Des moments
de creux, des moments de plein, des moments de lourdeur, des heures de liberté,
des entraves aux chevilles, des ailes aux genoux, des poitrines haletantes ou
des souffles courts, des jambes qui pèsent un âne mort ou des semelles de vent,
des regards appuyés ou des yeux fuyants. Depuis toujours il en fut ainsi et je
ne vois pas pourquoi je mettrais sur le compte de l’âge ces lignes
sinusoïdales. Où avez-vous rêvé une vie en pente douce vers les sommets, mue par des vertus électriques rechargeables,
une heure de bonheur s’ajoutant à un jour de plaisir ?
Si j’étais
certain de placer les mots, de pousser les pions sans aucun regard extérieur,
il m’arriverait sans doute de dessiner des figures abominables, des plongées
sans retour, des actes regrettables. D’accord. Mais si personne ne suit ces
lignes, si aucun lecteur ne déchiffre ces lettres, il suffit d’activer le texte
en cours et de presser la touche suppr pour que jamais ces infamies ne soient
placées dans le domaine public. Encore que je me demande. Suffit-il d’effacer
des horreurs pour qu’elles n’aient jamais existé ? J’ai beau les avoir
effacées, je sais moi que je les ai écrites, pour tenter le diable peut-être,
et aucune gomme ne peut araser les mots condamnables de mon réseau mémoriel, je
vais me traîner ces crimes scripturaux pendant des heures et peut-être des
jours, des années.
Je me
rappelle cette dame amie qui perdit son époux emporté par une maladie fatale. Elle
rentra dans son bureau et commença à ranger les papiers. Elle découvrit parmi
les papiers des textes d’un journal intime dont elle refusa jusqu’à sa mort de
nous parler, mais jamais un jour ne se passait, et elle venait souvent nous
rendre visite, quasiment tous les jours, sans nous dire d’une voix blanche, le
visage défait, vous ne pouvez pas vous imaginer, mes enfants, parce que nos
relations étaient quasi familiales, vous n’imaginerez jamais ce que E… (la première lettre du prénom de son mari) a
écrit. Ou plutôt, ce qu’il a fait. Ou encore mieux, ce qu’il était. Nous la
pressions de questions. Si tu nous parlais, E… (C’était la première lettre de
son prénom), peut-être le poids de cette révélation serait moins lourd. Nous
voyons bien que tu es ravagé par ce que tu viens de découvrir, ne serait-ce pas
une bonne idée de partager ces révélations avec une quasi-famille bienveillante ?
Il y avait dans notre bonté l’espoir
jamais réalisé de partager un secret que le silence rendait monstrueux. Rien n’y
faisait. Elle est morte en emportant ce maudit secret dans son urne et je suis
incapable de vous faire part de ce que nous avons imaginé. Tous les jours elle
venait à l’heure du repas et nous disait, non, vous ne pourrez jamais imaginer.
Tous les jours, nous imaginions le pire, généralement, dès qu’elle avait
franchi la porte, ce devint un jeu familial où il fallait chaque fois inspirer
une horreur plus forte que la veille pour marquer un point. Je ne vais pas
transcrire ici ce que nous avons imaginé parce que si je l’inscris sur l’écran,
ces horreurs prendront une certaine réalité que la touche suppr ne pourra
jamais effacer. Aucune expérience traversée dans la vie réelle (comme on dit au
cinéma, cette histoire est inspirée de la réalité), n’atteint les sommets de
ces conversations post-mortem. Chacun a entendu parler de ces révélations qui viennent
à jour dans le salon mortuaire, dans les boissons partagées qui suivent la crémation,
ou dans le bureau du notaire : le défunt avait un deuxième ménage à Barcelone
et des enfants qui vivent aujourd’hui à Oulan-Bator viennent réclamer leur part.
Ou bien, homosexuel notoire, déclaré, assumé, il se révèle qu’en fait il était
hétéro, avec une famille nombreuse et qu’il passait ses loisirs dans des
maisons de passe avec des dames rétribuées. Toutes ces révélations provoquent
des chocs, mais aucune ne pourrait blanchir la voix, défaire le visage, comme
ceux de Madame E… qui tous les jours nous disaient que jamais nous ne pourrions
imaginer.
Après avoir
pendant des années imaginé le pire, il me vient maintenant une hypothèse. Chacun
d’entre nous cherche à prolonger la vie après la mort par des souvenirs qui
malheureusement se fanent comme les photos de famille. Imaginons que cette
dame, cette amie proche de notre famille, qui n’avait à nous transmettre qu’une
infatigable bonté, une générosité jamais démentie, elle nous donnait son temps
et son argent les fins de mois difficile, imaginez que cette dame n’ait que
cette générosité à transmettre en souvenir. Elle doit se rendre compte que l’immense
bonté occupe moins de place dans les souvenirs que d’affreux comportements. On
se rappelle plus Hitler que le Front populaire. Cette dame a donc inventé cette
histoire qui ne nous quitte pas, qui continue de nous tourmenter, pour survivre
dans nos mémoires, car chaque fois que cette famille décomposée se recompose, à
l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement, nous nous mettons tous à imaginer
que E…, l’époux de E… avait bien pu écrire dans son journal intime qui puisse à
ce point décomposer le visage de E… et
blanchir ainsi sa voix.
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