jeudi 20 septembre 2018

ascenseur social


Quand j’étais prof de fac, je pouvais vivre paisiblement et pas trop inconfortablement en recevant un salaire qui me situait dans la tranche des dix pour cent les mieux payés de mon pays. Peut-être même les cinq pour cent. Peut-être même les trois pour cents. Chaque fois que je pensais à mon ascension sociale, je me répétais la tranche où j’étais. Je me rappelle quand j’ai commencé mon ascension par un poste de professeur certifié dans un lycée de province. Dans l’Oise, qui n’est pas l’un des départements les plus prestigieux. Mon syndicat d’alors, le SNES, me répétait que j’occupais une fonction parmi les plus mal payées de toutes les fonctions de tous les métiers de France et ces déclarations ne me mettaient pas en colère (une colère qui est le moteur de l’action syndicale), mais au contraire me plongeaient dans la dépression. Cinq années d’études pour aboutir dans un département assez sombre à un poste qui était parmi les plus mal payés de tous les emplois. Mon syndicat me lançait dans son bulletin, dans ses discours, dans ses comparaisons, des exemples qui m’enfonçaient chaque jour davantage. Un policier débutant était mieux payé que moi. Un tourneur gagnait plus que moi, avec juste un CAP. Personne ne gagnait moins que moi, ou même pareil et ça me plongeait dans une dépression dont je ne pouvais me sortir que par les vacances et ces vacances m’enfonçaient encore plus. Car non seulement j’étais mal payé, dans la tranche des cinq pour cent les plus mal payés, mais en plus, je ne méritais pas le peu que j’étais payé, puisque la plupart du temps j’étais en vacances, donc je ne faisais rien. J’avais beau répondre que les cours, ça se préparait,  je savais bien que je ne passais pas toutes les vacances à préparer la rentrée, à travailler, que j’avais honte de ces vacances de prof débutant mal payé et qui ne méritait même pas son salaire, qui regardait avec envie les vacanciers de juillet rentrer dans leur atelier ou leur bureau, tous ceux qui non seulement étaient mieux payés que moi, mais qui tous méritaient leur salaire, avec trois ou quatre semaines de congés payés bien mérités car ils étaient très fatigués par le travail à la chaîne ou au fond de la mine, alors que moi, je m’amusais quelques heures par semaine avec des enfants joyeux et au bout de quelques semaines, crac, les premières vacances, la Toussaint, je crois. Vous êtes déjà en vacances ? Mais vous venez tout juste de rentrer. Et quand je disais que je travaillais dix-huit heures par semaine à des gens mieux payés que moi, mais qui travaillaient quarante-huit heures par semaine et n’avaient que trois semaines de congés payés, même s’ils gagnaient plus que moi, même le poinçonneur du métro gagnait plus qu’un prof débutant, mon bulletin syndical me le répétait toutes les semaines, dans l’édito du bulletin, dans les graphiques à l’intérieur, sans compter les comparaisons internationales qui là creusaient davantage encore le trou dans lequel j’étouffais d’humiliation, malgré tout ça, je comprenais le regard d’envie que me portaient tous ces gens mieux payés que moi, salaire de misère, mais en deux jours, votre semaine est terminée. Moi, c’est soixante-dix heures par semaine me disait mon boucher. Et ma femme de ménage aurait volontiers échangé son sort contre le mien, elle qui me voyait lire des livres pendant qu’elle cirait le parquet. Il fait ses dix-huit heures, et ensuite il a tout son temps pour lire. C’est la belle vie.


Vous imaginez donc le bonheur que ce fut quand j’accédais au rang de prof de fac. Non seulement je pénétrais dans la tranche des deux pour cent les mieux payés, peut-être même le un pour cent, et je sais bien que ce passage des trois pour cent le plus mal payés au un pour cent le mieux payé, même si je m’en défends, même si je ne le dis pas, je sais bien que ça me procure de grandes satisfactions. Que des fois, je lâche la somme qui clôt mon bulletin de salaire et que je provoque envie ou admiration, je ne boude pas le plaisir qui monte. Sans compter que les vacances des profs de fac ne sont plus des vacances, mais des périodes de recherches, d’écriture, de séminaires, de voyages d’études, que pas une seule minute un prof de fac n’est en vacances, car tout le temps ça turbine, ça cherche de nouvelles idées, et en lisant le journal à la terrasse d’un café, il regarde avec une certaine condescendance les gens autour de lui qui lisent le même journal, mais la différence, c’est que lui, prof de fac, lire un journal, souligner un passage, découper un article, même regarder une dame qui passe sur le trottoir court vêtue, ça lui donne des idées sur le monde qu’il va intégrer à son prochain article ou dans son prochain livre, car le monde entier est un laboratoire de recherches quand on est prof de fac, sinon, on n’est pas prof de fac. Pour un prof de fac ; les vacances c’est terminé. C’est même parce qu’il ne prend jamais de vacances qu’il se situe dans la tranche des un pour cent.

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