vendredi 31 août 2012

utile inutile


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            Les pistes cyclables urbaines, à mon expérience, ont été construites pour tout le monde, sauf les utilisateurs de vélos. De ce point de vue, elles sont un mobilier urbain assez particulier. En général, dans une salle de cinéma, on montre des films sauf le Barbès Palace où l’on vend des chaussures bon marché. Mais dans la majorité des cas. Des immeubles locatifs sont construits pour loger des gens. Des écoles pour accueillir des élèves et leurs enseignants. Des piscines pour nager. Le seul cas où l’on a construit à grands frais un agencement clairement défini qui sert à tout sauf pour l’objectif prévu est celui des pistes cyclistes urbaines. Parisiennes.

            Ces pistes cyclistes sont indiquées par un logo au sol : un cycliste stylisé, deux roues et un fantôme, couchés. Mauvais signe. L’homme est allongé par terre, étalé, malade, immobile. L’entrée d’une autoroute est signalée par des panneaux de couleur vive, suspendu fièrement dans les airs. Pas par un squelette de voiture aplatie sur le goudron. Autres indications inquiétantes : plusieurs secteurs de ces pistes préviennent de la présence de piétons. (attention, piétons). Sur les autoroutes, les panneaux disent aux piétons et aux cyclistes qu’il leur est interdit de pénétrer dans cet espace protégé, aussi inaccessible que la Cité Interdite à Pékin ou la Place Rouge un jour de défilé militaire. On imaginerait des panneaux indiquant aux piétons, aux chauffeurs et aux livreurs qu’ici commence une piste cyclable réservée aux cyclistes. Ici, c’est le contraire. On indique aux cyclistes qu’ils ne sont pas vraiment chez eux, qu’ils devront partager l’espace avec des piétons, surtout autour la gare de l’Est et du Nord.

            Une seule et banale promenade à vélib vous révélera la diversité de l’occupation des sols : poubelles, motos, voitures de livraison et autres, piétons, motocyclistes qui quittent les embouteillages en vrombissant près des pédaliers, objets encombrants, cercles de discussion sans fin, poussettes pour enfants,  matelas et sommiers. Que faire ?

            Dans la vie des idées et dans la politique, les questions sont toujours plus intéressantes que les réponses. Dans la vie quotidienne, les réponses sont plus intéressantes que les questions. Le cycliste peut bien hurler à la lune contre les intrusions illégales dans son domaine réservé, à quoi sert-il de se faire du mal aux cordes vocales si jamais les sons suraigus ne déplaceront une ambulance ? Voici mes réponses personnelles. Mon expérience. Elle est simple, banale, familière, sans éclat, mais c’est la mienne et je n’en ai qu’une. Tout vaut mieux que les rancœurs recuites, les colères impuissantes, les procès interminables. Faites deux listes : une liste des inutiles, une liste des utiles. La liste des inutiles est utile car elle évite de perdre du temps. Si une voiture barre le chemin et que le squatteur motorisé est absent, inutile de pester, de tordre son rétroviseur, de rayer la portière d’un grand coup de pédale. De justicier, vous devenez délinquant et si le squatteur vous surprend, il peut se mettre à vous taper et quoi encore. Donc vous faites le tour. En pestant. En imaginant une énorme scie électrique qui couperait le véhicule en deux, ça vous avez le droit d’imaginer, d’inventer, de vous venger dans l’imaginaire. Ou que vous-même, votre corps et vous, disposent d’une capacité inouïe à sectionner les objets encombrants comme une trancheuse de jambon, vous passez à travers la voiture et quand l’envahisseur revient, il trouve sa voiture en deux morceaux, avec au milieu, une tranche de carcasse qui a disparu. Dans la vie réelle, vous faites le tour. Si l’intrus est encore dans la voiture, seul ou avec une famille, ou parfois seule la famille est restée et le squatteur est partie faire une course, vous vous arrêtez devant la voiture et vous demandez comment passer ? Vous demandez est-ce qu’il s’arrêterait ainsi sur la chaussée de l’autoroute ? Vous demandez est-ce qu’il s’arrêterait ainsi dans l’avenue des Champs-Elysées ? Ou sur le circuit des 24 heures du Mans ? Plein d’exemples similaires qui peuvent à force lui donner mauvaise conscience, ça s’est vu. Parfois, les chauffeurs s’excusent, je vous demande pardon, font un geste d’impuissance.

