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Les
pistes cyclables urbaines, à mon expérience, ont été construites pour tout le
monde, sauf les utilisateurs de vélos. De ce point de vue, elles sont un
mobilier urbain assez particulier. En général, dans une salle de cinéma, on
montre des films sauf le Barbès Palace où l’on vend des chaussures bon marché. Mais
dans la majorité des cas. Des immeubles locatifs sont construits pour loger des
gens. Des écoles pour accueillir des élèves et leurs enseignants. Des piscines
pour nager. Le seul cas où l’on a construit à grands frais un agencement
clairement défini qui sert à tout sauf pour l’objectif prévu est celui des
pistes cyclistes urbaines. Parisiennes.
Ces
pistes cyclistes sont indiquées par un logo au sol : un cycliste stylisé,
deux roues et un fantôme, couchés. Mauvais signe. L’homme est allongé par terre,
étalé, malade, immobile. L’entrée d’une autoroute est signalée par des panneaux
de couleur vive, suspendu fièrement dans les airs. Pas par un squelette de
voiture aplatie sur le goudron. Autres indications inquiétantes :
plusieurs secteurs de ces pistes préviennent de la présence de piétons.
(attention, piétons). Sur les autoroutes, les panneaux disent aux piétons et
aux cyclistes qu’il leur est interdit de pénétrer dans cet espace protégé,
aussi inaccessible que la Cité Interdite à Pékin ou la Place Rouge un jour de
défilé militaire. On imaginerait des panneaux indiquant aux piétons, aux
chauffeurs et aux livreurs qu’ici commence une piste cyclable réservée aux
cyclistes. Ici, c’est le contraire. On indique aux cyclistes qu’ils ne sont pas
vraiment chez eux, qu’ils devront partager l’espace avec des piétons, surtout
autour la gare de l’Est et du Nord.
Une
seule et banale promenade à vélib vous révélera la diversité de l’occupation
des sols : poubelles, motos, voitures de livraison et autres, piétons, motocyclistes
qui quittent les embouteillages en vrombissant près des pédaliers, objets
encombrants, cercles de discussion sans fin, poussettes pour enfants, matelas et sommiers. Que faire ?
Dans
la vie des idées et dans la politique, les questions sont toujours plus
intéressantes que les réponses. Dans la vie quotidienne, les réponses sont plus
intéressantes que les questions. Le cycliste peut bien hurler à la lune contre
les intrusions illégales dans son domaine réservé, à quoi sert-il de se faire
du mal aux cordes vocales si jamais les sons suraigus ne déplaceront une
ambulance ? Voici mes réponses personnelles. Mon expérience. Elle est
simple, banale, familière, sans éclat, mais c’est la mienne et je n’en ai qu’une.
Tout vaut mieux que les rancœurs recuites, les colères impuissantes, les procès
interminables. Faites deux listes : une liste des inutiles, une liste des
utiles. La liste des inutiles est utile car elle évite de perdre du temps. Si
une voiture barre le chemin et que le squatteur motorisé est absent, inutile de
pester, de tordre son rétroviseur, de rayer la portière d’un grand coup de
pédale. De justicier, vous devenez délinquant et si le squatteur vous surprend,
il peut se mettre à vous taper et quoi encore. Donc vous faites le tour. En
pestant. En imaginant une énorme scie électrique qui couperait le véhicule en
deux, ça vous avez le droit d’imaginer, d’inventer, de vous venger dans
l’imaginaire. Ou que vous-même, votre corps et vous, disposent d’une capacité
inouïe à sectionner les objets encombrants comme une trancheuse de jambon, vous
passez à travers la voiture et quand l’envahisseur revient, il trouve sa
voiture en deux morceaux, avec au milieu, une tranche de carcasse qui a
disparu. Dans la vie réelle, vous faites le tour. Si l’intrus est encore dans
la voiture, seul ou avec une famille, ou parfois seule la famille est restée et
le squatteur est partie faire une course, vous vous arrêtez devant la voiture
et vous demandez comment passer ? Vous demandez est-ce qu’il s’arrêterait
ainsi sur la chaussée de l’autoroute ? Vous demandez est-ce qu’il
s’arrêterait ainsi dans l’avenue des Champs-Elysées ? Ou sur le circuit
des 24 heures du Mans ? Plein d’exemples similaires qui peuvent à force
lui donner mauvaise conscience, ça s’est vu. Parfois, les chauffeurs
s’excusent, je vous demande pardon, font un geste d’impuissance.
