mercredi 26 décembre 2018

le marteau sans maître


Mademoiselle Hamel, professeur de piano, tenait beaucoup, insistait même,  à son titre de Mademoiselle, jusqu’à son mariage tardif avec le père d’un ami marchand forain comme mes parents. Elle donnait des cours de piano. Toutes les familles bourgeoises de la ville de Picardie tenaient à ce que leurs enfants, garçons ou filles, accèdent à la maîtrise d’un instrument de musique. Violon ou piano. Des années plus tard, la guitare remplacerait les prestigieux instruments. La flûte ne comptait pas. Tout le monde jouait de la flûte dans les écoles primaires. Le violon trônait dans les premières places parce que le violoniste créait les notes, elles ne se présentaient pas toutes prêtes aux doigts de n’importe quel marmot assez grand pour accéder au clavier. Pour jouer du violon, il fallait de l’oreille. Mon oreille n’existait pas. Mademoiselle Hamel, qui complétait ses revenus en donnant des cours de solfège au conservatoire de Saint-Quentin, tapait des notes sur le piano que je devais traduire en signes noirs sur une portée et je constatais que mes signes et les notes de Mademoiselle Hamel ne coïncidaient pas. Pourtant, je ne chantais pas plus faux qu’un autre et si l’idée bizarre de cacher mes qualités musicales dans un chœur d’enfants m’était venue, j’aurais sans doute été accepté. Les affirmations se répétaient semaine après semaine Je n’avais pas d’oreille. Les oreilles physiques qui prenaient mon visage en étau comme des presse-livres, n’existaient pas, puisque je n’en avais pas. Quand ma mère approchait un gant savonneux en criant dans une langue étrangère qu’elle allait me nettoyer ce qui n’existait pas, je lui répondais en une langue pour elle étrangère qu’elle allait nettoyer rien du tout, puisque je n’en avais pas. Mon père intervenait alors dans une troisième langue que je ne comprenais pas, sans doute parce que je n’avais pas d’oreille, pour dire à ma mère qu’elle n’écoute pas mes bêtises et qu’elle nettoie l’absence d’oreille comme si elles étaient vraies.

Violon ou piano, il fallait s’exercer. Travailler. Une heure par jour disait Mademoiselle Hamel jusqu’à son mariage avec le père de mon ami Michel. Jusqu’à ce qu’elle devienne tardivement Madame et puisse ainsi acheter les premiers microsillons en vinyle et l’appareil qui accompagnait et ce devait être très cher puisque Mademoiselle Hamel, tardivement Madame, malgré les cours particuliers de toutes les familles de marchands forains, plus les cours de solfège du conservatoire municipal, n’a pu accéder à cette qualité de son, et cette durée surtout, presque une demi-heure avant de changer de face, qu’en épousant le père de l’un de ses élèves. Et ce père, qui n’avait aucune culture musicale, à partir du moment où il comprit que son mariage qui transforma Mademoiselle Hamel en madame avait pour raison principale l’acquisition d’une discothèque de microsillons, exhibait la machine à tourner les galettes noires comme un époux montre l’échancrure du corsage de la nouvelle épousée.

Il fallait travailler. Monter les gammes. De do à do, puis redescendre de do à do. En respectant le doigté. Si je ne respectais pas le doigté, le rythme s’en ressentait immédiatement. C’est par la musique que j’appris à respecter le doigté. Agir avec doigté. Ne pas brûler les étapes, taper fort ne vous mènera nulle part, si vous ne respectez pas le doigté. Tous ces gens qui crient fort, qui cassent les vitrines et leur propre vie, n’ont jamais appris le doigté et résultat, ils passent sans transition de Petit papa Noël au marteau sans maître qui brise les vitrines.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire