dimanche 3 mars 2019

qui est en danger?


Moi, personnellement, je ne demande rien à personne. Je suis né de parents juifs polonais habitant Lublin (pas Dublin, mais ce n’est quand même pas un hasard si je fus attiré plus tard par l’Irlande et ses troubles). Ils sont arrivés en France dans les années 1930 et je naquis en 1933 pour les aider à conserver le droit de vivre dans ce beau pays. Si j’ai bien compris, je suis né à Lille et ils obtinrent un titre de séjour à condition de quitter cette métropole et d’aller vivre dans une ville moyenne. Ce fut Saint-Quentin, dans l’Aisne. Je passais mon enfance jusqu’à six ans dans cette ville picarde dont l’hôtel de ville est de style flamand. Pendant la guerre, la seconde mondiale, la Picardie fut déclarée zone militaire par les autorités allemandes et la famille dont je portais le nom, moins le père qui traversa la frontière suisse et vécut dans ce pays neutre jusqu’à la libération, se réfugia d’abord à Paris puis dans la Creuse. Après la guerre, toute la famille, mes parents, moi et mes deux sœurs revinrent à Saint-Quentin où je terminais mes études secondaires. Par rapport à beaucoup de gens qui habitaient dans des zones de guerre, et même encore aujourd’hui, quand je regarde les informations sur des pays africains ou sud-américains, il n’y a vraiment pas de quoi meubler les longues soirées d’hiver et heureusement que Trump et les gilets jaunes s’agitent sur l’écran plat qui mord sur l’un des tableaux de mon fils cadet, Robin.

Je ne demande rien à personne. J’ai fait des études, je me suis marié, j’ai eu trois enfants alors que je n’étais pas obligé par les lois définissant l’appartenance nationale. Pas tout à fait par hasard, j’ai épousé l’orpheline d’une mère morte jeune, puis belle-fille d’une belle-mère déportée, morte en déportation, puis belle-fille d’une déportée survivante. Autour de moi, des vivants que certains appelaient des survivants. Toute ma famille restée en Pologne, oncles, cousins, tantes, grands-parents, ont disparu. La déportation qui pour beaucoup est un mot abstrait un danger auquel j’avais échappé. C’est pourquoi je pleure assez facilement quand passe au cinéma ou à la télévision des films sur la période de la guerre, des films sur la déportation. Cette facilité lacrymale déborde sur d’autres scènes de cinéma, par exemple quand Bambi perd sa maman, ou quand Raimu le boulanger morigène Pomponette. 

Je ne demande rien à personne. J’ai eu une vie, comme tout le monde. On me demande parfois ce que ça veut dire pour moi d’être juif. Je réponds de manière variable selon l’air du temps. Aujourd’hui, 2 mars 2019, je réponds deux choses. Premièrement, je suis juif parce que je pleure plus facilement devant les images d’enfants juifs déportés que devant les scènes de famine dans un pays africain. Je n’en suis pas fier, mais les larmes ne se contrôlent pas et ce sont des instants d’émotion qui me révèlent. Deuxièmement, je suis juif parce que de temps en temps, quelqu’un me demande ce que ça veut dire pour moi d’être juif. On ne me demande jamais ce que signifie pour moi d’être kabyle ou luxembourgeois.

Après de nombreuses péripéties, je me suis retrouvé au Pays Basque français aux côtés d’une chrétienne dont certains amis refusent d’accepter que c’est le hasard qui m’a fait rencontrer cette personne élevée par les Dames de Sion. Ça me fait rigoler. Comme si existait dans l’univers un site de rencontres entre juifs laïcs et anciennes élèves des Dames de Sion. On peut toujours affirmer que je m’intéresse à l’Irlande parce que Lublin résonne comme Dublin. Je connais des spécialistes de l’histoire bretonne qui sont nés à Brest-Litovsk. Tout cela est franchement ridicule.

Je ne demande rien à personne. Je ne suis pas insulté, discriminé. Peut-être un petit peu comme Parisien dans une portion de France où des séparatistes ont une certaine influence. Limitée. Moins de dix pour cent.

