Tout s’achète et tout se vend
Sur
mes écrans, téléphone, tablette, télévision, ordinateur, le marché m’offre des
marchandises, des loisirs, des jouets matériels et humains. Les pas me
conduisent hors de chez moi, les affiches, les kiosques, les abribus, les
écrans lumineux multiplient les tentations. Personne n’est à l’abri. Les
pourriels sont partout, ils étouffent les courriels comme l’algue verte
empoisonne les chiens errant sur la plage.
De
vivre ici me plonge davantage dans le marché que de vivre ailleurs. Ailleurs,
le marché est dans les vitrines, dans des établissements spécialisés pour
vendre, dans des vitrines habilement décorées. Ici, dans mon quartier, dans le
quartier où je vis, le marché envahit l’espace. Les commerçants d’ici sont
convaincus que si les objets qu’ils vendent ne me barrent pas le chemin, ils ne
seront pas remarqués, donc pas vendus. Les vitrines ne sont pas décorées, elles
servent à empiler sauvagement des tissus, des chemises, des chaussures, des
perruques et des boîtes d’onguent. En revanche, les valises, les mannequins,
les étals couverts de téléphone, sont poussés sur le trottoir, le plus loin
possible, le plus près possible des chalands, le plus irritant possible pour
les propriétaires de poussettes, le plus obstruant possible pour les personnes
en situation de handicap. Les valises, les présentoirs, les mannequins prêts à
se marier, gagnent chaque jour du terrain, les trottoirs sont étroits, les
passants contournent, grommellent, se taisent. Parfois, un contrôle sans lendemain
fait reculer les obstacles.
Mais
ce n’est encore rien. Le plus légalement du monde, des distributeurs de
prospectus pour marabouts, pour une coiffure sans égal, pour des abonnements
qui permettent de téléphoner à Bamako ou à Conakry pour 0,25 centimes la
minute, se plantent sur votre passage, vous fourrent leur papier de force dans
la main, dans la poche, dans le cou, vous barrent le passage en criant très
fort pour joindre la violence du bruit à la brutalité du geste. Je dis cela
sans acrimonie, de manière générale, je parle de mon quartier sans acrimonie,
car j’ai décidé une fois pour toute, comme méthode de survie, qu’il ne fallait
pas s’énerver, qu’il ne fallait pas se plaindre, pas condamner. Qu’il fallait
juste essayer de comprendre. Parce que moi, je ne suis pas un touriste ici, je
traverse l’océan marchand tous les jours, le matin pour acheter mon quotidien
et faire mes courses, l’après-midi pour acheter mon quotidien du soir, sans
compter les pas qui mènent à des rencontres, des réunions, des spectacles, vers
le métro ou l’autobus. Si je me laisse gagner par les allergies aux multiples
agressions subies dans ce décor, je suis perdu. Il faut que je me place dans la
situation d’un chercheur placé dans des conditions extrêmes. Par exemple, la cueillette
des formes de vie dans les profondeurs de l’antarctique, c’est assez coton.
Mais après des années de galère, quand il raconte, il provoque admiration et
respect. J’aspire à provoquer à mon tour des étonnements extasiés pour mes
explorations urbaines.
Mais
ce n’est encore rien. Tout ce que j’ai décrit jusqu’ici est parfaitement légal.
Les étals sur le trottoir, les prospectus qui étouffent les tracts politiques,
car ici, quand on vous tend un 21/27, c’est pour vendre, pour un restaurant ou
un coiffeur, on n’imagine mal une feuille de papier qui contient des idées, des
arguments, des invitations, non- marchandes. La tendance est donc de repousser
poliment, avec merci, parce que le distributeur n’y est pour rien pourquoi
l’humilier, non merci, et vous passez votre chemin. Parfois vous distinguez une
phrase sur les droits des immigrés, les droits des immigrés, ça ne se vend pas,
ça ne s’achète pas, mais sous l’avalanche, ces droits ont du mal à émerger.
