dimanche 9 décembre 2018

ce qui se joue


Ce qui se joue

 

            Nos sociétés sont traversées par des intérêts différents, souvent contradictoires. Ceux qui occupent les meilleures places, qui cumulent les privilèges, (aristocratie, caste, hommes, clans…) tentent par tous les moyens de conserver ces places et ces privilèges.

 

            Ces moyens peuvent être la force et la terreur, longtemps utilisées et encore utilisées en de nombreux endroits, mais en recul. La terreur coûte cher. Il faut payer des mercenaires qui réclament toujours plus. Elle empêche la société de respirer, de se développer.

 

            L’autre moyen est la redistribution. Le pouvoir agit comme agent de répartition des richesses matérielles et culturelles pour qu’une partie importante de la population partage les places et les privilèges. C’est le système qui domine dans les pays développés. Le résultat est clair : la majorité de ses citoyens ne veut pas la révolution. Ils ont le sentiment sage qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner dans l’aventure.

 

            La lutte des exclus contre les privilégiés peut prendre des formes différentes. Elles s’inscrivent dans deux grands courants. Le premier considère que les nantis n’abandonneront leur pouvoir et leurs privilèges que par la contrainte. La seconde considère que la meilleure solution n’est pas l’élimination de l’adversaire, mais le compromis, le dialogue. Ce deuxième courant considère que l’adversaire fait partie de la solution. Les premiers sont des révolutionnaires, les seconds des réformistes ».

 

            Ces termes sont modernes. Dans l’histoire de l’humanité que nous n’avons pas connue, les conditions et les moyens du réformisme n’existaient pas. Il n’y avait ni négociations, ni compromis. Pas de lieux d’expression et de discussion. Ne restaient que les émeutes, les assassinats, les guerres. Le réformisme et la révolution sont apparus avec les régimes démocratiques qui offraient le choix aux peuples. Dans les rapports de domination coloniaux, le développement d’institutions démocratiques crée des espaces de discussion sur les voies de la libération. Certaines colonies utilisèrent le vote pour accéder à l’indépendance. D’autres furent contraintes ou choisirent la voie armée. L’Inde, l’Afrique du Sud, la Guinée, l’Algérie connurent des périodes d’alternance de ces voies. Chez les Noirs d’Afrique du Sud, aux Etats-Unis, les catholiques en Irlande du Nord, s’opposèrent des partisans de la voie armée et de méthodes démocratiques. Le seul mouvement social de libération qui ne fut pas traversé par ces discussions fut le féminisme, jamais tenté par la violence meurtrière, par l’élimination de l’adversaire masculin, si l’on excepte Valérie Solanas et sa société « SCUM », société pour émasculer les hommes. Les très radicales Femen ne mettent en danger qu’elles-mêmes dans leurs actions considérées comme les plus radicales.

 

            La possibilité du réformisme n’empêche pas l’émergence d’actions plus radicales. La domination en régime démocratique n’est pas moins violente parce qu’elle est devenue légale. Les assignations sociales par le quartier, par la famille, par l’ethnie, pèsent terriblement sur les destins individuels. Pour les soulever par des moyens légaux, il faut organiser le nombre, apprendre à gouverner. Un chemin long, difficile.  

 

            C’est pourquoi il y a toujours des périodes où les dominés ont cherché des raccourcis pour sortir de leur situation. Des actions militaires violentes, des émeutes qui expriment la colère devant ceux qui occupent les meilleures places. Ces mouvements sont généralement réprimés violemment et leur conséquence dans l’histoire est de fournir des martyrs, des héros, des récits admirables qui fouettent les mémoires des classes dominées. Lorsque ces mouvements sont assez forts pour accéder au pouvoir, ils aboutissent à des catastrophes. Mouvements fascistes ou communistes, ils ont tous permis aux pires d’entre nous d’occuper des places décisives aux dépens des intérêts les plus généraux. Faut-il énumérer ces catastrophes ? Faut-il désigner les lieux et les pays où elles continuent d’exercer leur sinistre pouvoir ?

 

            Ce rappel permet peut-être de comprendre la fascination des élites pour les émeutes sans issue. Elles considèrent qu’elles ne peuvent pas déboucher sur changements fondamentaux, sur des modifications profondes des lieux de pouvoir, de propriété, de privilèges. Les gilets jaunes ne menacent pas les pouvoirs en place. Ils ne menacent pas les propriétaires d’entreprise, les actionnaires majoritaires, les élites médiatiques. Ils donnent un spectacle et une sensation de danger qui procure de délicieux frissons.

 

            Comparez la violence des réactions à l’égard des mouvements sociaux qui font réellement bouger les lignes. Le féminisme est encore une fois un bon exemple. On admirerait sans doute des femmes martyrs, on admire moins les femmes qui réclament et pire encore, obtiennent, la parité dans les partis politiques et les conseils d’administration, ou l’égalité des salaires. On est fasciné par les émeutes dans les « quartiers », émeutes sans danger, mais quelle violence dans le rejet de la discrimination positive, de l’ouverture des grands établissements à des jeunes issus de ces mêmes quartiers !

 

            Pour les nantis, Gavroche sur une barricade est plus sympathique qu’un syndicaliste à l’ENA.

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