            Pour jouer ainsi au Zorro des transports, il faut être vous-même irréprochable. Moralement. Dans ce domaine-là. Bien entendu, vous pouvez avoir assassiné Marcia, torturé une jeune fille dans votre cave et provoqué la banqueroute d’une tontine, vous avez le droit d’utiliser les pistes cyclables comme un honnête citoyen. Les règles que vous devez respecter sont celles du domaine ici parcouru. Par exemple : un feu rouge contraint à respecter les piétons quand ils traversent y compris la piste cyclable. Vous vous arrêtez et vous faites remarquer que vous vous arrêtez. Vous criez : et, messieurs dames, avez-vous remarqué que je vous laisse passer parce que le feu est au rouge pour les vélos comme pour les voitures. Si vous ne criez pas, les piétons ne remarquent même pas que vous êtes arrêté, ils croient que vous les laissez passer par amabilité et vous disent parfois merci. Répondez qu’ils ne doivent surtout pas dire merci. On ne dit  pas merci parce qu’une personne respecte les règles et les lois. On ne dit pas merci dans le métro à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne vous volent pas votre portefeuille, qui ne mettent pas leur musique à fond, qui ne téléphonent pas à tue-tête qu’ils sont à la station Laumière et qu’ils arrivent dans trois minutes.

            Tant qu’à faire, respectons aussi les piétons. Les piétons des pays du Tiers Monde ne connaissent pas les pistes cyclables et les utilisent souvent comme pistes pour poussettes d’enfant, vous leur dites : cette piste est réservée aux vélos, s’il vous plaît et en général, ils se poussent car ils n’ont pas de papier et ont peur de leur ombre. Etre  envoyé dans un camp de rétention pour intrusion dans une piste cyclable,  ce serait bête. Des jeunes révoltés marchent d’un pas musical sur la piste en vous regardant dans les yeux. Ceux-là doivent être regardés dans les yeux, pareil, klaxonnés dans les oreilles, criés dans les oreilles, vous foncez et quand ils s’écartent, vous dites merci, mais de manière ironique, subtile, merci de respecter la loi. Quand une mère de famille poussant un bébé s’écarte, vous lui dites merci de manière sincère. Pour les différentes manières de faire sur un territoire disputé, veuillez faire un stage d’observation à Château-Rouge, le Boulevard Barbès dispose d’une piste cyclable, mais il y a toujours un monde fou, des vendeurs de maïs, des distributeurs de tracts pour marabouts, des vendeurs de téléphone pour Lomé et Caracas, les consommateurs de drogue et les sniffeurs de crack, et au milieu de la cohue, des cyclistes appuient sur leur timbre à peine audible dans le bruit de la circulation et vous vous voyez immédiatement s’ils ont l’habitude de passer par là, ou sont des néo-circulants, à l’air effaré ou résigné qui est le leur. Au métro Château-Rouge, ne vous arrêtez pas au feu rouge, si vous pouvez passer, passez, comme un surfeur qui prend la vague quand elle arrive.

            Il arrive que des cyclistes prennent la piste à contresens. Vous faites les gros yeux, mais vous les laissez passer, quand même, ce sont des frères, à contresens, mais des frères. Le comble du comble, c’est la moto qui roule sur une piste cyclable, premier crime, et à contresens, deuxième crime. Là, je me mets au milieu de la piste et je ne les laisse pas passer. Je ne bouge pas. J’attends. Ils sont en colère mais jusqu’ici, ils n’ont pas osé me rouler dessus.

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