Mais
ce n’est encore rien, car vient s’ajouter à ce maelstrom d’échanges offerts et
requis tout ce qui est illégal. Est illégal tout commerce non déclaré, occupant
l’espace public sans aucun droit, sans payer de taxe ni d’impôts, qui offre
parfois des marchandises frelatées, des objets volés, des contrefaçons. Cette
commercialisation illicite est tenue par les plus pauvres, et si parfois je
sens la colère monter contre ces vendeurs sans papiers, sans patente, sans
licence, je dois me rappeler qu’ils ne vendent pas par plaisir, mais par
nécessité. C’est ainsi qu’ils survivent. Il y a des pauvres qui mendient, parce
que dans mon quartier, la mendicité est lucrative, soit pour des raisons
religieuses : les croyants pratiquants doivent donner de l’argent aux
indigents, et ils donnent, beaucoup plus à la porte des mosquées que sous les
porches des cathédrales. C’est la raison pour laquelle les mendiants se
pressent aux sorties des prières islamiques alors qu’ils sont de plus en plus
rares devant les cathédrales. Car dans les pays protestants et catholiques, la
charité a été remplacée par la sécurité sociale, les retraites par
redistribution, les logements sociaux, l’éducation gratuite, les soins
accessibles aux plus démunis, un mendiant est donc un marginal. Alors que la
mendicité dans mon quartier, monsieur, elle n’est pas marginale, elle est un
mode de survie intégré à une société migrante privée de la protection d’un
État-providence. Je ne parle pas ici des ventes de drogues et de consommation,
car c’est un marché particulier qui mérite développement à lui tout seul.
Au-dessus
des mendiants, socialement, culturellement, les vendeurs de maïs chaud, de
marrons chauds, de boissons fraîches en été, de vêtements, de tissus, de
babioles, de jouets clignotants, de montres de luxe, de cigarettes de
contrebande, de vêtements de dessous et de dessus, jeans, tee-shirts,
sous-vêtements de dames, posés sur les voitures, les vélibs, sur un carton
vertical, à même le sol, sur une grande nappe qu’on peut replier avec son
contenu quand les uniformes s’approchent.
Ne
pas déplorer, comprendre. Ces centaines de personnes nous disputent le trottoir
ni par plaisir, ni par perversité. Ils cherchent à survivre. Nous connaissons
leur statut et leur mode de fonctionnement. Ils sont généralement utilisés
comme revendeurs par des grossistes qui leur fournissent la marchandise
d’origine généralement douteuse et incontrôlée. Ils ne payent pas, la
marchandise est en dépôt et ils paient le grossiste quand elle est vendue. Je
sais tout ça parce que mon père, émigré de Pologne, survivait de cette manière.
Il devait nourrir sa famille et deux filles. Leur acheter à manger. Les loger.
Les habiller. Sans permis de travail, sans papier d’identité. Sous la menace
d’un renvoi dans son pays d’origine où les pogroms menaçaient les Juifs. Il
trouvait des grossistes qui lui confiait quelques pièces de tissus qu’il
étalait à même le sol, près du marché, près d’une braderie, sans inscription,
sans patente, et il vendait, puis ramenait des sous au grossiste qui lui
confiait à nouveau quelques pièces de tissus. Je ne dis pas ça pour vous faire
pleurer mais pour faire comprendre. Si ces marchands qui jouent avec la police
sont des délinquants, mon père était un délinquant aussi. Et s’il n’avait pas
trouvé ces grossistes complaisants et sans doute intéressés, il aurait dû voler
pour nourrir sa famille. Vous l’auriez renvoyé à Lublin en Pologne pour y
mourir dans un camp ?
Le
ballet qui consiste à repousser les vendeurs de l’illicite à grands coups de
patrouille est inutile et nécessaire. Il est le résultat de pressions
irrésistibles. La pression de la population locale qui veut tout simplement
pouvoir circuler. Je veux pourvoir passer avec ma poussette, avec ma canne,
avec ma compagne, avec mes enfants, crient les passants. Les marchands à
patente et boutique ne sont guère atteints par la concurrence, mais leur
clientèle peine à accéder à leur étal entouré de ces vendeurs éphémères. L’État
intervient parce qu’il doit sanctionner des gens qui vendent sans payer
d’impôts, et parce qu’il est comptable de l’hygiène public. Y a-t-il une solution ? J’en doute. La
solution c’est la marée. Quand la mer monte, les vacanciers quittent la plage
et quand la mer descend, les baigneurs redescendent sur le sable. Ainsi le
quartier se remplit et se vide, comme un poumon qui respire. Si les vendeurs à
la sauvette n’étaient jamais chassés, le quartier serait en apnée et finirait
par mourir.
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