vendredi 22 février 2019

chemins de traverse


Parmi les plaisirs de la vie, d’une vie qui quoi qu’on en dise, est désormais bornée par un nombre d’années qui ne dépasse pas les doigts de mes deux mains, le plaisir de la parole. Celle qui partage ma vie n’aime pas que je compte ainsi. Qu’elle se console. Si j’étais manchot, le décompte serait plus funeste. Et si j’avais perdu deux ou trois doigts de la main qui me resterait pour avoir ramassé une grenade dans une manifestation… Or, j’ai toujours deux mains et chacune possède cinq doigts.

Donc le plaisir de la parole. Tous les jours ou presque, je lance dans l’éther informatique des paroles dont certaines provoquent des réactions positives. Ou négatives. Je préfère évidemment les premières. Pour des réunions de personnes rassemblées pour un objectif politique ou intellectuel ou culturel, je  prépare soigneusement mes interventions, politique, intellectuelle ou culturelle. J’imprime ces interventions sur une feuille de papier que je relis plusieurs fois avant le jour J, je corrige, j’ajoute, je retranche, je précise, je nuance. Quand les corrections dépassent un quart du texte, je le retape et je l’imprime à nouveau. Puis vient le jour où je lève la main, je demande la parole, j’apprécie le silence qui s’installe, l’attention qui me soutient, les applaudissements qui suivent parfois.

Depuis toujours, j’ai apprécié. Je récitais un poème et dans mes veines coulait un feu allumé par le silence dans la classe. Mieux encore, quand l’instituteur lisait un chapitre d’une rédaction dont le sujet était « racontez vos vacances », des vacances inventées, les meilleures. Puis j’ai essayé les discours politiques dont les premiers consistaient à répéter avec d’autres mots les idées du dirigeant qui nous donnait la ligne et je me suis rendu compte assez vite que la simple répétition provoquait des bâillements cachés derrière la main, alors qu’en répétant les mêmes idées avec d’autres mots, la salle se réveillait. Le danger se cachait dans cette recherche. A force de vouloir répéter les mêmes idées avec d’autres mots, les mots différents changeaient les idées et je devais alors retrouver les mots familiers pour faire mon autocritique.

Est-ce que c’est bien, est-ce que c’est mal ? Si le plaisir est excessif, j’en oublierais le sens. La forme envahit l’espace. Les mots deviennent un terrain de jeu. Laissez-moi vous donner des exemples. Vous sortez d’un colloque sur les effets des drogues. Avec un certain nombre de collègues addictologues, vous terminez votre repas dans une brasserie proche de l’amphi. Le dessert est englouti, vous commandez un café et en même temps que le café, vous dite au garçon, « l’addiction, s'il vous plaît ». Ce qui est tout à fait remarquable dans ces moments est que le mot n’est entendu par personne. Pour le garçon, vous avez commandé l’addition, pour vos collègues, même écoute. Autre exemple classique : vous bousculez une personne dans le métro, au lieu de dire « excusez-moi », vous lui dites : « je vous demande merdon ». Jamais personne n’entendra les mots exacts, et il faudra les répéter plusieurs fois pour qu’en une écoute s’installe. En Allemagne, quand le serveur me présentait l’addition, il ajoutait toujours « bitte schön ». Et je répondais invariablement « couille schön ». Le serveur ne comprenait pas très bien, mais il pensait à une formule de politesse exotique. Les gens qui ne parlaient pas allemand admiraient ma science. Seuls souriaient les germanophones.

Vous vous rendez compte qu’à trop attendre des réactions à vos paroles, et à prêter trop d’attention aux mots, en imaginant que les mots seuls peuvent provoquer des réactions, vous perdez le sens de votre intervention. Seuls comptent l’attention soulevée ou le sourire attendu. Vous vouliez parler des replis identitaires, de la violence politique, du nationalisme guerrier et tout s’est englouti dans des chemins de traverse. J’admire ceux qui ne pensent qu’à leur chemin, qu’à leur démonstration, qui tracent ainsi leur sillon sans se soucier de leur effet sur la foule, sans chercher dans la forme du sillon un plaisir adultère.

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