Pour
jouer ainsi au Zorro des transports, il faut être vous-même irréprochable.
Moralement. Dans ce domaine-là. Bien entendu, vous pouvez avoir assassiné
Marcia, torturé une jeune fille dans votre cave et provoqué la banqueroute
d’une tontine, vous avez le droit d’utiliser les pistes cyclables comme un
honnête citoyen. Les règles que vous devez respecter sont celles du domaine ici
parcouru. Par exemple : un feu rouge contraint à respecter les piétons
quand ils traversent y compris la piste cyclable. Vous vous arrêtez et vous
faites remarquer que vous vous arrêtez. Vous criez : et, messieurs dames,
avez-vous remarqué que je vous laisse passer parce que le feu est au rouge pour
les vélos comme pour les voitures. Si vous ne criez pas, les piétons ne
remarquent même pas que vous êtes arrêté, ils croient que vous les laissez
passer par amabilité et vous disent parfois merci. Répondez qu’ils ne doivent
surtout pas dire merci. On ne dit pas
merci parce qu’une personne respecte les règles et les lois. On ne dit pas
merci dans le métro à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne vous volent pas
votre portefeuille, qui ne mettent pas leur musique à fond, qui ne téléphonent
pas à tue-tête qu’ils sont à la station Laumière et qu’ils arrivent dans trois
minutes.
Tant
qu’à faire, respectons aussi les piétons. Les piétons des pays du Tiers Monde
ne connaissent pas les pistes cyclables et les utilisent souvent comme pistes
pour poussettes d’enfant, vous leur dites : cette piste est réservée aux
vélos, s’il vous plaît et en général, ils se poussent car ils n’ont pas de
papier et ont peur de leur ombre. Etre
envoyé dans un camp de rétention pour intrusion dans une piste
cyclable, ce serait bête. Des jeunes
révoltés marchent d’un pas musical sur la piste en vous regardant dans les yeux.
Ceux-là doivent être regardés dans les yeux, pareil, klaxonnés dans les
oreilles, criés dans les oreilles, vous foncez et quand ils s’écartent, vous
dites merci, mais de manière ironique, subtile, merci de respecter la loi.
Quand une mère de famille poussant un bébé s’écarte, vous lui dites merci de
manière sincère. Pour les différentes manières de faire sur un territoire
disputé, veuillez faire un stage d’observation à Château-Rouge, le Boulevard
Barbès dispose d’une piste cyclable, mais il y a toujours un monde fou, des
vendeurs de maïs, des distributeurs de tracts pour marabouts, des vendeurs de
téléphone pour Lomé et Caracas, les consommateurs de drogue et les sniffeurs de
crack, et au milieu de la cohue, des cyclistes appuient sur leur timbre à peine
audible dans le bruit de la circulation et vous vous voyez immédiatement s’ils
ont l’habitude de passer par là, ou sont des néo-circulants, à l’air effaré ou
résigné qui est le leur. Au métro Château-Rouge, ne vous arrêtez pas au feu
rouge, si vous pouvez passer, passez, comme un surfeur qui prend la vague quand
elle arrive.
Il
arrive que des cyclistes prennent la piste à contresens. Vous faites les gros
yeux, mais vous les laissez passer, quand même, ce sont des frères, à
contresens, mais des frères. Le comble du comble, c’est la moto qui roule sur
une piste cyclable, premier crime, et à contresens, deuxième crime. Là, je me
mets au milieu de la piste et je ne les laisse pas passer. Je ne bouge pas.
J’attends. Ils sont en colère mais jusqu’ici, ils n’ont pas osé me rouler
dessus.
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