Pays Basque ou en Corse, les sympathisants des anciens terroristes supportent mal la présence des familles de leurs victimes, comme un ancien kapo est gêné par un pyjama rayé, et la pression sociale du quartier s’exerce sur les victimes pour qu’elles déménagent. Le patron du café où se réunissent parfois les anciens combattants demande à la mère d’un fils abattu, s’il vous plaît, pourriez-vous prendre votre café dans un autre établissement, vous vous rendez compte, quand vous rentrez, tout le monde se tait, ça casse l’ambiance. De ces situations-là, aucune loi ne permet de se sortir facilement. En Irlande, en Afrique du Sud, au Pays Basque espagnol, des commissions de réconciliation permettent doucement, difficilement, avec un courage inimaginable, un engagement courageux, de renouer des fils, de relancer un dialogue. La condition pour que ça marche est la confession des crimes, le pardon demandé aux sacrifiés de l’histoire.

Autant la vérité sur les crimes commis permet de surmonter les rancœurs et les douleurs, autant est insupportable est la célébration des crimes, l’héroïsation des assassins, la célébration de leurs forfaits. Comment empêcher les manifestations de joie à la sortie de prison d’un criminel amnistié ? Comment empêcher ces danses de joie dans les cimetières ?  Pour les héritiers des années de plomb qui veulent se transformer en parti politique acceptable, il ne suffit d’amnistier, même si c’est parfois nécessaire, il faut oublier les crimes. Rappeler les crimes leur est insupportable, considéré comme une atteinte au processus de paix. Les anciens bandits corses, les etarras basques, les FARC colombiens, qui veulent se présenter aux élections sont pris dans un étau : ils doivent à la fois célébrer leur combat, le justifier, le glorifier, et en même temps faire oublier la réalité statistique des corps ensanglantés. De même que pour redonner vie au communisme, il faut oublier les millions de mort de la révolution culturelle en Chine, les victimes de Pol Pot, les famines en Ukraine. Dans tous ces cas, comme dans le cas du nazisme, le révisionnisme, c'est à dire la négation des crimes, est nécessaire pour qu’une grande lessive permette la réinsertion des responsables. Entre l’apologie ou l’oubli des crimes commis et la condamnation ou la mémoire des crimes subis, la bataille ne cesse pas.

La réponse n’est pas facile. On pourrait la résumer en une formule : amnistie n’est pas amnésie. On peut libérer un pédophile, on n’est pas obligé de lui fournir un emploi dans une colonie de vacances. On peut libérer un ancien terroriste sans transformer sa prison en École nationale d’administration.

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