Et maintenant tout ce ramdam. Des musulmans qui entrent dans des écoles juives et tuent des enfants parce qu’ils sont juifs. Qui entrent dans une boutique kasher et tuent les clients. Puis des manifestants qui insultent Alain Finkielkraut et le traitent de sioniste. Des cimetières où des énergumènes dessinent des croix gammées sur des tombes. Des manifestations contre l’antisémitisme. Des discussions pour savoir si antisioniste et antisémite c’est la même chose. Bien sûr que je vais à ces manifestations. Et dans ces regroupements autour des plaques commémoratives, les gens qui me connaissent me serrent la main plus fort, ou me mettent la main sur l’épaule, les dames m’embrassent en me serrant davantage, des gens que je ne connais pas me saluent en prenant l’air inspiré. Qu’est-ce qu’ils ont tous ? Je ne leur demande rien. Ils croient que je suis en danger. Ils n’ont rien compris. Ce sont eux qui sont en danger. En grave danger.  

Des penseurs sérieux veulent me persuader que le danger menace les Juifs, et pas les autres. Jean Birnbaum, « l’expulsion silencieuse des Juifs d’Europe » le monde 1 mars 2019) recense des livres érudits. Jean-Claude Milner, (Les penchants criminels de l’Europe démocratique, 2003), affirmait qu’en Europe, Juif était devenu « un problème à résoudre ». Il concluait : l’Europe est un lieu où après le génocide, « les corps juifs sont voués à disparaître ».  En 2019 paraît un livre écho : du sociologue Danny Trom la France sans les juifs, émancipation, extermination, expulsion, PUF. Les clameurs et les actes violents se sont multipliés. Ces actions contre les juifs sont un « mouvement social avec ses slogans, ses intellectuels. Voir le succès de Dieudonné. Un mouvement assez efficace pour que les juifs comprennent et se mettent à partir. Ils partent des quartiers où leur vie est devenue impossible. Ils quittent la France pour l’étranger et pour Israël. La France pour les juifs est devenue terre d’émigration ; Phénomène qui pourrait préfigurer la fin de leur présence en Europe. Déjà Emmanuel Todd écrivait : le problème numéro un de la société française est celui de la diffusion de l’antisémitisme dans les banlieues. Le livre de Houellebecq soumission vient appuyer cette thèse. Les juifs quittent la France. Sans compter bien sûr les valeurs sûres que sont les essayistes Zemmour et Finkielkraut, pour qui l’immigration musulmane est en train de transformer la France en pays où les Juifs ne pourront plus vivre.

Je dis halte ! Les Juifs ne sont pas en danger en France. Les peuples en danger, les mouvements en danger, les communautés en danger, sont ceux qui croient avoir trouvé dans la haine des juifs la solution à tous leurs problèmes. Jetez un regard circulaire sur le monde. Les pays qui ont chassé les juifs ne sont pas du tout en bonne santé. Leur économie, leur culture, leur niveau de vie, la situation des femmes, le respect des autres, vont mal. D’avoir chassé les juifs, ils sont les premiers à souffrir. Quand l’URSS et les pays du socialisme réellement destructeur sont devenus des pays où les juifs étaient mal vus, l’ensemble de leur société s’est abimé, dans tous les domaines. Les quartiers qui vont le plus mal en France, ceux où la misère, le chômage, le désespoir, les trafics, se sont le plus développés, sont les quartiers où il y la plus d’antisémitisme. Aux Etats-Unis, Le mouvement social des Afro-américains s’est affaibli, s’est abimé, quand il a cru trouver un bouc–émissaire chez les juifs américains. Et voyez comment l’indice le plus sûr d’un déclin du mouvement des gilets jaunes est son acceptation en son sein de la haine antisémite. La règle ne souffre pas d’exception. Certains israéliens disent qu’Israël va mal parce qu’il n’y plus de juifs dans ce pays, rien que des Israéliens. 

Je ne me sens pas en danger comme juif. Je me sens en danger comme citoyen français de l’irruption dans le débat national de sentiments antisémites. J’irai bien entendu manifester avec d’autres Français contre les actes antisémites. Et dans ces regroupements autour des plaques commémoratives, je serrerai plus fort les mains des Français, le mettrai ma main sur leur épaule, j’embrasserai plus fort les dames et je regarderai tous ces gens en prenant un air inspiré. Je crois qu’ils ont besoin de ma solidarité.

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